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Full text of "Toutes les lyres [anthologie critique des poètes contemporains]"

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Il  oi^ian-Parmentiew    '^ 


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Toutes    les    Lyres 

^mthologie-Critique 


ORNf:E  DP  DESSINS  ft  or   PORTRAITS 


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TOUTES    LES    LYRES 

ANTHOLOGIE-CRITIQUE 

Des  Poètes  Contemporains 


DU  MÊME  AUTEUR: 

Déserteur  >  roman. 

Par  les  Routes  Humaines,  poème. 

La  Physiologie  Morale  du   Poète,  essai. 

L'Impulsionnisme,  essai  philosophique. 

L'Art  et  l'Époque,  critique. 

J.-B.  Carpeaux,  sa  Vie,  son  Œuvre,  ses  Lcrits. 

La  Littérature  et  l'Epoque. 

Entre  la  Vie  et  le   Rêve,  poèmes. 

Les   Deux  Vengeances,   roman. 

La  Sorcellerie  devant  les  Temps  Mqdernes, 
essai. 

Toutes  les  Lykes,   anthologie-critique,   3  vol. 

Histoires  Echevelées,   contes. 

Les  Salons,  critique. 

Chevauchées  Épiques,  poèmes. 

Amis  de  Collège,  i   acte  en  prose. 

Pointes  Sèches. 

Et  des  plaquettes  : 

Le  Féminisme  jugé  par  un  enfant.  Eludes  d'Art, 
Élude  sur  rHistnirc  du  Fabliau,  J.-B.  Carpeau.x , 
Rêveries  et  Frissonnements,  \octurncs,  Scaffelaar,  Le 
Défi  Suprême,  LFlmnité  dans  l'Homme,  Trop  d'Ame!, 


FLORIAN-PARMENTIER 


TOUTES   LES  LYRES 

flNTHOLOGIE-Cf^lTIQUE 

Ce  volume  contient: 

!•  Une  Étude  de 

M.  Florian-Parmentier  sur  :   L'Histoire  de  la  Poésie  Française 
depuis  35  ans  ; 
Et  des  Biographies-Critiques    du  même. 

2»  Des  Poèmes  de 

MM.  .Michel  Abadie.  Guillaume  Apollinaire,  José  de  Bérys, 
Saint  Georges,  de  Bouhëlier,  Léon  Deubel,  Edouard  Deverin, 
Léon  Dierx,  Fernand  Divoire,  Francis  Eon,  H.L.  Fankhauser, 
Albert  Fleury.  Florian-Parmentier,  Pierre  Fons,  Paul  Fort,  Roger 
Frêne.  René  Ghil.  A. -M.  Gossez,  Fernand  Gretih,  Henry-Marx, 
^rancis  Jammes,  Gustave  Kahn,  Louis  Le  Cardonnel,  Sébastien- 
teharles  Leconte.  Abel  Léger,  Maurice  Maeterlinck.  Louis  Mandin, 
•Camille  Mauclair,  Alexandre  Mercereau,  Victor-Emile  Michelet, 
Jacques  Nayral,  Pierre  Rodet,  Jean  Royère.  Han  Ryner,  Albert 
Saint-Paul,  Cécile  Sauvage,  Edouard  Schuré,  Daniel  Thaly, 
Hélène  Vacaresco,  J.-J.  Van  Dooren,  Emile  Verhaeren,  Robert 
de  la  Villehervé,  Tancrède  de  Visan. 

3*  Des  Pages  oritiques  inédites  de 

M""  Alice  et  Marguerite  Berthet,  MM.  H.-L.  Fankhauser,  Flo- 
rian-Parmentier, Philéas  Lebesgue,  Jacques  Nayral,  Louis  Xavier 
de  Ricard. 

4°  Des  Dessins  et  portraits  de 

MM.  Albert  Beaume,  Bony  de  Laver^ne,  Djinn,  Gir.  Lucien 
Jonas,  I^évy-Dhurmer,  Camille  Lieucy,  Léo  Mérorès,  Géry  Piéret, 
Félix  Vallotton. 

PARIS 

OASTEIN-SERQE,    Éditeur 

17,  rue  Fontaine  (IX*) 


[.'S  deux  autres  tomes  de  Toutes  les  Lyres  contiennent  des   Poèmes 
do.  : 

MM.  Réchid  Aanyaka,  Henri  Allorge,  Gaston  Armelin,  M"*  Fmllie 
Arnal,  AuRuste  Bairau,  Reniy  IJeaurieux,  A.  Belval-Delahaye,  Emile 
Benech,  M'"  Marguerite  Bi-ilhet,  Kraile  Bleraont,  Paul  Boisson,  Théodore 
Botrel,  Chaiirs  Boudon,  Kintst  Boiiliaye,  Alcanter  de  Braliui,  William 
Calmel,  Antoine  (larlier,  Daniet  Charbonnier,  Louis  ChoRet,  Raymond 
jChristoflour,  H.  Chrislian-Froné,  M"*  Marie-Anne  Cochet,  André  Colo- 
;  mer,  Nelson  Couytigne,  Henri  Daguerre  de  Bureaux,  M"»  Bertbe  Dan- 
/^ennes,  M"*  Marie  Dauguet,  André  Delacour,  G.  Demnia,  Albert  Des- 
voye«i,  RojiPr  Dévigne,  Gaston  Doquin,  Auguste  Dorchain,  Charles 
Dornier.  M"  Dumont-BoMeillol,  M"'  Emilie  Feillet,  Albert  Ferland, 
André  Foulon  de  Vaulx,  M"*  Jeanne  Fùrrer,  Gautron  du  Coudray, 
Auguste  Génin,  Emile  Guérinon,  Pierre  Harispe,  Albett  Hennequin, 
Octave  Houdaille,  Hubert -Fillay,  M. -A.  Jeanjaquet,  Albert  Jounet. 
André  Jurénil,  Paul  Labbé,  Emile  Langlade,  Pliileas  Lebessue,  Camill. 
Lemercier  d'Erm,  Jules  Leroux,  M"*  Daniel  Lesueur,  Emile  Lesueur,  Maii 
rice  Levaillant,  M"*  Alice  Lobert,  Emile  Longchampt,  Alfred  Machard, 
M"*  Monfils-Chesneau,  Léon  Néel,  Georges  Normandy,  Maurice  Olivainl. 
M"*  M. -A.  Picotin,  Charles  Pitou,  M"*  Pitou-Chevre,  M-  Marie  Planqu.-, 
Jean  Plemeur,  M-C.  Poinsot,  Charles-Rafaël  Poiree,  Paul  Reboux 
M"*  Anne  Regel,  Roger  Reigntr,  Edouard  Revérand,  Jean  Ricbepin, 
Léon  Riotor,  M"«  Jeanne  Ryner,  Paul  Soûlas,  M"'  Marie  Soumabère, 
Georges  Turpin,  Charles  Val,  Gabriel  Volland,  Hélène  de  Zuylen  de 
Nyevelt. 


'5^ 


HISTOIRE  DE  LA  F0É5IE  FR(flrîÇ(^ISE 

DEPtJiS    25   ANS   (*) 

La  littérature  nationale.  —    La  question   du   latin.  —    Le 
moyen-âge  et  les  modernes.  —   Des  origines  au  Symbo- 
lisme. —    Les  écoles   littér^iires  depuis  le   Symbolisme 
jusqu'à  nos  jours.  —  Les  tendances  nouvelles  et  l'avenir 
du  génie  français. 


Si  l'on  jette  les  yeux  sur  n'importe  quelle  histoire  de  la  litté- 
rature, on  rtste  effaré  de  la  niaiserie  des  jugements  qui  y  sont 
poriés.  Il  n'est  de  génie,  à  les  en  croire,  que  dans  l'imitation 
des  Grecs  et  des  Laiins,  dans  la  correction,  la  méthode,  la 
régularité.  Le  plagiaire  qui  témoigne  d  une  exceptionnelle  habi- 
leté est  porté  aux  nues.  L'auteur,  au  contraire,  qui  s  est  créé 
un  art  de  toutes  piècis,  qui  est  personnel,  original,  qui  a  de 
l'invention,  qui  s'écai  te  des  règles  pour  ouvrir  des  voies  où 
l'on  trouvera  le  principe  de  règles  nouvelles,  celui  là  est  incom- 
pris et  méprisé.  Les  traducteurs,  les  imitateurs,  les  froid»  rhéto- 
riciens,  les  ennuyeux  collectionneurs  de  «  clichés  »,  les  nobles 
appauvrisseurs  de  H  langue  française,  voilà  les  «  grands  classi- 
ques ».  Soit,  après  tout  (**).  Mais  est-ce  une  raison  pour  oublier 

(*l  Celte  étude-préface  n'est  qu'un  fragment  d'un  ouvrage  qui 
vient  de  paraître  chez  Figuière,  La  Liiitraiure  el  rEpoqut. 

(**)  Je  ne  veux  point  prendre  parti  dans  la  récente  querelle  des 
amis  et  des  ennemis  de  Kacine.  aussi  peu  intéressants  les  uns  que 
les  autres,  parce  que  aussi  peu  sincères,  «acine  lut  un  intellec- 
tuel de  haute  marque  et  un  grand  artiste,  c  est  certain.  1  outcfois, 
il  ne  faudrait  pas  oublier  que,  dès  l'enfance  il  s'était  littérale- 
ment intoxiqué  de  tragédies  grecques,  ce  qui  n'est  peut  êtie  pas 
la  meilleure  façon  de  se  préparer  à  exprimer  le  pur  génie  fran- 
çais. Victor  Hugo,  lui,  ne  pouvait  le  souffrir:  «  Racine,  disait  il, 
répond  à  un  besoin  :  le  besoin  de  la  poésie  bouigeoise  ».  Il  est 
vrai  qu'aujourd'hui  certains  en  disent  tout  autant  de  Victor  Hugo 
lui  même. 

Kapi  elons  aussi,  à  titre  de  curiosité,  ce  mot  de  Schlegel  (lequel 
trouva  un  traducteur  en  la  mère  de  M»'  de  Siaël)  :  «  Le  zèle  avec 
lequel  on  soutient  en  France  les  fameuses  règles  ne  se  rencontre 
pas  seulement  chez  les  crudits;  c'est  le  lait  de  la  nation  tout 
entière  »,  Or,  l'art  classique  et  ses  conventions  ne  trouvent  plus 
guère  d'écho,  ni  chez  l'une,  ni  chez  les  autres,  aujourd'hui. 

I. 


que  Rabelais.  Pascal,  Molière,  La  Fontaine,  La  Bruyère,  Voltaiie, 
Diderot  Rousseau,  Balzac,  Hugo  sont  les  vrais  représentants  du 
génie  français?  —  en  la  compagnie,  d'ailleurs,  de  Chrestien  de 
Troyes,  Marie  de  France,  Villon,  Montaigne,  Marot,  HrantOm 
Cyrano.  Perrault,  Le  Sage,  Marivaux,  Beaumarchais,  de  la  Bic 
tonne,  Baudelaire,  les  Concourt.  Rodenbach,  Huysmans,  qui, 
ceux-ci,  devront  se  résigner  à  rester  à  tout  jamais  des  écrivains 
de  cinquième  ordre.  Car  il  semble  bien  que  les  critiques  se  soient 
donné  à  tâche  d'étouffer  noire  littérature  nationale,  au  profit  des 
pastiches  de  l'antique  et  de  la  littérature  transalpine  ou  trans- 
pyrénéenne 

Aussi,  nVstce  pas  pitié  qu'on  ait  pu,  de  nos  jours,  tenter  de 
provoquer  je  ne  sais  quelle  «  renaissance  classique  »,  —  termes 
fort  propres  à  masquer  la  mise  au  sépulcre  de  l'inspiration,  de  la 
liberté  verbale,  de  l'enthousiasme,  de  la  sensibilité!  Et  que  nous 
veut-on  encore  avec  cette  «  Ligue  pour  la  Culture  Française  », 
((  pour  la  Culture  des  Humanités  »,  a  pour  la  prédominance  des 
éludes  latines  »  ?  Le  «  français  »  n'a  jamais  cessé  d'être  «  cultivé  » 
par  les  écrivains  dotés  de  tempérament.  A  quoi  bon  endoctriner 
les  autres  ?  C'est  la  nature  qui  forme  les  grands  stylistes  comme 
les  belles  âmes.  Toutes  les  ligues  du  monde  ne  supplanteront 
pas  la  nature.  Kt  quant  au  latin,  veut  on  dire  qu'il  ne  sera  pas 
inutile  de  l'avoir  appris  ?  ou  si  c'est  par  l'intermédiaire  du  latin 
qu'on  prétend  nous  enseigner  la  langue  française?  Rien  n'est 
irritant  comme  cette  continuelle  substitution  du  génie  latin  au 
génie  français.  Sommes-nous  de  race  latine,  en  définitive  ?  Ou 
sommes-nous  les  fils  des  Galls,  qui,  précisément,  n'eurent  point 
de  pii es  ennemis  que  les  bravaches  du  Latium  r  Et  notre  langage, 
dira  i  on  qu  il  est  celui  de  nos  conquéiants  ?  A  quelle  époque  le 
peuple  a-t  il  parlé  Litin  ?  Ne  laissa-t-il  pas  cette  fantaisie  à  st- 
blasonnés,  à  ses  abbés,  à  ses  prieurs,  à  ses  pédagogues?  Il  serai; 
facile  —  mais  hors  de  propos,  ici  —  de  démontrer  que,  dans  la 
lutte  contre  l'importation  latine,  la  victoire  esi  lestéc  au  gcnie 
celtique.  Si  notre  langue  a  encore  de  la  sonorité,  de  la  couleur, 
de  la  vie,  si  elle  est  imag<e.  riche  en  onomatopées,  tour  à  tour 
exaltée  et  mystérieuse,  caressante  et  enflammée,  c'est  grâce  à  nos 
origines  galliques  et  aryennes  (*).    Aussi  comprendrais-je  qu'on 

(*)  Presque  tous  les  mots  piitoiesques,  imagés  ou  imitaiifs  de 


—  3  — 

pensât  obliger  l'écrivain  à  étudier  le  celte  et  le  sanscrit.  Mais,  de 
latin,  n'en  saura-t  il  pas  toujours  assez,  s'il  n'en  est  pas  tout  à 
fait  ignorant  ? 

Le  salut,  si  besoin  est  serait  sans  doute  que  l'on  se  retrempât 
aux  sources  vives  de  la  langue fiançaise,  qu'on  fût  moins  imperti- 
nent pour  nos  chefs-d'œuvre  d'avant  le  XVII»  siècle.  Mais  on  se 
vante  de  lire  couramment  (?)  le  latin,  et  l'on  est  incapable  de 
déchiffrer  Rutebœuf,  on  a  grand'peine  à  entendre  Rabelais  Un 
trésor  a  été  enfoui  dans  un  champ.  Mais  par  quel  miracle  le 
trouverons-nouf,  si  nous  creusons  dans  le  champ  d'à-cOté? 

Quelques-uns  se  sont  avisés  de  l'endroit  où  était  le  trésor.  Ils 
y  ont  puisé  et  se  sont  gadés  d'en  rien  dire.  Voilà  pourquoi,  chez 
les  modernes,  on  est  parfois  sui  pris  de  rencontrer  le  style,  las^'U- 
plesse,  la  verve,  la  subiibiliié,  la  couleur  qui  e-ont  propres  aii 
temp(  rament  français. 

le  crois  qu'on  a  fort  méconnu  l'effort  de  ocs  derniers  temps. 
Les  critiques  en  ont  parlé  selon  la  mesure  de  leur  esprit.  L'avenir 
sera  peut  être  plus  perspicace.  Non  pas,  sans  doute,  que  l'on 
découvre  des  monuments  cyclopéens  dans  la  plus  récente  pro- 
duction. Mais  on  y  découvrira  des  ambitions  que  l'on  n  avait 
jamais  eues  auparavant  et  un  extraordinaire  souci  de  faire  sentir 
dans  le  langage  la  présence  de  I  âme. 

Quelques  lignes  suffisent  pour  décrire  la  courbe  de  notre  évo 
luiion,  jusque  là.  A  l'origine,  nous  voici  riches  de  toute  une  litté- 
rature d  inspiration  celtique,  de  la  littérature  nationale  du 
Moyen  Age.  Mais,  lors  des  campagnes  d'Italie,  le  mouvement  dit 
de  «  Renaissance  »  gagne  la  France  L'influence  italienne  se  fait 
semir.  Ronsard  et  sa  Pléiade  se  passionnent  pour  l'antique.  Cette 
abdication  de  l'âme  française,  ce  goût  pour  le  sublime  d'emprunt 
atteint  S')n  apogée  au  siècle  suivant  avec  l'art  classique.  L  élo- 
quence de  Malherbe  aboutit  à  la  tragédie.  Les  classiques,  à  dé- 
faut de  génie,  montrent  des  aptitudes  incroyables  de  polisseurs, 
d'orKanisatcurs,  d'élaborateurs  de  lois.  L'œuvre  des  rhétoriciens 
est  men-  e  pai  «ux  à  sa  dernière  perfection.  Et  puis,  le  XVIII'  siècle 
renoue    soudain    avec  la    Tradition,  d'ailleurs    sauvegardée  par 

notre  langue  sont,  soit  d  Origine  sanscrite,  comme  f^aria,  bambou, 
cornac,  pala-iquin,  soit  d'origine  celtique,  comme  craquer,  aoè- 
lani,  hittjtlle,  bagage,  boude,  alouette,  beffroi,  ce'voise,  caillou, 
tocstn,  ton  ron^  rogue,  glou-glou,  etc.    etc. 


~  4  — 

Molière,  La  Fontaine  et  La  Bruyère.  L'esprit  des  trouvères  repa- 
rait dans  les  écrits  des  Encyclopédistes  et  de  leurs  contemporains. 
La  philosophie  sensualisie  se  fait  jour,  ci  prépare  l'avènement  du 
siècle  de  la  Poésie.  Sans  vouloir  méconnaîtie  les  premières  can- 
tilènes.  à  la  fois  mystiques,  héroïques  et  exemptes  de  cet  élément 
de  dissolution  :  l'amour,  sans  faire  injure  à  Bertram  de  Born, 
à  François  Villon,  ni  à  Clément  Marot,  il  se  peut  dire,  à  pailer 
large,  que  la  France,  jusqu'au  XIX»  siècle  n  avait  pas  eu  de 
poètes.  Le  mysticisme  celtique,  brutalement  meurtri  par  la  solda 
tesque  romaine  et  les  vendeurs  du  forum,  séiait  tout  de  suite 
réfugié  chez  les  peuples  du  Nord.  Il  s'y  était  développé  et  un  peu 
contrefait.  M'"»  de  Staël  et,  à  sa  suite,  les  Romantiques  fon' 
rendre  aux  compatriotes  de  Shakespeare  et  aux  Germains  ce  que 
nous  leur  avions  cédé  (*).  L'émotion  est  l'élément  qui  communi- 
que à  la  langue  la  souplesse,  la  flexibilité,  les  modulations  dont 
aie  est  maintenant  susceptible.  C'est  la  défaite  du  classicisme  et 
un  retour  à  la  liberté  féconde  du  moyen-âge.  Un  instant,  le  Par- 
nasse redoute  la  dislocaiion,  veut  réfiéne-  les  dérèglements  de  la 
sensation.  Mais,  depuis  Rousseau,  vagabond  de  génie,  comme 
l'étaient  nos  trouvères,  la  sensation  est  devenue  toute  puissante. 
Le  natLiialisme  la  recherche  dans  les  fluctuations  vitales;  le  psy- 
chologisme  la  rend  tributaire  des  différents  mouvements  de  l'âme; 
l'impressionnisme,  sur  le  clavier  des  nerfs,  note  ses  tonalités 
subtiles.  Pour  caractériser  cette  période,  il  nous  demeure  un 
style  nouveau,  le  style  des  Concourt,  qui,  mal  gré  qu  on  en  ait, 
profilera  mieux  que  le  latin  (sans  être  son  unique  ressource) 
au  Rabelais  de  l'avenir,  au  Cervantes  Innçais  qui  ambitionnera 
de  dresser  un  monument  impérissable  et  gigantesque. 

On  voit  par  quel  processus  nous  voici  amenés  au  Symbolisme. 


(*)  C'est  une  erreur  plaisante  que  l'erreur  par  laquelle  MM.  les 
critiques  voudraient  nous  faire  croire  que  ks  romantiques  nous 
ont  inoculé  le  poût  -tllemand. 

Il  est  déso'mais  établi  que  pas  un  d'entre  eux  ne  connaissait 
l'allemand.  Ils  n'oni  lu  les  auteurs  ci'outre-Hhin  que  dans  des 
traductions,  —  et  les  traductions  ne  laissent  jamais  tilirer  d  un 
génie  éiran^^er  que  ce  qui  s'adapte  parfaitenr.eni  à  celui  du  peu- 
ple traducteur. 

La  vériié,  c'est  qu'en  revenant  à  la  nature  les  romantique»  ont 
renoué  avec  les  primitifs,  avec  le  moyen  tige,  avec  Pascal,  avec 
la  vraie  tradition  française. 


Comme  le  Romantisme,  le  Symbolisme  a  ses  attaches  dans  le 
Moyen-Age,  mais  dans  le  moyen  âge  des  cathédrales.  Ce  que  le 
cerveau  humain  a  conçu  de  plus  prodigieux,  ses  conquêtes  les 
plus  hardies  sur  le  domaine  de  l'Inconnaissable,  nous  le  trouvons 
c<;n-igné  en  emblèmes  hiéroglyphiques,  en  loi  mules  hermétiques, 
en  figures  empruntées  à  la  Kabba'e,  dans  ce  fameux  grimoire 
des  cathédrales.  Or,  de  même  que  les  occultistes  architectes,  de 
même  que  les  alchimistes  tailleurs  de  pierre,  nos  symbolistes 
ont  eu  l'ambition  colossale  d'enfermer  dans  une  forme  esthé- 
tique le  Mystère,  la  connaissance  subliminale,  les  émanations  du 
psychique  et  du  subconscient,  la  plénitude  des  harmonies  uni- 
verselles, et,  pour  tout  dire.  l'Absolu. 

le  précuseur.  ce  fut  Baudelaire,  le  jour  où  il  écrivit  son 
fameux  sonnet  des  Correspondances. 

Puis  Verlaine  vint,  qui  ne  se  borna  plus  à  signaler  les  analogies 
des  choses  entre  elles  et  les  secrètes  affinités  de  notie  être  avec  le 
Grand  Tout,  mais  qui  les  fit  sentir  de  façon  très  intense  et  sut 
évoquer  ces  échanges  spirituels  par  la  seule  fluidité  du  rythme, 
par  la  grâce  subtile  d  une  pcésie  toute  instinctive. 

Kn  même  temps.  Rimbaud  l'iTuminé  se  flnttait  «d'inventer  un 
verbe  poétique  acces>ible  un  jour  ou  l'autre  à  tous  les  sens  ».  Il 
écrivait  M  des  silences,  des  nuits  »;  il  «  notait  l'inexprimable  »  et 
«  fixait  des  vertiges»  (*).  Appliquant  dans  le  détal  la  théorie 
des  corrélations  de  Baudelaire,  il  percevait  la  couleur  des 
voyelles  : 

A  noir,  E  blanc,   I  rouge,  U  vert,  0  bleu... 

Bientôt  Mallarmé  faisait  ce  rêve  surhumain  de  mettre  le  lec- 
teur en  contact  direct  avec  l'Infini,  par  le  choix  de  mots  suscep- 
tibles d'en  donner  la  sensation,  et  de  telle  manière  que  le  poème 
procnfU  simultanément  la  divination  des  analogies  musicales, 
plastiques,  philosophiques  et  émotionnelles. 

i»ans  le  même  moment  qu'il  se  formulait  ce  rêve  trouvait  une 
panielle  réalisation  chez  Rodenbach,  le  plus  admirable  des  poè- 
ie««  symbo'iste»  et  n  lui  aussi  envers  lequel  on  a  été  le  plus 
injuste  lamais  la  communion  qui  s  accomplit  entre  I  angoisse 
de  1  homme  qui  pense  et  l'inqui.  tnde  des  choses  lancées  da  s  la 

i\  italien  universelle  n'a  été  dévoilée  et  rendue  sensible  comme 

j*    KiMBAUD.  Une  Sjison  e     Enftr. 


6  — 


par  ce  poète,  de  peu  d'envergure  peut-être,  mais  d'un   incontes- 
table, harmonieux  et  pénétrant  génie. 

Ce  qui,  d'ailleurs,  fait  la  gloire  immortelle  du  symbolisme, 
c'est  d'avoir  rendu  la  langue  française  apte  à  transmettre  ce  qui 
est  l'essence  même  de  la  poésie,  de  lui  avoir  conféré  le  pouvoi 
de  traduire  les  nuances  les  moins  perceptibles  de  l'âme,  le» 
effluences  quintessentielles  de  la  vie  profonde,  et  cela  à  force  de 
concentration,   de  souplesse,   de    fluiditét   de   volatile   virtualité. 

/ 

Cependant,  par  le  fait  qu'ils  la  reniaient  plus  éihérée,  les  sym- 
bolistes assimilaient  davantage  Ig^oésie  à  la  musique.  Aussi 
l'étrange  et  divin  Jules  Lafoij|^e,  M.  Gustave  Kahn,  pui- 
M.  Viélé-Griffin  ("■),  s'avisèrentsils  bientôt  de  substituer  la  phra-c 
musicale  au  nombre  symétriqrUi  du  vers.  Désormais,  selon  eux, 
plus  de  formes  fixes,  plus  de  métrique  régulière,  mais  une  ryth- 
mique donnant  l'illusion  d  un  chant  par  sa  cadence  mobile,  ses 
syllabes  toniques,  ses  allitérations,  et  ses  assonances  remplaçant 
la  rime.  L'Ecole  du  V-ers-Librisme  était  fondée. 

Cette  école  peut  être  considérée  comme  l'aboutissement  du 
Symbolisme,  mais,  en  dépit  de  la  confusion  qui  s'est  produite 
depuis  dans  les'esprits,  elle  en  est  parfaitement  distincte  en  réa- 
lité, tous  les  maîtres  du  symbolisme,  Verlaine,  Mallarmé,  Roden- 
bach,  Samain,  Stuart  Merrill,  etc.,  ayant  usé  d'un  vers  qui  est 
encore  le  vers  régulier. 

Dès  i8)S7,  M.  Gustave  Kahn,  chef  et  théoricien  du  Vers- 
Librisme,  comprenait  la  strophe  comme  une  sorte  de  verset  à 
rythmes -discontinus,  à  mesures  changeantes.  Il  cessait  de  nom- 
brer  les  ajj^ones.  Il  recherchait  l'unité,  non  plus  dans  le  vers,  mais 
dans  la  strophe  même.  Son  exemple  fut  suivi  par  une  quantité 
incroyable'Me  jeunes  poètes.  Avec  le  vers  libre,  comme  l'a  dit 
excellemment  M.  Viélé  -Griflin  le  talent  devait  «  resplendir  ailleurs 
que  dans  les  traditionnelles  et  illusoires  dtffî..ulUs  vaincues  de  1^ 
poésie  rhétoricienne  ».  Chacun  voulut  montrer  qu'il  avait,  noti 
point  du  savoir-faire,  mais  du  génie.  Le  génie  n'est  pas  si  com- 

(•)  On  cite  aussi  M"'  Marie  Krysinska  comme  étant  «  l'inven- 
teur d'un  vers  libre  sans  rythme  ni  rime  ».  IVauires  veulent  que 
nous  devions  le  vers  libre  à  Walt  W'hitman.  Je  ne  voi?"  pas  bien 
comment  un  poeie  de  langue  étrangère  peut  être  invt>qué  dans 
une  question  de  pure  technique  française 


mun.  Le  vers  libre  reste  comme  un  insirument  d'une  extrême 
délicatesse,  indépendant  de  la  poétique  traditionnelle  qu'il  n'a 
jamais  prétendu  abolir,  et  merveilleusement  propre  à  «  écrire  le 
rythme  individuel  »  du  poèie  génial  qui  en  saura  user. 

A  l'origine,  le  symbolisme  avait  été,  sur  toutes  choses,  une 
réaction  contre  le  Naturalisme,  dont  les  poètes  méprisaient  les 
tendances  matérialistes  et  les  goûts  anti-esthétiques.  Il  y  a  cela  de 
curieux  dans  l'histoire  du  jXIX'  siècle,  que  celui-ci  fut  à  la  fois  le 
siècle  de  la  Science  et  le  siècle  qui  a  le  plus  produit  de  poètes. 
La  littérature  s'en  est  ressentie  :  le  romantisme,  le  parnassisme, 
le  symbolisme  représentent  le  .clan  des  poètes  ;  les  savants  et 
pseudo  savants  ont  pour  eux  le  naturalisme.  Il  y  a  aussi,  en 
prose,  une  école  intermédiaire,  celle  de  M.  Paul  Bourget  :  le 
psychologisme.  Mais  la  poésie  n'en  est  pas  moins  gagnée  par 
les  préoccupations  scientistes  de  l'époque;  elle  est  de  plus  en 
plus  imprégnée  de  métaphysique;  et  voici  justement  une  Ecole 
où  vont  fusionner  les  deux  intentions  :  ctUe  de  la  Poésie  Scienti- 
fique, préconisée  par  M.  René  Ghil. 

Salué,  dès  1886,  à  24  ans,  comme  l'un  des  chefs  du  mouve- 
ment poétique  en  formation  (*)  (avec  Verlaine  et  Mallarmé,  de 
vingt  ans  plus  âgés  que  lui),  M.  René  Ghil  se  sépare  l'année  sui- 
vante du  symbolisme,  alors  que  celui-ci  prend  définitivement 
aspect  de  doctrine.  Mais  déjà  sa  théorie  de  V Instrumentation 
Verbale  a  profondément  influencé  sa  génération  et  même  ses 
aînés.  Le  clavier  des  concordances  vocales  qu'il  a  établi  intuitive- 
ment, et  qu'il  confirmera  bientôt  en  se  réclamant  des  décou- 
verte^ du  physicien  Helmholiz  sur  l'acoustique  et  les  harmonie 
ques,  étonne  ses  contemporains  au  point  de  les  orienter  presque 
tous  vers  de  nouvelles  recherches  de  musique  verbale.  Son  idée 
est  d  ailleurs  basée  sur  les  lois  organiques  de  la  parole  humaine. 
Car  il  ot  incontestable  qu  au  moment  de  la  commotion  intuitive, 
certains  mouvements  se  produisent,  en  mesure  de  l'émotion,  qui 
ne  sont  autre  chose  que  le  Rythme.  Le  rythme  et  le  verbe  doi- 
vent «  remettre  en  vibration  les  causes  sensitives  qui  les  ont  pro- 
duits .)  ;  ce  qui  revient  à  dire  qu'ils  ne  sont  pas  régis  par  des  lois 
arbiti  aires,  mais    bien    par  des  phénomènes  naturels.  Vlnstru- 

(•)  Auguste  Marcadb,  Figaro,  novembre  1886, 

\ 


8 


mentation  Verbalt,  par  conséquent.  «  donne  à  la  par  »le  poétique 
son  sens  complet  et  nécessaire  en  lui  rapporinni  son  primordial 
élémeni  de  phonalité  »  et  celui  de  «  valeur  imi'aiive,  dessin  gra- 
phique et  intensités  colorées  •»,  —  élément  fondamental  dans  la 
constitution  analogique  du  langage,  —  ainsi  que  «son  ryihme- 
évoluant  ». 

Ces  principes  techniques  ont  été  adoptés  par  un  hon  nombre 
de  jeunes  poètes  épris  de  modernité.  Mais  il  n'en  alla  pas  de 
même  de  ce  qui  constituait  le  fond  de  la  doctrine  «  Scientifique  », 
bien  que  cette  doctrine  ait,  en  réalité,  influencé  malgré  eux  pres- 
que tous  les  musagètes  de  l'époque. 

Eln  18^4.  M.  René  Ghil  avait  posé  les  assises  de  son  œuvre,  — 
œuvre  qu'il  voulait  une  et  composée,  —  dans  les  Légendes  d'âmes 
et  de  san^s.  Déjà,  il  y  avait  donné  le  subsiratum  scientifique  à 
l'idée  poétique  et  à  son  émotion.  Lorsque,  dans  une  nouvelle  édi- 
tion du  Traité  du  Verbe,  en  1H88  (*),  l'exposé  de  sa  philosophie 
se  précisa,  soit  inaptitude,  soit  antipathie  réelle  pour  ses  idées, 
presque  toute  la  jeunesse  le  quitta  pour  se  rallier  à  Mallarmé. 
Seuls,  restèrent  fidèles  les  collaborateurs  des  Ecrits  pour  l'Art, 
organe  d'un  groupe  qui,  d'ailleurs,  après  1892.  devait  se  désa- 
gréger. 

Mais,  avant  d'aller  plus  loin,  que  ne  verrions  nous  ensemble 
ce  qu  était  en  réalité  la  philosophie  de  M.  Ghil  > 

Donc,  voici.  Suivant  cette  philosophie,  la  Matière  n'existe  pas: 
elle  devient.  Et,  dans  ce  mouvement  du  devenir,  elle  évolue  à 
prendre  conscience  d'elle-même.  Comme  une  conscience  rudi- 
mentaire  apparaît  dès  le  minéral  même,  il  convient  datiribuer  de 
toute  éternité  à  lEnergie-Matière  un  sens  de  direction,  d'exten- 
sion vers  la  conscience  totale. 

Comment  obtenir  cette  évolution  ?  Par  la  propriété  énergétique 
à  double  effet  qu'on  retrouve  dans  toutes  les  parties  de  la  Ma- 
tière :  persistance  (ou  résistance)  et  tension  vers  le  plus-être.  De 
là  luttes,  affinités,  combinaisons,  équilibres  instables  :  évolu- 
tion. 

Pour  réduire  l'antinomie  entre  le  monisme  et  le  pluralisme,  il 
suffira  de  postuler,   au  sein  de   la  substance  homogène  et  amor- 

(*)  Edition  définitive  sous  le  titre  En  (Méthode  à  VŒuvre, 
en  1904. 


—  9  — 

phe,  mais  en  énergie,  ce  double  état  primordial  de  résistance  et 
de  tension,  —  d'où  création  de  deux  pôles.  Nous  allons  alors 
aux  corpuscules  négatifs  et  positifs  et  nous  avons  passage  de 
l'homogène  à  l'hétérogène. 

L'évolution,  en  son  hétérogénéité  (celle-ci  apparente  pour  nos 
esprits  qui  n'embrassent  point  l'illimité  dans  le  temps  et  l'espace), 
est  conçue  comme  l'analyse  que  fait  de  lui-même  l'Universel,  vers 
sa  synthèse.  D'où  réduction  de  l'antinomie  spiritualisme  et  maté- 
rialisme, car  le  premier,  qui  n'est  que  le  plus  de  conscience 
acquise,  émane  continûment  du  second,  ou,  pour  mieux  dire,  de 
son  effort. 

En  somme,  la  Matière  en  mouvement  peut  être  envisagée 
comme  un  trinaire.  L'Un  est  l'unité-insciente  en  état  de  persis- 
tance ;  le  Deux:  son  état  de  tension;  le  Trois:  l'état  de  déséqui- 
libre qui  en  résulte.  Ainsi,  établissant  ce  principe  métaphysique 
sur  des  données  scientifiques  modernes,  sur  l'évolutionnisme, 
M.  René  Ghil  a  rencontré,  pour  une  interprétation  nouvelle  et 
scientifique,  le  trinaire  de  l'antique  philosophie  hindoue:  la  Tri- 
mourti. 

Cependant,  l'évolution  constatée  n'apparaît  nullement  conti- 
nue: elle  est  à  la  fois  progressive  et  de  mouvement  régressif, 
elle  s'accomplit  par  expansions  et  par  condensations.  Aussi, 
M.   Ghil   a-t-il  élu   la    figure   de  TEllipse   pour  la    représenter. 

De  tout  ceci,  il  résulte  que  le  plus-d'efïort  est  une  nécessité. 
Néanmoins,  la  lutte  n'est  pas  la  fin  de  l'Univers,  contrairement 
aux  conclusions  de  Darwin  et  de  Spencer  ;  elle  en  est  seulement 
le  moyen.  Le  but  est  le  plus-d'équilibre,  le  plus-d'harmonie 
entre  les  éléments  analytiques.  Le  plus-d'efîort  doit  aboutir  au 
plus-d'harmonie. 

Consécutivement,  le  Bien  et  le  Beau  —  lesquels  sont  entre  eux 
de  même  principe,  et,  suivant  la  démonstration  de  l'auteur, 
s'avèrent  une  des  conditions  de  Iharmonie —  deviendront,  grâce 
à  l'intervention  humaine,  le  résultat  du  plus-d'effort. 

L'esthétique  de  M.  Ghil  est,  en  effet,  basée  sur  les  rapports 
de  l'homme,  conscience  actuellement  la  plus  développée,  la  plus 
synthétique  de  l'Univers,  avec  cet  univers  même.  Primordiaie- 
ment,  ces  rapports  s'exercent  par  l'intermédiaire  des  sens.  «  Il 
n'est  rien  dans  l'esprit,  dit-il,  qui  ne  soit  d'abord  dans  les  sens». 
La  fonction  du  Poète  sera  de  susciter  et  d'harmoniser  des  «  rap» 

2 


—    10   — 

ports»  nouveaux,  de  recréer  consciemment  une  harmonie  émue 
de  l'univers  ».  Pour  cela,  les  aperceptions  espacées  transmises  par 
l'intuition  ne  suffisent  plus.  C'est  donc  ici  qu'intervient  la 
science,  afin  que  la  cérébralité  élargie  du  poète,  dans  une  union 
permanente  avec  l'essence  même  des  choses,  offre  à  la  Matière 
les  moyens  de  se  recréer  consciente  et  totale. 

Il  faut  convenir  que  la  discipline  de  l'Ecole  Scientifique 
était  faite  pour  décourager  les  poètes  à  l'inspiration  mobile 
et  impulsive,  tout  autant  que  les  écrivains  paresseux  ou  sans 
envergure.  Le  maître  n'avait-il  pas  répudié  l'égotisme  poétique 
et  le  «  recueil  de  vers  »  pour  poser  en  principe  la  nécessité  de  la 
vaste  synthèse,  de  l'œuvre  unique  aux  parties  cohérentes,  de  la 
vision  d'ensemble  dès  avant  la  première  étape  !  Lui-même  payait 
d'exemple  en  donnant  le  plan  de  l'œuvre  à  laquelle  il  allait  con- 
sacrer sa  vie  entière. 

Cette  œuvre,  je  ne  suis  pas  sûr  de  ne  point  en  dénaturer  l'es- 
prit, mais  je  me  risque  cependant  à  la  résumer  ici  en  ces  quelques 
formules  : 

Poème  chimique  de  la  Matière  en  radioactivité  ;  dégagement  du 
chaos  et  propension  vers  l'atome;  manifestation  de  la  vie; 
genèse  des  mondes;  préhistoire  de  l'homme;  germination  delà 
pensée;  ascension  à  travers  la  série  évolutive  des  êtres;  pre- 
mières agglomérations  humaines;  absorption  de  la  connaissance 
parmi  les  gestes  rituels;  culte  des  énergies  delà  nature;  passage 
au  monde  moderne  ;  décadence  de  l'intuition  et  progrès  maté- 
riels; besoins  exaspérés  de  l'industrialisme  ;  période  de  luttes 
pour  amener  la  nature  à  être  comme  le  prolongement  de  l'orga- 
nisme humain  ;  fusion  naturelle  des  philosophies  orientale  et 
occidentale  ;  synthèse  générale. 

Certes,  on  peut  n'être  pas  du  tout  partisan  des  idées  de 
M.  René  Ghil,  mais  il  serait  difficile  de  n'être  point  saisi  de  res- 
pect, à  la  vue  de  l'œuvre  gigantesque  qu'il  poursuit  avec  obsti- 
nation depuis  bientôt  vingt-cinq  ans,  lorsqu'on  pense  que  cet 
homme  se  croit  tenu  à  un  pareil  labeur  par  la  foi  qu'il  s'est 
jurée  jadis  à  lui-même.  L'instrumentation  verbale,  a  marqué  de 
son  empreinte  toute  une  période  littéraire.  La  pensée,  sinon  la 
forme,  de  la  «  poésie  scientifique  »,  après  avoir  exercé  une  influence 
latente,  s'est  propagée  jusqu'à  la  diffusion.  Le  résultat  cherché 
est  donc  atteint.  M.  René  Ghil  n'en  donne  pas  moins  un  haut 


—  II  — 

exemple  de  probité,  en  persévérant  sans  tapage  dans  la  voie  que, 
de  toute  son  âme,  il  croit  la  voie  véritable... 

Il  convient,  pour  la  véracité  de  l'histoire,  de  ne  point  cacher 
qu'à  plusieurs  reprises  des  dissensions  se  produisirent  dans  les 
camps  symbolistes,  scientistes  et  vers-libristes.  De  là  des  sectes 
qui,  pour  n'avoir  eu  presque  toujours  qu'un  sort  éphémère,  n'en 
ont  pas  moins  défrayé  la  chronique  autant  qu'il  fallait  pour  ne 
plus  se  laisser  oublier.  En  tête,  nous  devons  placer  le  Décadisme, 
qui,  en  réalité,  fut  même  antérieur  au  symbolisme.  Il  avait  pour 
%1'gane  Le  Décadent  et  se  proposait  pour  but  de  substituer  à  la 
verbosité  romantique  et  parnassienne  une  esthétique  de  l'idée  et 
de  la  sensation. 

Après  la  première  scission  entre  décadents  et  symbolistes,  on 
\  il  fleurir  successivement  ou  simultanément  le  Magnificisme,  le  Ma- 
gisme,  le  Socialisme,  l'Anarchisme  et  l'Ecole  Romane.  Le  Magnifi- 
cisme avait  pour  chef  i\l.  Saint-Pol  Roux  et  pour  programme  un 
mystique  magnificat  à  la  nature  éternelle,  considérée  dans  son 
substratumde  beauté  — et  cela  en  une  langue  condensée,  raffinée, 
colorée,  métaphorique  et  précieuse. 

Cest  à  M.  Joséphin  Péladan  que  revint  l'honneur  de  fonder 
l'Ecole  du  Magisme.  Mais  que  faut-il  entendre  par  le  magisme  ? 
Cette  doctrine  n'est  pas  tant,  comme  on  a  pu  le  croire,  un  retour 
aux  pratiques  de  l'hermétisme  qu'une  méthode  supérieure  de  cul- 
ture du  moi,  qu'une  éducation  de  la  sensibilité  par  un  persévé- 
rant  effort  de   méditation. 

J'ignore,  à  la  vérité,  quel  fut  le  chef  du  Socialisme  littéraire  et 
poétique.  Mais,  du  moins,  puis-je  donner  de  sa  profession  de  foi, 
qui  a  paru  dans  l'Événement  d\x  13  avril  1891,  ce  passage  carac- 
téristique: «  Nous  sommes  des  socialistes,  et  si  nous  entrevoyons 
l'Art  comme  but  suprême  de  la  vie,  c'est  dans  la  Science 
que  nous  voulons  le  chercher,  non  dans  la  Révélation.  Pour 
nous,  l'Art,  c'est  la  Toute- Science,  c'est  un  rapport  numérique 
que  l'intuition  fait  quelquefois  découvrir,  mais  qui  est  déter- 
miné par  des  lois  mathématiques  qu'il  s'agit  de  lormuler... 
f.e  sens  esthétique    étant   le  mode  le    plus   élevé   de   la  jouis- 

iMce  et  participant  du  fonctionnement  régulier  des  autres  sens, 


1  2 


pour  en  assurer  à  tous  les  hommes  le  développement  complet 
nous  devons  réclamer  pour  chaque  individu  la  plénitude  de 
jouissances  matérielles.  C'est,  pour  l'humanité  tout  entière,  l'idée 
du  vieil  adage  laiin,  mens  sana  in  corpore  sano,  que  nous  devons 
réaliser.  Ainsi  le  socialisme  qu'un  des  préjugés  régnants  disait 
être  la  négation  de  l'Art  pour  l'Art,  en  serait,  au  contraire,  la  voie 
directe,  le  moyen,  l'aflirmaiion  ». 

L'école  littéraire  de  l'Anarchisme,  comme  son  nom  l'indique 
n'admettait   ni   direction,  ni  dogmes,  ni  discipline.  Il  n'y  avai 
d'autre  lien  entre  ses  adeptes  que  leur  culte  commun  pour  l'indi 
vidualisme.  Cela  n'a  pas  empêché   quelques-uns  d'entre  eux  de 
devenir  de  très  grands  écrivains.  En  somme,  celte  école  —  si  ce 
n'est  pas  ironie  que  lui  donner  ce  nom  —  n'a  point  cessé  d'exister 
à  l'heure  actuelle.  Mais,  à  l'époque  où  elle  se  manifesta,  elle  com 
prenait  MM.  Paterne  Berrichon,  Sébastien  Faure,  André  Gide, 
Han-Ryner,  Kropotkine,  Octave  Mirbeau,  Lucien  Mûhlfeld,  Elisée 
Reclus,  Jehan  Rictus,  Michel  Zévaco,  Louise  Michel,  etc. 

Nous  voici  arrivés  à  un  «  coup  d'Etat  »  qui  eut  un  retentisse- 
ment momentané  dans  la  république  des  Lettres.  Jean  Moréas, 
en  1891,  publie  son  Pèlerin  Passionné.  Quelques  années  avant, 
par  un  article  du  Figaro,  il  a  réclamé  la  restauration,  dans  le 
symbolisme  même,  de  «  la  langue  de  François  Rabelais  et  dc 
Philippe  de  Commines,  de  Villon,  de  Rutebœuf  et  de  tant 
d'autres  écrivains  libres  ».  Par  le  manifeste  qui  ouvre  son  nouvel 
ouvrage,  il  demande  qu'on  se  propose  «  dans  les  idées  et  les 
sentiments,  comme  dans  la  prosodie  et  le  style,  la  communion 
du  moyen  âge  français  et  de  la  Renaissance,  et  le  principe  de 
l'âme  moderne  ».  C'est  alors  que  lui  est  offert  le  mémorable 
((  Banquet  du  Pèlerin  Passionné  ».  auquel  assistent  les  littéra- 
teurs et  les  poètes  de  tous  les  clans.  Ce  succès  fait  croire  à 
Moréas  que  le  moment  est  venu  pour  lui  de  fonder  une  nouvelle 
école.  D'accord  avec  le  critique  Charles  Maurras,  il  fera  dévier 
un  peu  ses  premières  déclarations,  retiendra  du  moyen  âge  tout 
ce  qui  est  idiome  roman,  en  rejettera  tout  ce  qui  accuse  une  ori- 
gine gallique  et  nationale,  s'insurgera  contre  le  Nord  français 
pour  ne  reconnaître  droit  de  vie  qu'aux  peuples  latins  —  et  ce 
sera  l'Ecole  Romane. 


~   13  — 

Outre  M.  Maurras,  —  lequel  est  revenu  depuis,  à  l'exempie 
de  son  maître,  au  classicisme  pur  et  simple,  —  Jean  Moréas  eut 
pour  disciples  romanistes,  MM.  Maurice  du  Plessys,  Ernest 
Raynaud,  Hugues  Rebell  et  Raymond  de  la  Tailhède. 

C'est  aux  environs  de  1893  que  M.  Albert  Mockel  proclamait 
M.  Emile  Verhaeren  grand-prêtre  et  grand  Poète  de  ce  fameux 
Paroxysme,  dont  M.  Georges  Eekhoud,  depuis  quelque  temps 
déjà,  était  considéré  comme  le  romancier. 

Après  avoir  analysé  la  manière  plastique  de  l'art  classique, 
puis  la  manière  mystique  du  moyen  âge,  M.  Mockel  ajoutait  : 
((  Emile  Verhaeren  assemble  à  la  fois  un  peu  de  ces  deux  ma- 
nières, en  même  temps  qu'il  s'en  écarte  avec  rudesse,  cassant  et 
déchirant  d'un  seul  coup  l'harmonie  marmoréenne  des  images  et 
le  tissu  plus  transparent  des  songeries,  pour  les  unir  en  un 
éclair:  \c  paroxysme.  Le  poète  du  paroxysme  ne  s'arrête  presque 
jamais  à  combiner  des  plans  par  étages  savamment  gradués,  à 
modeler  les  courbes  d'un  groupe  sculptural.  Pourtant,  c'est  par 
ses  plans  heurtés,  les  saillies  de  couleur,  les  images,  qu'il  captive 
surtout.  Comme  le  poète  de  la  suggestion  et  des  paroles  simples, 
il  demande  au  lecteur  d'achever  par  son  émotion  la  vision  qu'il 
a  créée.  Mais  l'objet  même  de  cette  vision,  au  lieu  de  naître  peu 
à  peu,  comme  de  l'âme  rajeunie,  avec  des  silences  et  de  la  musi- 
que épanouie,  s'entasse  par  blocs  d'ombre  striés  de  térébrantes 
lumières.  C'est  un  cri  dans  la  fumée,  de  la  peur  en  sursaut,  un 
sifflet  dans  les  ténèbres;  c'est  le  soudain  appel  d'héroïsme  qui 
sonne  la  diane  au  soldat  endormi  et,  d'un  choc  arraché  à  ses 
rêves,  l'emporte  avec  des  hurlements  dans  le  tonnerre  de  la 
bataille.  Ce  n'est  point  l'harmonieuse  beauté.  Assurément  ;  mais 
ce  peut  être  le  Sublime  ». 

L'Ecole  Paroxyste  n'a  pas  eu  d'autre  manifeste  à  notre  con- 
naissance. Mais  le  nombre  de  poètes  qui  ont  été  influencés  par 
M.  Verhaeren  est  incalculable.  Et  tout  récemment,  M.  Henry 
Maassen  publiait  en  Belgique  une  brochure  intitulée  La  Poésie 
Paroxyste  pour  signaler  l'apparition  d'un  nouveau  disciple: 
M.  Nicolas  Beauduin. 

C'est  vers  1895-96,  semble-t-il,  que  doit  se  placer  l'avènement 
(  e  la  Poésie  Esotérique,  —  bien  que  Villiers  de  l'isle  Adam  ait 


—   14  — 

imprégné  fortement  d'ésotérisme  la  littérature  depuis  1880,  que 
M.  Albert  Jounet  ait  publié  les  poèmes  de  L'Etoile  Sainte  des 
1884,  que  M.  Edouard  Schuré  ait,  en  1889,  donné  à  ses  Grands 
Initiés  une  «Introduction  sur  la  Doctrine  Esotérique»  qui  fit  sen- 
sation, et  que  M.  Victor-Emile  Michelet,  enHn,  ait  publié  son 
essai  sur  L' Esotérisme  dans  lArt^  en  1890. 

Vers  1895  ou  1896,  en  effet,  M.  Schuré  publie  son  premier 
livre  de  vers  ésotériques,  La  Vie  [Mystique  ;  M.  Jounet  fonde  une 
revue  de  psychisme  catholique,  La  Résurrection',  M.  Octave  Hou- 
daille  donne  des  poèmes  occultes,  Les  Possessions;  M.  V.-E.  Mi- 
chelet dirige  la  revue  Psyché  et  commence  à  faire  paraître  de  ci 
de  là  les  étranges  et  prestigieux  poèmes  ésotériques  de  La  Porte 
d'Or  et  de  L'Espoir  ^Merveilleux.  De  son  coté,  ^l.  Jules  Bois  s'oc- 
cupe d'hermétisme  et  travaille  à  de  petits  drames  ésotériques  en 
vers,   tels   que  Les  Noces  de  Sathan,  Il  ne  faut  pas  mourir,  etc. 

Selon  M.  Michelet,  ce  qu'il  faut  entendre  par  Esotérisme,  en 
poésie,  c'est  la  vision  de  la  vie  intérieure  et  «  réelle  »  du  monde 
et  l'art  de  donner  aux  hommes  une  révélation  de  cette  Réalit 
La  vue  du  poète  doit  pénétrer  là,  soit  par  intuition,  soit  pai 
connai«sance,  —  car  les  Anciens  percevaient  trois  modes  d'acces- 
sion aux  plus  grands  secrets  de  la  nature:  la  riJTiç,  l'exoTaat;  et 
la  yvôiatç.  Tous  les  poètes  ayant  atteint  au  sublime  ont  donné 
à  leur  œuvre  un  sens  esotérique,  autant  que  les  prophètes. 
Quant  Homère  fait  intervenir  les  dieux  dans  le  drame  humain, 
c'est  qu'il  voit  le  geste  de  l'homme  en  correspondance  avec  la 
série  des  forces  de  l'univers.  Eschyle  fait  de  même.  Et  Dante,  et 
Goethe,  et  Shakespeare... 

M.  Albert  Jounet,  qui  pense  les  mêmes  choses,  spécifie  que  la 
poésie  esotérique  se  caractérise  par  l'immanence  d'un  sens  trans- 
cendant, religieux  et  philosophique  dans  le  sens  apparent  et  litté- 
raire. Elle  est  donc,  selon  lui,  éminemment  i^-m^o/i^ttc.  Toutefois, 
elle  se  distingue  de  la  poésie  symboliste  par  le  tait  que,  plus 
rigoureusement  vassale  d'une  doctrine,  elle  y  rattache  les  sym- 
boles et  les  images  avec  plus  de  suite  et  de  fermeté.  Sans  études 
(ceci  pour  l'initié),  ou  sans  divinations  (ceci  pour  l'intuitif  spon- 
tané), qui  soient  d'ordre  philosophique  et  doctrinal,  une  poésie 
symboliste^  purement  descriptive  et  passionnelle,  reste  possible, 
mais  non  une  poésie  esotérique  ou  symbolique.  L'Esotérismt- 
poétique  se  rattache  donc  à  une  doctrine  profonde,  cohérente, 


non  point  pourtant  rationaliste  et  abstraite,  mais  mysti- 
que et  intuitive,  —  et  il  lui  appartient  de  l'exprimer  ou  de 
l'évoquer,  tout  en  la  revêtant  de  symboles.  Bien  que  la  poésie 
ésotérique  se  rencontre  dans  diverses  religions  et  diverses  tradi- 
tions, M.  Jounet  est  convaincu  que  c'est  l'ésotérisme  chrétien 
(y  compris  l'Ancien  Testament)  qui  forme  le  courant  central  et 
supérieur  de  l'Esotérisme.  C'est  à  lui  que  se  relient  sa  doctrine 
et  ses  poèmes  si  personnels  de  L'Etoile  Sainte,  des  Lys  Noirs, 
du  Livre  du  Jugement,  etc. 

Au  moment  même  où  les  poètes  csotcriques  démontrent  l'in- 
suffisance thaumaturgique  du  symbolisme,  tel  qu'il  s'est  trouvé 
réalisé,  une  école  nouvelle  surgit,  qui  trappe  d'anathème  le 
dilettantisme  des  imprudents  imitateurs  de  Mallarmé  et  des 
archaïques  partisans  de  Moréas. 

C'est  au  début  de  1896.  M.  Saint-Georges  de  Bouhélier  vient 
de  faire  paraître  un  manifeste  dans  le  Figaro;  puis,  aux  éditions 
du  Mercure,  un  ouvrage  riche  de  sensations  et  vibrant  de  fièvres 
contenues,  L'Hïver  en  Méditation.  Une  jeunesse  confiante,  enthou- 
siaste, et  qui  se  croit  prédestinée,  suit  son  élan.  MM.  Michel  Aba- 
die,  Christian  Beck,  Albert  Fleury,  Maurice  Leblond,  Eugène 
Montfort,  Andriès  de  Rosa  (*)  célèbrent,  avec  l'éloquence  que 
donne  la  foi,  la  souveraineté  du  Naturisme.  Désormais,  plus  de 
«  techniques  prétentieuses  »  dissimulant  mal  le  vide  de  la  pensée 
et  l'absence  de  toute  émotion,  plus  de  «  sensualismes  d'art  »  mal- 
sains et  pernicieux,  plus  de  «  mysticités  factices  »,  plus  de  déli- 
quescences, ni  de  vaines  phraséologies.  Ce  que  rêvent  les  cheva- 
liers naturistes,  c'est  de  faire  tressaillir  leurs  strophes  du  grand 
frisson  de  la  vie,  —  de  la  vie  ordinaire  comme  de  la  vie  pro- 
fonde, —  grâce  à  la  rencontre  sympathique  de  leur  propre  sensi- 
bilité avec  la  sensibilité  mystérieuse  de  la  nature.  «  Il  suffit,  a  dit 
le  jeune  maître,  de  tout  ressentir,  l'eau  et  le  ciel,  jusqu'à  s'y 
transfuser!  »  Eh  quoi  ?  en  vérité,  tout  n'est-il  pas  sublime  dans 
'^  nature.-  Que  chercherait-on  d'indicibles  fictions,  lors  que  la 

:  journalière  et  les  aspects  du  monde  les  plus  humbles  nous 
initient  à  tant  de  merveilles  }  Et  les  hommes  ne  sont-ils  pas 
assez  impressionnants,  d'être  les  gestes  visibles  des  ^puissances 
fatales  } 

(*)  Et,  plus  tard,  M.  Michel  délia  Torre. 


—   i6  — 

«  L'homme  à  qui  j'achète  mon  pain,  dit  M.  Saint-Georges  de 
Bouhclier  dans  L'Hiver  en  Méditation,  je  le  tiens  en  respect  non 
point  pour  ses  vertus,  mais  parce  que  sa  mission  m'éblouii  ». 
Et,  plus  loin,  il  ajoutera  :  «  Parce  qu'il  a  construit  sa  maison» 
d'après  les  polarisations  de  la  Nature,  parce  qu'il  pêche  sous  la 
lune,  parce  qu'il  prédit  l'orage,  ce  marin  connaît  Dieu  tout 
autant  que    Descartes  ». 

De  ses  méditations  devant  la  nature,  le  chef  du  Naturisme  a 
tiré,  comme  on  le  voit,  une  théorie  de  1'  «  héroïsme  quotidien  ». 
Et  l'on  comprendra  quel  rOle  il  assigne  au  Poète  quand  on  aura 
lu  ces  mots,  par  lesquels  il  conclut  :  «  La  réalisation  d'un  hymne 
implique  une  excessive  sagesse  :  la  connaissance  de  l'Univers  ». 

En  somme,  l'amour  de  la  nature,  chez  M.  de  Bouhélier,  en- 
traîne une  métaphysique  et  une  valeureuse  exaltation.  Il  est,  au 
contraire,  toute  candeur  et  toute  simplicité  chez  les  pupilles  de 
M.  Francis  Jammes,  qui  se  constituèrent  en  école  à  peu  près  à 
la  même  époque.  C'est  dans  le  Mercure  de  France  de  mars  1H97 
que  parut  le  manifeste  du  Jammisme.  a  Je  pense,  disait  le  maître, 
que  la  vérité  est  la  louange  de  Dieu  ;  que  nous  devons  la  célébrer 
dans  nos  poèmes  pour  qu'ils  soient  purs  ;  qu'il  n'y  a  qu'une  école  : 
celle  où,  comme  des  enfants  qui  imitent  aussi  exactement  que 
possible  un  beau  modèle  d'écriture,  les  poètes  copient  un  jol. 
oiseau,  une  fleur  ou  une  jeune  fille  aux  jambes  charmantes  et 
aux  seins  gracieux  ».  Cette  ingénuité,  M.  Jammes  la  veut  dans 
le  style  aussi  bien  que  dans  l'émotion.  Il  dépouille  toute  visée 
ambitieuse  et  toute  emphase,  pour  conservera  son  vers  l'exquise 
fraîcheur  de  la  sensation.  Sa  poésie,  c'est  son  âme,  c'est  sa  sen- 
sibilité même.  Elle  est  tour  à  tour  d'une  touchante  naïveté,  d'une 
tendresse  émue  ou  d'une  poignante  amertume,  selon  les  heures. 
Les  chuchotis  des  sources,  le  frémissement  des  feuilles,  le  pépie- 
ment des  oiseaux,  la  bruissante  symphonie  des  choses,  il  ne 
cherche  pas  d'autre  rythme  à  ses  poèmes.  Souvent,  dans  ses 
paysages  agrestes  ou  dans  ses  scènes  d'intimité,  il  fait  intervenii 
les  bêtes,  les  plantes  et  les  objets.  Et  ainsi,  sans  le  vouloir,  il 
rejoint  l'art  de  ceux  qui  vont  scrutant  l'organisme  du  monde, 
pour  en  saisir  les  correspondances.  Au  reste,  depuis  quelque 
temps,  l'orthodoxie  de  sa  foi  catholique  a  ajouté  un  appui  doc- 
trinal à  la  valeur  spirituelle  de  son  œuvre. 


—   17  — 

En  1898,  M.  Maurice  Magre  publiait  La  Chanson  des  Hommes. 
«  J'ai  voulu,  disait  l'auteur  dans  sa  préface,  chanter  la  vie,  ses 
tristesses  et  ses  rêves,  et  les  joies  sensibles  pour  lesquelles  on 
lutte.  J'ai  tâché  de  dire  la  beauté  de  l'effort,  la  pureté  du  travail, 
qu'il  faut  être  bon  et  être  simple,  aimer.  Assez  longtemps,  le 
poète  a  rêvé  loin  des  hommes.  L'art  est  devenu  dans  ses  mains 
le  luxe,  le  privilège  d'une  élite.  Il  faut  désormais  que  sa  voix 
s'élève  pour  f^us  ou  qu'il  ne  soit  plus...  Que  le  cri  des  foules 
monte  donc  jusqu'au  cœur  du  poète  I...  »  M.  Magre  se  déclarait, 
par  conséquent,  «  poète  social  »,  —  ce  qui  n'était  pas  nouveau, 
puisque  M.  Emile  Verhaeren  avait  publié  déjà  ses  Visages  Illu- 
soires et  ses  Villes  Tentaculaires.  Comme  le  grand  poète  flamand, 
il  n'hésitait  pas,  d'autre  part,  à  faire  rimer  les  pluriels  avec  les 
singuliers  et  à  substituer  souvent  l'assonance  à  la  rime. 

Pareilles  tendances  ne  tardèrent  pas  à  trouver  leur  écho  parmi 
les  jeunes  poètes  d'alors.  Dès  1899,  M.  iM.-C.  Poinsot,  dans  la 
préface  des  Yeux  s'ouvrent,  risquait  une  première  fois  sa  théorie 
de  la  libération  du  vers  classico-romantique,  qu'il  reprenait  bien- 
tôt dans  un  article  de  La  Revue  Contempoi aine^  et  précisait  défi- 
nitivement dans  la  préface  de  son  second  volume  de  vers.  Les 
Minutes  Projondes.  Ce  qu'il  réclamait,  en  somme,  c'était  l'emploi 
facultatif  de  l'hiatus,  sans  autre  juge  que  l'oreille  ;  le  libre  choi.x 
d'une  césure  aussi  variable  que  possible;  le  droit  d'accoupler  des 
rimes  de  nombre  singulier  et  pluriel  ;  enfin,  l'adoption  du  principe 
d'homophonie  des  rimes  se  subrogeant  à  celui  dhomographie. 
Toutefois,  il  se  montrait  résolument  hostile  à  l'assonance,  comme 
à  l'introduction  d'un  e  muet  non  élidé  à  l'intérieur  du  vers. 

Dans  la  Revue  de  Paris  du  15  août  1901,  M.  Adolphe  Boschot 
se  fit  le  défenseur  autorisé  et  convaincu  de  ces  réformes  techni- 
ques. En  môme  temps,  MM.  M.-C.  Poinsot,  Georges  Xormandy 
et  Fernand  Ilalley  organisaient  les  Congrès  des  poètes  de  Paris 
et  de  Lille.  C'est  à  la  suite  de  ces  manifestations  que  MM.  Edmond 
Blanguernon,  A.  Boschot,  Pierre  de  Bouchaud,  A.  Lacuzon, 
Emile  Lante,  Charles  Méré,  Georges  Normandy,  M.-C.  Poinsot, 
Fernand  Rivet,  Marcel  Roland,  Han  Ryner  et  M"*  Anne  Osmont 
décidèrent  de  fonder  l'Ecole  Française,  que  consacra  un  volume 
collectif  publié  chez  Fasquelle  en  1902,  La  Foi  Nouvelle, 

Ce  qu'il  faut  surtout  retenir  de  ce  mouvement,  c'est  la  double 
réaction  qu'il  suscita,  d'une  part  contre  le  Vers-Librisme,  auquel 


il  opposait  le  Vers  Libéré,  cl,  d'autre  part,  contre  la  poésie 
nuageuse  et  incohérente  des  mauvais  symbolistes,  à  laquelle  il 
entendait  faire  succéder  une  poésie  plus  vivante  et  qui  fût  comme 
le  retentissement  des  aspiiations  d'alors  vers  la  justice,  le  progrès 
et  le  bonheur  humain.  Une  phrase  de  M.  Poinsot  —  qui,  avec 
M.  Normandy  (*),  se  fit  durant  de  longues  années  le  champion 
de  la  Poésie  Sociale  —  résume  assez  bien  tout  le  programme 
de  l'école,  a  II  n'y  a  poésie  vivante,  a-t-il  écrit,  que  lorsqu'il  y  a 
communion  entre  l'écrivain  et  le  public.  » 

Avec  la  fondation  de  l'Ecole  Française,  a  coïncidé  celle  de 
l'Ecole  Régionaliste,  dont  les  précurseurs  immédiats  étaient 
MM.  Frédéric  Mistral,  Maurice  Barrés,  René  Bazin,  Charles 
Maurras,  Grandmougin,  etc.  C  est  M.  Charles-Brun  qui,  dans 
d'innombrables  conférences,  dans  des  articles,  dans  des  livres,  à 
développé  et  véhiculé  partout  la  doctrine"  du  Régionalisme. 
Celle-ci  repose  sur  ce  principe  que  l'âme  de  l'écrivain  est  con- 
substantielle  au  sol  qui  l'a  produite.  Quiconque,  par  conséquent, 
saura  profiter  de  ses  innéités  pour  pénétrer  le  caractère  profond 
de  son  terroir,  quiconque  pourra  communier  avec  le  passé  pro- 
vincialiste  et  remonter  aux  sources  vivifiantes  de  l'inspiration 
locale,  nuancera  aussi  de  façon  toute  particulière  les  aspirations 
de  son  cœur  et  de  son  esprit,  et  peut-être  parviendra-t-il  à  don- 
ner au  génie  littéraire  un  aspect  des  plus  imprévus... 

Toujours  en  cette  même  année  190 1,  apparaît  une  troisième 
école:  le  Synthétisme.  M.  Charles  Morice,  déjà,  avait  développé 
cette  idée  :  «  La  grande  destinée  de  lia  poésie  est  de  suggérer 
tout  l'homme  par  tout  l'art...  La  poésie  nouvelle  doit  faire  la 
synthèse  des  forces  acquises  durant  trois  siècles  de  labeur  ».  De 
cette  déclaration,  M.  Jean  de  la  Hire  fera  le  principe  de  sa  doc- 
trine. En  juillet  paraît  le  premier  numéro  de  sa  revue,  L'Idée 
Synthélique.  Il  y  proteste  aussitôt  contre  la  «  vulgarisation  »  de 
l'art,  devenue  menaçante,  croit-il,  à  la  suite  des  théories  lancées 

(*)  Cependant  il  y  avait  divergence  de  vues  sur  un  point  de 
technique  entre  les  deux  collaborateurs;  alors  que  M.  Poinsot 
voulait  qu'un  e  muet  dans  le  corps  du  vers  fût  régulièrement 
élidé  par  la  rencontre  d'une  voyelle  initiale,  M.  Normandy  accep- 
tait sa  présence  dan    n'importe  quel  cas,  sans  le  nombrer. 


—  19  — 

par  les  «  poètes  sociaux  ».  Pour  lui,  «  l'œuvre  d'art  est  celle  qui 
éveille  en  nous  à  la  fois  des  réalités,  des  rêves  et  des  sentiments. 
Elle  doit  être  synthétique  comme  la  vie  ».  Et  cet  alliage  des  réa- 
lités, des  rêves,  des  sentiments,  n'est  point  le  fait  du  vulgaire, 
pas  plus  qu'un  art  «  vulgarisé  »  ne  saurait  rester  assez  riche  de 
moelle  pour  offrir  encore  la  synthèse  de  tant  d'éléments  supé- 
rieurs. 

C'est  en  tête  d'un  roman  de  M.  Jean  de  la  Hire,  Le  Vice  Pro' 
vincial,  qu'a  paru  le  manifeste  synthétiste.  «  Dans  l'être  humain, 
y  est-il  dit,  les  classiques  n'ont  étudié  que  l'ûme,  les  romanti- 
ques, le  sentiment,  les  réalistes,  la  sensation...  Dans  l'un  ou 
l'autre  cas,  c'est  une  tranche  de  vie  incomplète...  La  Synthèse 
doit  employer  ensemble  les  trois  agents  d'analyse,  et  procéder 
selon  les  conséquences  logiques  de  cette  fusion.  »  Quelques  criti- 
ques s'étant  avisés  de  voir  dans  la  technique  nouvelle  la  recette 
de  r  «  assimilation  des  auteurs  »  déjà  préconisée  par  M.  Albalat, 
M.  de  la  Hire  s'est  véhémentement  élevé  contre  une  semblable 
interprétation  :  «  La  Synthèse  littéraire,  a-til  répondu,  n'est  pas 
plus  l'assimilation  des  auteurs  que  la  couleur  blanche,  par  exem- 
ple, n'est  toutes  les  couleurs  du  spectre  solaire,  bien  qu'elle  soit 
formée  par  leur  fusion.  »  Au  résumé,  ce  qu'il  requiert,  c'est,  non 
plus  une  œuvre  dont  les  héros  seront  subordonnés  aux  différents 
milieux  étudiés,  mais,  encore  une  fois,  une  œuvre  logique,  «  ana- 
lytique dans  ses  détails  et  synthétique  dans  son  tout, —  un  pano- 
rama de  la  vie  ». 

En  1902  ou  1903,  l'un  des  adeptes  du  Synthétisme,  M.  Hector 
Fleischmann,  se  détache  du  groupe  pour  créer  à  son  tour  une 
école  :  le  Somptuarisme.  Grand  admirateur  de  Jean  Lombard, 
du  Flaubert  de  Sa/amm6(5,  du  Paul  Adam  de  Basile  et  Sophia,  et 
de  Pierre  Louys,  M.  Fleischmann  voulait  ramener  la  littérature 
et  la  poésie  au  goût  des  magnifiques  joailleries  du  verbe,  évoca- 
toires de  fabuleux  Empires,  de  «cités  abolies  au  fond  des  âges», 
de  colossales  épopées,  de  crépuscules  sanglants,  de  splendides 
et  tragiques  décadences.  Je  ne  sache  pas  que  le  fondateur  de 
l'Ecole  Somptuaire  ait  eu,  d'ailleurs,  aucun  disciple.  Mais  son 
initiative  n'a  pas  été  perdue  pour  lui,  puisqu'elle  l'a  orienté  vers 
le  roman  historique,  où  il  semble  devoir  exceller  désormais. 


20 


C'est  le  13  décembre  1902  que,  sous  la  signature  de  M.  Fer- 
nand  Gregh,  a  paru  dans  le  Figaro  le  manifeste  de  l'Huma- 
nisme. 

Depuis  quelque  temps,  on  l'a  vu,  la  science,  la  sociologie,  les 
préoccupations  humanitaires,  la  foi  ardente  en  un  progrès-fan- 
tôme des  plus  insidieux  ont  fait  irruption  jusque  dans  le  do- 
maine de  la  poésie.  C'est  par  réaction,  du  reste,  que  s'est  opéré 
ce  phénomène  assez  surprenant.  Comme  le  disait  M.  Fernand 
Gregh  dans  sa  profession  de  foi,  les  symbolistes  (ou  plutôt  les 
sous-symbolistes)  «  ont  abusé  du  bizarre,  de  l'abstrus,  ils  ont 
souvent  parlé  un  jargon  qui  n'avait  rien  de  français,  ils  ont 
maintes  fois  épaissi  des  ténèbres  factices  sur  des  idées  qui  ne 
valaient  pas  toujours  les  honneurs  du  mystère...  Jamais,  dans 
leurs  vers,  un  aveu  personnel,  un  cri,  un  battement  de  cœur... 
Qu'a-t-il  manqué  souvent  aux  parnassiens  et  aux  symbolistes 
pour  nous  satisfaire  pleinement  r  L'Humanité...  » 

«  Notre  poésie,  continue-t-il,  chante  l'homme,  et  tout  l'homme, 
avec  ses  sentiments  et  ses  idées,  et  non  pas  seulement  ses  sensa- 
tions, ici  plus  plastiques,  là  plus  musicales.  Tous  les  grands 
poètes  de  tous  les  temps,  en  même  temps  que  des  artistes,  étaient 
des  hommes,  c'est-à-dire  des  pères,  des  fils,  des  amants,  des 
citoyens,  des  philosophes  ou  des  croyants.  C'est  de  leur  vie  même 
qu'étaient  faits  leurs  rêves.  Après  l'école  de  la  beauté  pour  la 
beauté,  après  l'école  de  la  beauté  par  le  rêve,  il  est  temps  de 
constituer  l'école  de  la  beauté  par  la  vie  ». 

Mais  voici  des  précisions  doctrinales  : 

«  Il  signifie  bien  !ce  mot  d'humanisme)  que  nous  voulons  réa- 
liser une  poésie  humaine,  après  la  poésie  trop  strictement  artiste 
du  Parnasse  ou  trop  obscurément  abstraite  du  Symbolisme.  Il 
renoue  heureusement  la  tradition  avec  l'admirable  Pléiade,  qui, 
délaissant  les  allégories  du  moyen  âge,  et  remontant  à  l'art  anti- 
que, source  de  toute  beauté,  sut  retrouver  sous  les  humanités 
l'humanité.  Par  la  Pléiade,  il  nous  rattache  à  l'antiquité  d'une 
part,  il  nous  mène  à  Chénier  et  au  Romantisme  de  l'autre;  car, 
comme  tous  les  novateurs,  nous  sommes  les  vrais  tradition- 
nels... )) 

On  le  voit  une  fois  de  plus,  toutes  les  discussions  tournent 
autour  de  ce  fameux  mot  de  Tradition.  Pour  les  uns,  il  signifie 
attache  avec  ce  qui  fut  notre  art  national  du  moyen  âge  ;  pour 


—    21    — 

les  autres,  jamais  il  ne  cessera  de  désigner  l'imitation  de  l'anti- 
que... Mais  ne  revenons  pas  sur  ce  terrain,  et  laissons  chacun 
libre  de  porter  le  jugement  qu'il  lui  plaira. 

A  l'Humanisme  devait  bientôt  succéder  l'Intégralisme,  en  la 
tumultueuse  université  poétique.  C'est  du  sein  de  1  Ecole 
Française  qu'est  sorti  le  prophète  de  la  doctrine  nouvelle, 
M.  Adolphe  Lacuzon. 

Selon  l'Intégralisme,  la  création  poétique  sera  d'autant  plus 
féconde  et  plus  haute  que  le  poète  connaîtra  mieux  les  lois  de 
cette  création  et  tout  le  mécanisme  du  travail  intellectuel.  Le 
premier  article  Hu  dogme  se  présente  sous  cette  formule:  o  la 
Poésie  réalisée  est  la  forme  transcendante  du  savoir  ».  C'est,  en 
effet,  que  de  tout  temps  le  rôle  de  la  poésie  fut  de  reculer  les 
bornes  de  la  conscience  humaine,  et,  si  l'on  remonte  à  l'origine 
des  religions  et  des  philosophies,  ce  sera,  encore  et  toujours, 
pour  y  trouver  la  poésie.  Ou  reste,  par  a  connaissance  »,  les 
inté^ralistes  entendent  hien  le  savoir  sous  toutes  ses  formes: 
notion  ou  prénotion,  aspiration  ou  intuition.  Ils  établissent 
ainsi  un  rapport  entre  ce  qui  est  nous  et  ce  qui  est  tout,  mode 
de  correspondance  qui  parait  être  quelque  chose  comme  l'amour, — 
et  cela  les  mène  à  dire  que  «  la  Poésie,  phénomène  subjectif,  est 
la  volupté  de  la  Connaissance  ».  Or,  comme  la  connaissance  est, 
de  siècle  en  siècle,  plus  étendue,  notre  sensibilité  se  développe  à 
mesure,  et  il  seiait  absolument  illogique  de  vouloir  reculer  à  l'in- 
génuité primitive.  D'où,  troisième  principe:  a  la  Poésie  est  infi- 
niment perfectible  ;  c'est  une  création  perpétuelle  ». 

Nous  voici  arrivés,  à  présent,  à  ce  précepte  capital  de  la  doc- 
trine intégraliste  :  «  la  création  poétique  est  une  intégration,  non 
une  synthèse  ».  Ceci  demande  quelques  explications.  Les  symbo- 
listes pensaient  que  la  poésie,  intervenant  au  sein  des  rapports 
qui  relient  les  sciences  par  ielles  comme  les  différentes  formes  de 
l'art,  pous  permettait  de  communier  d^ns  l'Infini.  Mais  M  La- 
cuzon fait  remarquer  que  nous  ne  connaissons  des  choses  que  la 
manière  dont  elles  nous  affectent.  Ce  que  la  poésie  peut  amalga- 
mer, ce  ne  sont  donc  que  nos  aperceptions  différentielles.  Au 
surplus,  l'opétation  synthétique  est  toujours  antérieure  à  la  créa- 
tion poétique,  et,  en  réalité,  elle  ne  constitue  rien  aut  e  que  n  trc 
état  d  âme.  C'est  seulement  lorsque  1  étnt  d  ame  s'inscrit  dans  un 


22    — 

symbole  qu'il  y  a  création  poétique.  Et,  pour  cette  «  insctip'ion 
dans  un  symbole  »,  il  faut  qu'il  y  ait  adaptation  des  organ  -;  aux 
fonctions,  il  faut  qu'il  y  ait  intégration.  M.  Lacuzon  c  nclut 
alors  par  ce  dernier  aphorisme:  «  le  symbole  poétique  intègre 
la  connaissance  en  puissance;  le  rythme,  facteur  émotif,  l'iden- 
tifie à  la  vie  psychique,  et  crée  la  poésie  ». 

Mais  ceci  nous  oblige  à  spécifier  ce  que  les  intégralistes  enten- 
dent par  le  rythme.  Voici  :  «  Tout,  dans  l'univers,  est  vibration, 
combinaison  de  vibrations,  formes  de  mouvement,  nombie  et 
séries,  associations  de  rythmes...  l.e  monde  entier  n  est  qu  une 
vaste  orchestration...  Le  rythme  inhérent  au  verbe  humain,  le 
rythme  dans  l'œuvre  du  poète  est  le  mouvement  même  de  l'ins- 
piratio7i  ».  De  là,  indépendamment  delà  numération  quantitaitve 
du  vers,  une  numération  qualitative  par  laquelle  s'accuse  toute 
l'originalité  du  poète. 

Tandis  que  la  plupart  des  nouveaux  groupements  poétiques 
attestaient  dans  leur  programme  un  dessein  de  réaction  contre  le 
symbolisme,  un  noyau  de  jeunes  admirateurs  de  Mallarmé  est 
demeuré  fidèle,  inébranlablement,  à  la  mémoire  du  maître.  La 
publication,  en  1904,  de  poèmes  à  la  fois  mallarméens  et  tiès 
personnels,  Eurythmies,  et  la  diiection  de  la  seconde  série  des 
Ecrits  pour  V  Art,  en  mars  1905.  placèrent  M.Jean  Royèie  à  la 
tête  de  ces  incorruptibles  Depuis,  M.  Royère  a  fondé  une  revue 
dont  le  titre  est  significatif,  La  Phalange,  et  qui  réunit,  cuire 
des  membres  réputés  du  symbolisme,  des  poètes  plus  jeunes, 
gloire  future   du   Néo-Mallarmisme. 

Pour  les  néo-mall:irmistes,  la  poésie  est  une  création  dont  la 
source  sera  nécessairement  le  a  for  intérieur  »  du  poète,  et  ils  ne 
prétendent  point  imposer  à  celui-ci  son  inspiration.  La  seule 
exigence  qui  leur  soit  commune  et  qui  les  constitue  en  groupe 
est  celle  du  rythme.  Il  n'est  pas  de  poésie  sans  un  rythme  adé- 
quat, et  ils  bannissent  le  veis  traditionnel  (ou  soi-disant  tel,  car 
selon  eux  le  vers  n'a  jamais  cessé  d'évoluer)  parce. qu'il  n'est  plus 
propre  à  l'expression  poétique  actuelle.  Ils  ne  peuvent  admettre, 
d'aiileuts,  qu'une  forme  métrique  abstraite,  fig'e,  et  qui  n'est 
d'aucun  temps,  soit  le  corps  de  la  poésie.  L'inspiration,  aujour- 
d'hui, est  plus  complexe  qu'elle  ne  le  iù\.  jamais.  Tout  ayant  été 
dit   en  poésie,  dans  un  domaine  superficiel,  une    poésie  profonde 


—    23    — 

usi  désormais  indispensable.  Le  poète  doit  pouvoir  se  faire  une 
âme  neuve,  et,  comme  Descartes  en  philosophie,  vider  son  esprit 
de  toutes  réminiscences.  Qu'elle  prenne  sa  source  du  «  moi  »  ou 
du  monde  extérieur,  la  poésie  vraie  sera  toujours  une  découvt'te. 
Descriptive  ou  intuitive,  «  elle  ne  vit  que  de  notations  neuves  », 
On  pourrait  appeler  cela  fort  bien  le  Rubinsonisme... 

M.  Royère  affirme  en  outre  que  la  poésie  doit  être  concrète  et 
sensible.  Toute  abstraction,  toute  philosophie  est,  pour  lui,  anti- 
poéiique.  Ainsi,  le  poème  sera  un  flot  harmonieux  de  nuances  et, 
par  conséquent,  «  il  sera  obscur  pour  la  pensée  abstraite  «.Jamais 
il  ne  pourra  se  développer  en  syllogismes.  La  trame  des  pensées, 
interrompue  à  chaque  instant  par  la  sensation  et  le  sentiment,  ne 
lormera  pas  un  tissu  de  raisonnements,  mais  d'analogies,  de  divi- 
nations, d'intuitions.  C'est  donc  là  une  musique;  et,  si  l'on  admet 
ces  principes,  on  comprendra  pourquoi  le  rythme  musical,  la 
forme  chant,  «  mal  à  propos  appelée  vers  libre  »,  est  nécessaire 
à  la  poésie. 

A  la  fin  de  (904,  il  m'arriva  de  publier  une  étude  sur  La  Phy- 
siologie Morale  du  'Poète,  qu'un  critique  voulut  bien  appeler 
«  essai  d'auscultation  du  génie  ».  (>'était,  en  réalité,  un  ouvrage 
bien  naïf  et  bien  imparfait.  Il  contenait  néanmoins  en  germe  la 
philosophie  au  développement  et  à  l'application  de  laquelle  mon 
existence  est  désormais  vouée  (•).,. 

Voici  l'exposé  rapide  de  la  philosophie  de  l'Impulsionnisme  : 

Rien  ne  s'est  formé  de  riet\.  Il  y  eut  un  Principe.  Ce  Principe 
s'e%til  formé  de  tien?  Il  ne  s'est  point  formé  du  tout:  il  fut  y  est^ 
sera.  Sinon,  comment  serait-il  le  Principe  ? 

De  cette  première  proposition,  il  résulte  que  l'Eternité  existe.  Le 
fait  que  Véternité  existe  implique  /'Etre.  Si  l'Etre  était  aveu^^le, 
inconscient,  privé  d'énergie  et  de  mouvement,  le  Principe,  moteur 
du  tout,  ne  pourrait  pas  exister.  El  ce  serait  alors  la  négation  de 
l'Etre. 

Donc,  le  Principe,  cest  l  Etre,  et  l'Etre,  c'est  la  Vie.  La  Vie, 
nous  en  voyons  les  manifestations  :  point  n'est  besoin  de  démon- 
trer que  la  vie  est  active,  ni  que  son  activité  est  organisatrice. 

Si  la   Vie  agit,  si  surtout  la  vie  organise,  n'est'Ce  point  qu'il  y  a 

I*)  En  préparation  :  La  Solution  de  l'Insoluble^  etc. 


—    24    — 

quelque  chose  à  mouvoir,  quelque  chose  à  organiser  ?  Ce  que  nous 
apf>elons  la  Matière,  il  faut  donc  que  ce  soit  la  substance  de  la  vie. 
Ce  que  nous  appelons  V Esprit,  il  faut  que  ce  soit  l'essence  de  la  vie. 

Mais  qu'est-ce  que  l'essence  ?  et  qu  est-ce  que  la  substance  ?  Le 
philosophe  entend  par  «  substance  »  ce  qui  existe  par  sot  même,  et 
par  «  essence  »  ce  qui  fait  l  être  individuel.  Autrement  dit,  la  Vie, 
consiJé'ée  comme  a  être  »  est  la  matière  en  activité  ;  considérée 
comme  «  individualité  »,  elle  est  l'esprit,  ou,  si  l'on  préfère,  l'âme. 

L'essence  et  la  substance  apparaissent,  par  conséquent,  comme 
les  deux  modes  de  manifestation  de  l'unité  Vie.  Elles  se  compé- 
nètrent,  s'absorbent  et  s'exhalent  alternativetnent  dans  le  mouve- 
ment rythmé  de  la  vie. 

Qu'est  ce  que  le  mouvement  rythmé  de  la  Vie  ?  sinon  la  néces- 
sité, pour  le  Principe,  de  s'agiter  à  fin  de  continuer  à  être, 
nécessité  heureuse  qui  détermine  le  mouvement  par  la  joie  d'être^ 
joie  d'être  qui  est  éternellement  contrebalancée  par  le  souci  d'équi 
libre. 

Si    la    Vie    a    une   individualité,  elle   est  Conscience.  Si  la    vie 
connaît  la  joie  d'être,  elle  est  Amour.  Si  la  vie  agit  sur  elle-même, 
elle  est  Energie.  Si  la  vie  a  une  activité  nécessaire,  elle  est  Lui 
Si  la  vie  a  le  souci  de  l'équilibre,  elle  est  Harmonie. 

La  Vie,  avuns-nous  vu,  est  éf^alement  I-  ternité.  L'éternité  est  un 
total.  Il  ne  peut  y  avoir  qu'un  total,  comme  il  n'y  a  qu'une  vie. 
L'Infini,  total  de  l'espace,  n'est  que  l'autre  face  de  l'Eternité,  total 
du  temps. 

Etant  donc  l  Infini,  la  Vie  a  des  myriades  de  fonctions,  et  des 
myriades  d'organes  qui  s'y  adaptent.  C'est  là  ce  que  l'homme 
appelle  les  êtres,  les  végétaux,  les  minéraux,  les  corps,  les  astres, 
les  éléments. 

Tous  ces  organes  sont  nécessairement  pénétrés  et  comme  imp>  ^ 
gnes  de  la   Vie,  dont  ils  sont  des  réductions  plus  ou  moins  impat- 
faites.     Tous    en    possèdent   les   qualités    essentielles  .'    conscience, 
amour,   énergie,  harmonie,    mais   évidemment  appropriées   à   leur 
fonction  et  réduites  selon  leur  valeur  respective. 

Il  est  toutefois  certains  attributs  du  tout  que  les  parties  ne  sau- 
raient posséder.  Ainsi,  les  organes  sont  dépendants  de  la   Vie-Loi. 
C'est  l'é'  iJence  même  qu'ils  ne  sont  pas  infinis.  Formes  renouve 
Imblex,  et  non  point  parties  intégrantes,  ils  ne  sont  pas  davanta^  . 
éternels. 


25 


En  ejfety  la  loi  du  mouvement  de  la  vie  exige  une  f  erpétuelU 
abolition  des  formes  et  une  -hetpétuelle  résurrection.  On  ne  conçoit 
pas  le  mouvement  sans  déplacement,  et  le  déplacement  imf^lique  la 
suppression  d'un  organe  qui  était  dans  un  endroit  et  son  rétablis- 
sement dans  un  autre.  La  vaine  trépidation  des  Tnéme^  organes 
sans  création  ni  destruction  équivaudrait  à  l'immobilité  et  serait 
la  négation  même  de  la  vie. 

Naissance  et  mort,  formation  et  destruction,  voilà  enfin  des  mots 
pour  désigner  les   variations   incessantes   des  formes  de  la  Vie. 

*** 
Comme  le  cheval,  le  peuplier  ou   le  silex,  l'homme  est  un  des 

organes  de  la  Vie,  et  il  s'adapte  à  une  fonction.  A  leur  tour,  organes 
et  molécules  de  l'homme  sont,  comme  toutes  les  différentielles  de  la 
Vie,  des  êtres  plus  ou  moins  obscurément  conscients  et  ayant  cha- 
cun leur  fonction. 

Il  est  vraisemblable,  {mais  indémontré],  que,  dans  la  vie  en  acti- 
vité, les  éléments  les  plus  subttls,  les  plus  sensibles  à  la  vibration, 
les  plus  aptes  à  devenir  le  foyer  commun  et,  pour  ainsi  dire,  le 
point  de  rencontre  de  la  Vie-Substance  et  de  la  Vie-Essence  cons- 
tituent le  cerveau  de  l'homme. 

Comme  la  Vie  totale,  le  cerveau  de  l'homme,  en  tant  qu'être,  est 
substance  ou  matière  ;  en  tant  qu'individualité,  il  est  essence  ou 
esprit. 

Or,  l'individualité  humaine  est  elle  incom,patible  avec  r indivi- 
dualité intégrale  de  la  Vie  ?  Assurément  non.  L'une  et  l'autre  soht 
de  même  essence.  Mais  la  première  a  des  limites  que  ne  connaît 
pas  la  seconde. 

L'individualité  humaine,  c'est  la  conscience.  Et  le  rapport  entré 
l'individualité  humaine  et  l'individualité  totale,  c'est  la  pensée. 

La  conscience,  nous  l'avons  vu,  est  un  phénomène  naturel,  qui 
tient  à  l'essence  même  de  la  vie.  Mais  qu'est-ce  que  la  pensée  ?  et 
par  quelle  opération  se  manifeste  la  pensée  ? 

Voici.  L'homme-substance,  renonçant  momentanément,  par  un 
acte  émotif  déterminé  ou  involontaire,  à  son  individualité  propre 
pour  s'absotber  dans  l'individualité  totale  —  ce  qu'on  a  appelé 
méditation,  et  parfois  extase  —  se  laisse  envahir  par  l'essence 
infinie,  et  ce  qu'il  peut  rapporter  de  cette  incursién  dans  l'absolu 
se  nomme  pensée. 

{Il  est  évident  que  nous  prenons  ici  la  pensée  dans  sa  plus  haute 


26 


acceftion  et  que  nous  ne  considérons  pas  comme  telle   la  mécani 
que  de  la  mémoire  ou  de  l'hérédité). 

I.'tnslant  du  contact  entre  l'essence  infinie  et  le  point  sensibilisé 
(le  cerveau  hujnain]  a  été  dénommé  intuition.  Pour  notre  fart^ 
nous  af^pellerons  instinct  psychique  la  sensation  par  l'homme  de 
ce  phénomène  d'intuition,  et  impulsion  le  commencement  d'acti' 
vite,  la  fluctuation  patliculière  déterminée  dans  certains  organis- 
mes par  l'instinct  psychique. 

L'homme  dont  le  système  sensible  et  Vorganisation  cérébrale 
seront  tels  que,  non  seulement  il  sera  enclin  à  la  méditation  et 
connaîtra  Vinstinct  psychique,  mais  encore  ressentira  l'impulsion 
qui  doit  le  porter  à  fixer  son  rêve,  â  réaliser  sa  pensée,  nous 
l'appellerons  le   Poète,  c'est-à-dire  le  créateur. 

•** 
L'intuition,  l'instinct  psychique  et  l'impulsion  étant  à  la   source 

de  toute  création  sont,  par  conséquent,   à  l'origine   de  la   connais- 

sarce  et  de  la  Science. 

La  Vie,  en  somme,  c'est  l'univers  en  vibration,  et  celui-ci  appa- 
raît comme  a  un  ensemble  de  phénomènes  »,  selon  le  langage  des 
philosophes. 

Ceux  de  ces  phénomènes  dont  la  nature  ou  les  causes,  révélées 
ou  non  par  la  motion  intuitive,  échappent  â  l'expérimentation 
appartiennent  encore  au  domaine  de  la  poésie  {telles  les  sciences 
occultes). 

Ceux  dont  le  mécanisme  est  vérifié  par  la  méthode  expérimen- 
tale sont  tombés  désormais,  après  avoir  appartenu  d'abord  à  la 
poésie,  dans  le  domaine  de  la  science  pioprement  dite. 

*** 
Le    besoin  de   merveilleux,   avoué  ou    non,   qui  en    tout  homme 

s'agite,  n'est  que  la  conscience  plus  ou  moins  nette  de  l'essence 
xitale  et  de  ses  phénomènes  occultes.  On  appelle  cela  communé- 
ment l'Idéal. 

Sous  l'influence  de  l'intuition,  de  l'instinct  psychique  et  de  l'im- 
pulsion, les  premiers  poêles  ou  prophètes,  les  grands  inspirés,  ont 
reçu  et  ont  transmis  la  révélation  des  plus  hauts  concepts,  sur 
lesquels  spécule  aujourd'hui  la  science. 

Le  verbe  humain,  c'est  l'attestation  d'une  parcelle  de  l'essence 
par  une  petite  partie  de  la  substance.  C'est  l'individualité  s'expri- 
mant  par   l'être.  Donc,    ce   mode   de   manifestation    ne  peut  être 


—    27    — 

qu'adéquat   à   V'-ssence  vitale  ;   son  rythme   ne  peut  que  se   m   uler 
sur  le  rythme  de  la    \ie... 

L'esthétique  qui  se  dcgage  de  ce  système  philosophique  est 
tout  entière  subordonnée  à  l'Inspiration.  Klle  fait,  dans  lœ  ivre 
créatrice,  une  part  considérable  à  l'insiinct.  Dans  l'esprit  de  eux 
qui,  sur  ces  bases,  pen.-èrent  établir  une  école  poétique  i  est 
évident  que  cette  esthétique  marquait  une  réaction  conirc  le 
dilettantisme,  l'art  artificiel  et  sans  accent  le  manque  d  enthou- 
siasme et  de  sincérité 

En  1905,  M.  André  Joussain  faisait  paraître,  en  tête  d  un  vo- 
lume de  vers.  Le^  ChTiit%  de  r Aurore,  une  préface  qui  fut  remar- 
quée de  toute  une  pléiade  de  jeunes  poètes,  et  qui  lui  attira 
leur  sympathie.  Les  membres  de  ce  n  uveau  groupe  se  choisi- 
rent le  qualificatif  de  «  néo  romantiques  »  ei  plantèrent  successi- 
vement leur  drapeau  au  faîte  de  Lldee,  de  la  Revue  Néo- Roman- 
tique et   du   Journal  des   Lettrés. 

Les  visées  du  Néo-Romantisme  devaient  atteindre  un  triple 
but.  D'abord  déterminer  un  mouvement  de  réaction  contre 
l'obscurité  symboliste  et  certaines  incohérences  vers-libristes. 
Ensuite,  exiger  de  tout  poète  une  attitude  morale  vraiment  nnble 
et  un  idéal  élevé,  en  même  temps  qu'une  sensibi  ité  délicate. 
Enfin,  illustrer  la  doctrine  de  M.  André  Joussain,  dont  je  vais 
essayer  une  brève  analyse. 

Le  romantisme  sut  exprimer  «  les  sentiments  profonds  et  les 
aspirations  morales  de  l'homme.  »  Le  naturalisme  les  négligea 
complètement  pour  «  s'attacher  au  monde  extérieur  ».  Le  Néo- 
Romantisme  ambitionne  de  faire  fusionner  enfin  les  deux  métho- 
des. Il  voudrait  combler  l'abîme  ouvert  «  entre  la  science,  qui 
est  l'expérience  des  peuples,  et  la  religion  qui  résume  leurs 
aspirations  les  plus  hautes  ».  Toutefois,  et  c'est  là  l'important, 
il  faut  «  pour  concilier  ces  deux  points  de  vue,  partir  de  l'idéal 
comme  d'un  fait  et  chercher  ses  racines  dans  la  réalité  môme  »>. 
M.  Joussain  en  est  bien  convaincu,  «  l'intuition  que  nous  avons 
de  nous-méme  comme  d'un  être  conscient  dont  toute  l'essence  est 
de  penser,  est  une  expérience  aussi  réelle  que  toutes  les  expérien- 
ces de  laboratoire  ».  Pour  lui  au>si,  l'univers  n'e.^t  qu'une  «  plura- 
lité d'êtres  conscients  ;  lespace,  une  manière  dont  les  choses  se 
révèlent  à   nous  ;  le  inonde  extérieur,  l'apparence  sous  laquelle 


se  manifeste  à  notre  sensibiliié  une  multitude  d'âmes...  »  Par 
consi  quent,  la  puésie  pourra  «  chercher  à  recf>nstituer  la  vie 
intime  de  ces  êtres,  et  à  retrouver  sous  l'illusion  des  f»  rmes  et 
des  couleurs  l'activité  de  la  matière  livrée  à  ses  continuelles  mé- 
tamorphoses ».  Or,  faire  vivie  les  choses,  c'est  exprimer  aussi 
les  émotions  de  l'âme...  c  est  faire  vivre  l'esprii  d  une  vie  supé- 
rieure, en  lui  ouvrant  le  monde  des  rêves  et  des  vérités  éter- 
nelles ». 

Et  voilà  comment  M.  André  Joussain  entend  concil  er  une 
poésie  philosophique  et  scientifique  avec  une  poésie  émotionnelle 
et  intime. 

Quelque  temps  se  passe  sans  donner  naissance  à  aucun  grou- 
pement. Puis,  dans  le  courant  de  1907,  la  jeunesse  littéraire 
apprend  tout  à  coup  qu  un  audacieux  phalanstère  artistique  vient 
de  se  constituer.  Des  poètes,  des  romanciers,  des  peinties.  des 
sculpteurs  des  musiciens  se  sont  associés  pour  assurer  à  la  fois 
leur  existence  matérielle  et  leur  indépendance  intellectuelle.  Leur 
communauté,  ils  l'ont  fixée  à  Créteil  et  l'ont  dénommée  «  L'Ab- 
baye ».  Parmi  les  profès  de  ce  prieuré  laïc,  on  cite  Hes  poètes  : 
René  Arcos,  Henri-Martin  Barzun,  Georges  Duhamel,  Alexandre 
Metoereau,     iules  Romains,   Charles    Vildrac... 

De  ce  loyer  d'enthousiasme  juvénile  va  bientôt  sortir  une  nou- 
velle école  poétique.  M.  Jules  Romains,  en  1908,  publie  son 
fameux  poème  La  Vie  Unanime.  C'est  une  œuvre  d  une  techni- 
que assez  lâchée,  mais  vraiment  puissante.  Elle  suscite,  parmi  la 
gfénér'ition  de  demain,  des  discussions  enflanmées  et  parfois 
venimeuses.  M.  Romains  met  à  profit  ces  démêlés.  Il  fonde  l'Una- 
nimisme,  et  publie  livres  sur  livres  pour  imposer  au  plus  tôt  sa 
formule.  De  la  spontanéité,  un  don  certain  des  images:  c'est 
plus  qu  il  n  en  faut  pour  faire  oublier  la  ligne  un  peu  hâtive  de 
l'écriture,  —  et  l'idée  unanimiste,  durant  plus  d'un  an,  fournit 
une  assez  belle  cnrrière. 

Mais,  exactement,  quelle  est  donc  la  philosophie  de  cet  Unani- 
misme  ?  Klle  consiste  d  abord  —  et,  nous  l'avons  vu.  la  théorie 
n'est  pas  nouvelle  —  à  remplacer  l'esprit  humain  par  lesprit  vital 
et  un  ver.-el.  Klle  présente  ensuite  cette  particularité  que  l'appa- 
reil, l'drgane  par  lequel  se  manifestera  l'esprit  désormais  doit 
être,  non  plis  l'ame  individuelle,  mais  bien  «  l'âmedes  groupes  ». 


—    29   — 

Se  basant  vrai-^emblablement  sur  ce  précepte  de  M.  René  Ghil  : 
«  la  matièie  é\oiue  à  prendre  conscience  d'elle-même  »,  M.  Jules 
Romains  croit  avoir  eu  la  <•  révtlation  religieuse  »  que  «  les 
groupes  faits  d'hommes  les  plus  petits  et  les  plus  vastes,  les 
couplt  s,  les  rassemblements,  les  villages,  qui  menaient  depuis 
des  siècles  une  vie  mystérieuse  et  muette»,  viennent  d  arriver 
à  la  Lons(.ience  claire  et  «  d'affirmer  enfin  leur  présence  surhu- 
maine {*i  ». 

Quant  à  la  forme  prosodique,  M.  Jules  Romains  use  des  mètres 
traditionnels  ;  mais,  sauf  de  rares  exceptions,  il  remplace  la  rime 
par  des  «  rapports  de  sonorités  »  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
l'assonance  et  qui  me  paraissent  être,  en  somme,  la  part  la  plus 
personnelle  et  la  plus  vraiment  originale  du  contingent  littéraire 
unanimiste. 

Le  15  juillet  1908,  M.  Gérard  de  Lacaze-Duihiers  annonçait, 
par  un  copieux  article  de  La  Revue^  la  naissance  d'Un»  Nouvelle 
École  f'uétique. 

«  Nous  croyons,  s'écriait  M.  André  Colomer,  rédacteur  du 
maniltste  de  La  Foire  aux  Chimères,  à  la  valeur  de  nos  propres 
visions,  car  nous  savons  qu'elles  n'ont  pu  jaillir  que  du  contact 
fécond  de  nos  sens  amoureux  et  de  la  matière  vibrante  !  »  C'est 
réternelle  erreur  des  Illusionnés  et  des  Sincèies  que  de  vouloir 
communiquer  leur  foi  et  leur  ardeur.  Partis  a  à  la  découverte  de 
la  vie  »,  les  Visionnaires  en  avaient  aperçu  la  beauté  supérieure, 
et  bon  nombre  d'entre  eux  s'imaginèrent  ingénument  que  cette 
beauté  là  ctaii  perceptible  pour  les  masses.  Pourtant,  ne  l'avaient- 
ils  pa-i  déclaié  eux  mêmes  ?  «  avoir  vision,  c'est  exprimer  origina- 
lement l'harmonie  mondiale  avec  l'harmonie  individuelle.  Avoir 
vision,  c'est  assurément  beaucoup  plus  que  voir.  C'est  voir  comme 
on  sent,  voir  avec  son  éducation  entière  des  sens  ei  de  la  pensée  ». 

Aujourd'hui,  les  ménestrels  de  la  «  foire  aux  chimères  »  savent 
que,  seuls,  les  artistes  sont  visionnaires.  Ils  ont  renoncé  à  leur 
apostolat.  C'est  dans  la  sereine  fertilité  du  silence  qu'ils  travail- 
lent désormais,  pour  la  plupart.  Cependant,  M.  André  Colomer 
n'a  point  cessé  d'apporter  des  précisions  à  leur  doctrine.  Dans 
Le  Rythme,  dans  les  Actes  des  Poètes,  dans  la  Forge,  il  a  suivi 
leur  évolution.  Je  note  ces  quelques  phrases  qui  me  paraissent 

(*)  La  Revue  Bleue^  4  septembre  1909. 


30 


assez  bien  la  caractériser  :  «  Nous  avons,  dit-il,  éveillé  le  g'  ût  de 
la  fresque  lyrique,  suscité  la  lecherche  dune  architecture,  le  >ens 
du  décor  en  poésie...  le  désir  de  renaissance  d  une  poésie  de  >vn- 
Ihèse...  Le  mouvement  visionnaire  est  l'expression  artistique  de 
rintuitionisme  Bergsonien.  Nous  voulons  que,  dans  nos  fresques, 
se  déroule  le  cours  mouvementé  et  nuance  de  notre  vie  spii  iiucUe 
dans  sa  fraîcheur  d'éclosion...  Nous  sommes  les  poèijs  de  la 
natura  naturans,  de  la  vie  au  moment  même  où  elle  se  vit,  les 
architectes  du  fugitif. ..  ». 

C'est  en  janvier  1909  que  M.  F. -T.  Marinetti  fit  paraître  dans 
le  Figaro  son  maniteste  futuriste,  qui  a  sa  signification,  sinon  dans 
l'histoire  littéraire  française,  du  moins  dans  l'histoire  morale  et 
politique  de  l'Italie.  M.  Maiinetti,  que  nous  devons  aimer,  nous 
français,  parce  qu'il  descend,  lui  aussi,  des  Galls  d'avant  la  con- 
quête, —  des  grands  a  barbares  wdela  Gaule  Cisalpine, — s'était 
juré  de  faire  sortir  de  leur  enlizement  ses  compatriotes.  Pour 
cela,  il  n'a  pas  craint  les  arrestations  réitérées,  les  procès,  les 
amendes  et  la  prison.  A  la  tête  d'une  petue  troupe  d'artistes  et 
d'écrivains  italiens,  il  est  allé  révolutionner  Venise,  Milan,  Rome, 
Naples.  Florence  et  Palerme.  Partout,  il  a  véhémentement  pro- 
testé «  contre  l'art  académique,  contre  les  musées,  contre  le  règne 
des  professeurs,  des  archéologues,  des  brocanteurs  et  des  anti- 
quaires ».  Il  ne  veut  plus  que  sa  patrie  soit  un  cimetière  dont  les 
étrangers  viendront,  en  curieux,  visiter  les  tombeaux,  ni  une 
maison  de  piosiiiution  où  ils  continueront  à  abriter  leurs  amours 
clandestines  et  maladives.  Foin  du  passé  qui  momifie  les  cerveaux 
et  qui  paralyse  les  énergies  !  Cu  que  l'auteur  de  Mafarka,  un 
roman  d'un  lyrisme  vraiment  exaspéré,  veut  voir  glorifier  désor- 
mais sur  la  terre  italienne,  —  mais  son  ambition  va  peut-être  bien 
au  delà  .'  —  c'est  la  témérité,  les  ardeurs  de  la  lutte,  la  «  beauté 
de  la  vitesse  »,  les  mille  progrés  de  I  industrie,  le  travail,  le 
patriotisme,  —  et,  s'il  le  faut,  enfin,  la  guerre  !...  Aussi  quelques- 
uns  vont  ils  jusqu'à  lui  attribuer  la  responsabilité  de  la  cam- 
pagne tripolitaine  ! 

Ce  mouvement,  qui  s'est  accompagné  d'un  tourbillon  de 
«  peinture  futuriste  »  assez  mystificateur,  n'est  cependant  pas 
sans  avoir  eu  une  certaine  répercussion  dans  les  lettres  fran- 
çaises. Ce  qui  a  le  plus  frappé  nos  jeunes  écrivains,  dans   les 


théories  marinettistes  ce  sont  les  deux  préceptes  concernant  le 
«  m 'pris  de  la  temme  »  et  la  condamnation  du  féminisme.  Ils 
soni  nombreux  ceux  qui  pensent  que  nous  avons  eu  assez  d'adul- 
tères, d  amoureux  fâhts,  de  tyrannies  féminines  et  de  romances 
seniimeniales  dans  nofe  littérature.  Et,  sur  ce  point  du  moins, 
les  futuristes  ont  rai>on,  aussi  bien  en  France  qu'en  Italie:  il 
serait  temps  de  trouver  autre  chose. 

Dans  le  courant  de  l'été  1909,  MM.  Touny-Lérys,  Marc  Dhano 
et  George  Gaudion  publièrent  dans  Poéste,  en  manière  de  pro- 
testation contre  le  Futurisme,  leur  manifeste  du  Primitivisme. 
(1  Par  Primitivisme,  disaient-ils,  nous  désignons  l'art  qui  se 
nourrit  aux  sources  mêmes  de  la  Vie  (qui  viennent  de  loin,  du 
début  des  âges).  Et,  de  même  que  les  couleurs  primitives  sont  les 
sept  couleurs  du  spectre  solaire,  desquelles  toutes  les  nuances 
dérivent  et  auxquelles  ii  faut  toujours  revenir,  nous  disons  que 
l'art  est  et  demeure  primitif. . .  ». 

C'est  en  février  1909  que  M.  Han  Ryner  publia  chez  Gastein- 
Serge  un  exposé  précis  de  sa  doctrine  sous  ce  titre  :  Le  Sub- 
jeclivisme. 

Le  mot  «  Subjectivisme  »  lui  avait  paru  désigner  de  façon 
heureuse  le  centre  de  son  éthique  :  tout  le  dehors,  tout  l'objet  (les 
choses  indifférentes  des  stoïciens,  lea  fortuits  de  Rabelais),  ne  sau- 
rait constituer  notre  bonheur  ou  notre  malheur.  Bonheur  ou 
malheur  sont  purement  subjectifs.  Le  dehors  —  situation,  cir- 
constances, événements,  etc.  —  voilà  la  matière  que  chacun  doit 
modeler.  Cette  matière  brute,  cette  destinée  rudimentaire, 
même  lorsqu'elle  parait  brillante  aux  yeux  étrangers,  est  toujours 
laideur  et  malheur.  Seules  les  grandes  âmes  sont  de  puissants 
artistes  et  modèlent  cette  matière,  quelque  réfractaire  que  le  sort 
puisse  la  leur  offrir,  en  beauté  et  en  bonheur. 

On  voit  l'admirable  esthétique  qui  se  dégage  de  cette  philoso- 
phie. Les  faits,  matière  de  la  connaissance  ou  de  la  réalisation 
artistique,  sont  indifférents.  Nous  ne  devons  nous  intéresser 
qu'aux  formes  que  subit  cette  matière  dans  les  esprits  puissants. 
1.8  vérité  la  beauté  particulière  à  tel  ou  tel  écrivain,  à  tel  ou  tel 
artiste,  c'est  une  conquête  individuelle,  c'est  une  création  de 
conquérant. 


—  32  — 

Sur  la  fin  de  1909.  M.  Louis  Nazzi  lançait  un  fascicule  au  titre 
provocant,  par  ces  temps  d'impo^iuie  :  Sincérité.  Il  annonçait  une 
nouvelle  formule  littéraire,  le  «  Sincérisme  ».  Il  ne  s  embarrassait, 
d'ailleurs,  ni  de  métaphysique,  ni  de  doctrine  phi  osophique.  Et 
pourtant  ce  qu'il  réclamait,  après  tant  d'autres,  du  p'-è  e  et  de 
l'écrivain,  c'est  précisément  ce  qui  a  fourni  le  pr<  texte  ite  tous 
les  systèmes,  de  toutes  les  sciences  abstraites,  de  toutes  les  ambi- 
tions supérieures.  Car,  sans  l'inspiration,  sans  la  sponianéité, 
sans  la  sincérité,  il  n'est  point  de  création  véritable;  et  toute 
création  qui  mérite  ce  nom  implique,  et  souvent  à  l'insu  du 
créateur,  une  métaphysique  ou  une  philosophie. 

Cest  M.  Charles  de  Saint-Cyr  qui,  en  tète  d'un  volume  de 
vers.  Matines,  donna  en  1910,  un  Essai  sur  l'Intensisme  *|  qui 
fut  considéré  par  d'aucuns  comme  un  manifeste  scolastique. 
C'était  une  nouvelle  contribution  à  cette  idée  que  le  factice  en 
art  doit  être  sévèrement  proscrit,  afin  que  l'inspiration,  dans  la 
genèse  d'une  oeuvre,  puisse  reprendre  la  toute  première  place.  Il 
est  certain  que  le  «  Poète  »  ne  gardera  sa  dignité  qu'à  ce  prix, 
et  la  Poésie  son  prestige.  L'être  doit  retentir  dans  l'œuvre,  c'est 
mon  avis  absolu,  et  ce  que  M.  Ch.  de  Saint-Cyr  appelle 
l'intensité  poétique  n'est  autre  chose  que  la  résonnance  dune 
âme. 

De  son  côté,  M.  Max  Jacob  ne  peut  oublier  que,  vingt  siècles 
avant  noire  ère.  les  Galls,  —  dont  une  fraction  devint  plus 
tard  les  Francs^  —  occupaient  déjà  notre  territoire,  et  que  notre 
tradition  poétique  a  ses  racines  les  plus  lointaines  et  les  plus  pro- 
fondes dans  l'admirable  liturgie  des  druides.  Il  n'ignore  point  que 
le  «  druidisme  »  était  tout  autre  chose  que  la  caricature  qu'en 
ont  laite  les  historiens.  Aussi  a-til  donné  ce  nom  à  une  esthé- 
tique qui  entend  ne  point  renier  nos  origines  celtiques,  et,  par 
là  même  nos  origines  aryennes,  car  la  mystique  des  druides,  en 
réalité,  n'est  pas  moins  que  le  prolongement  de  la  grandiose 
métaphysique  hindoue.  M.  Max  Jacob  a  pour  principal  disciple 
M.  Louis  de  Gonzague  Frick. 

Il  y  a  quelques  années,  M.  Edouard  Schuré  avait  été  proclamé 
par  quelques-uns  chef  de  lldéalisme  moderne.  Mais  M.  Schuré 


—  33  — 

est  né  protestant,  et  un  certain  nombre  de  jeunes  écrivains  et 
poètes  catholiques  ont  cherché,  en  ces  derniers  temps,  à  se  grou- 
per autour  d  un  maître  qui  eût  leurs  propres  sentiments  confes- 
sionnels. M.  Charles  de  Pomairols,  en  acceptant  de  se  placer  à 
leur  téie,  a  fondé  l'Kcole  Spiriiualisie,  laquelle  compte,  parmi  ses 
adhérents,  MM.  Gfrard  Batdebat,  Francis  Gaillard,  Dominique 
Combetie,  André  Delacour,  André  Lafon,  François  Mauriac,  Jac- 
ques Sermaize,  R.  Valléry-Radot,  et  M""»  Lya  Berger,  Alice 
Clerc  et  Claire  Viienque.  Le  but  que  se  proposent  les  spiritua- 
lisies  e.".t  de  provoquer  une  réaction  contre  ce  qu'il  y  a  de  grossier 
et  d'inesthétique  chez  les  continuateurs  du  naturalisme  Leur 
effort  apparaît  des  plus  sympathiques  et,  comme  plusieurs 
d'entre  eux  ont  déjà  attesté  un  très  réel  talent,  on  peut  espérer 
qu'il  sera  fécond. 

Vers  1903,  si  je  ne  me  trompe,  M.  Louis  Bertrand  a  affirmé  le 
premier  (*)  son  espoir  d'une  «  renaissance  classique  »  dans  une 
préface  écrite  pour  Les  Chants  Séculaires  de  M.  Joachim  Gasquet. 
Je  n'ai  pas  parlé  plus  tOt  de  ce  manifeste,  parce  que  je  n  ai  pu 
me  le  procurer  et  que,  d'ailleurs,  je  ne  pense  point  qu'il  ait 
déterminé  un  mouvement  très  appréciable.  En  191  1,  M.  Charles 
Morice,  partisan  d'une  «  Autre  Renaissance  ».  aboutissement  du 
Symbolisme,  a  ouvert  sur  ce  sujet,  dans  Paris-  Journal,  une 
enquête  qui  a  donné  les  résultats  les  plus  contradictoires.  A  leur 
tour.  M.  Gaston  Picard  dans  sa  revue,  L'Heure  qui  sonne,  M.  Paul 
Vérf.Ia  dans  la  sienne,  La  Renaissance  Contemporaine,  lA.  Gaston 
Sauvebois  dans  un  livre.  L'Equivoque  du  Classicisme,  ont  allégué 
la  nécessité  d'une  «  Renaissance  Française  ».  M.  Jean  Richard, 
aussitôt,  a  riposté  dans  son  journal,  L'EJJort,  en  assurant  qu  une 
«  renaissance  »  n'est  aujourd'hui  possible  qu  à  la  condition  d'ô  re 
«  révolutionnaire  »,  l'indépendance  du  génie  étant  devenue  un 
fait  scientifique.  Ces  discussions  ont  soulevé  les  cris  des  innom- 
brables miliciens  de  «jeunes  revues»  qui  voient  l'indiiCdu  cou- 
rage dans  la  clameur.  Mais  le  courage  consiste  à  avoir  une  foi 
pr(. fonde  et  à  agir  silencieusement  —  et  quoi  qu'il  en  coûte  — 
selon   cette  foi.  Les  grands  mouvements  sont  toujours  nés  de 


!^.  '  ependani.  en  1897,  M.  Saint-Georges  de  Bouhélier  avait 
publié  Les  Eléments  d'une  Renaissance  Française. 


—   34  — 

l'accord  tacite  des  énergies.  Il  faut  croire  que  renaissance  latine, 
renaissafice  classique,  renaissance  romantique,  renaissance  fran- 
çaise, etc.,  n'étaient  que  vocables  ne  correspondant,  en  réalité,  . 
aucune  force  en  fluctuation.  La  cacophonie  passée,  il  ne  reste, 
dans  tous  les  camps,  que  des  individualités  adverses.  Aucune 
direction,   aucune  cohésion,   aucun    prc>gramme  défini. 

Qu'il  me  suffise,  avant  de  conclure,  de  signaler  «  l'Ecole  de  la 
Flora  »  ou  de  la  ^râce  de  M.  Lucien  Rolmer,  a  l'Ecole  Anima- 
liste  »  (?)  de  M.  Arthur  Cravan,  et  l'Ecole  du  Bonisme  de  M.  Ed- 
mond  Thiaudière... 

La  multitude  même  des  écoles  qui  nous  sont  nées  depuis  un 
quart  de  siècle  montre  à  quel  point  notre  époque  est  individua- 
liste. Cet  individualisme,  l'aveuglement  des  critiques  la  appelé 
.incohérence  et  anarchie.  Il  est  dans  le  caractère  des  critiques 
de  se  targuer  de  leur  sottise,  et  je  n'espère  point  convaincre  ces 
messieurs  de  leur  erreur.  A  ceux  qui  ont  des  yeux  pour  voir  de 
reconnaître  quel  mouvement  précis  représente  le  cataclysme 
atmosphérique  de  ces  derniers  temps.  Je  dis  a  cataclysme  atmos- 
phérique ))  parce  que  tout  est  contenu  dans  l'atmosphère,  lespi- 
ration  du  monde.  Et  le  même  phénomène,  qui,  dans  un  nombre 
de  siècles  indéterminé,  fera  de  la  France  une  région  de  la  zone 
torride,  déplace  aussi  le  centre  de  gravité  du  génie  mondial.  Le 
nord  de  l'Europe  et  notre  pays  en  particulier  viennent  de 
prendre  conscience  des  rapports  de  l'homme  et  de  l'universel. 
Cette  faculté  mystérieuse  que  les  critiques  ont  toujours  niée 
parce  qu'ils  en  sont  dépourvus,  parce  qu'ils  ignorent  ce  qu'elle 
est,  parce  qu'ils  sont  impuissants  à  l'expliquer,  le  génie  enfin,  le 
génie  vient  de  se  manifester.  Nous  traversons  eu  nous  allons  tra- 
verser une  époque  seniblable  à  celles  qui  produisirent  les  poè- 
mes sacrés  et  mythiques  de  l'Egypte  et  de  l'Inde,  les  hymnes 
orphiques  et  les  tragédies  d'Eschyle,  les  œuvres  mystiques  du 
moyen  âge,  la  Divine  Comédie  du  Dante,  le  second  Faust  de 
Gœihe,  la  dramaturgie  de  Shakespeare.  Ayez  pour  certain 
que  les  fruits  de  ce  prodigieux  travail  des  éléments  supérieurs 
vont  bientôt  mûrir.  C'est  parce  que  chaque  individualité  a  con- 
couru pour  sa  part  à  l'oscillation  des  forces  que  les  forces  se  heur- 
teront et  produiront  l'éclair  qui,  de  nouveau,  doit  illuminer  le 
firmament  de  la  pensée. 


35 


Il  est  remariiuable  que  presque  toutes  les  formules  littéraires 
de  es  dcrnièies  années,  symbolisme,  scientisme,  paroxysme, 
ésoi'iisine,  naturisme,  régionalisme,  synthétisme,  impulsion- 
nis'iie,  intégralisme,  néo-romaniisme,  visionnarisme,  etc  ,  se 
ré  la'nent  d  une  métaphysique.  D'autre  part,  le  nombre  des  publi- 
caiii'ns  ésotériques,  occultistes,  kabbalistes,  théosophiques, 
gnostiques,  hermétiques,  psychiques,  est  de  jour  en  jour  plus 
con-idérable.  Le  sectarisme  anti-philosophique,  la  science  maté- 
rialiste ne  sont  plus  que  des  cadavres,  aujourd'hui.  La  théorie  de 
l'intuiiion,  la  confiance  en  son  merveilleux  pouvoir  s'^nt  profes- 
sée-^ ju-<qu'en  Sorbonne.  Dans  le  domaine  littéraire,  cette  angois- 
sante identification  de  notre  substance  à  l'essence  de  la  Vie  s'est 
répercutée  en  toutes  les  natures  sensibles. 

D'ailleurs,  ainsi  que  l'a  dit  Mallarmé,  a  l'Esprit  souffle  où  il 
veut  et  d'où  il  veut.»  Les  groupes  scolasfiques  qui  voudraient  le 
retenir  malgré  lui  ne  recueilleraient  que  du  vent.  Et  il  est 
absurde  de  dire  que  l'individualisme  est  néfaste  en  littérature  ou 
en  art,  alors  que  les  colonnes  spirituelles  du  monde  sont  des 
individualités,  —  tels  Krishna,  Zoroasire,  Moïse,  Pythagore, 
Eschyle,  Jésus... 

Une  autre  erreur  est  de  dénoncer  la  décadence  du  roman,  du 
théâtre,  de  l'art  littéraire,  ou  la  crise  de  la  langue  française. 
Parce  que  la  démocratie  refuse  les  moyens  d'existence  à  1  écri- 
vain, parce  quelle  encourage  le  monstrueux  mandarinat  des 
«  journalistes  »,  qu'elle  facilite  le  triomphe  éphémère  des  ama- 
teurs, qu'elle  entretient  les  mœurs  déplorables  de  l'arrivisme  et 
qu  elle  provoque  l'encombrement  par  une  production  exorbi- 
tante de  demi-savants,  les  critiques  niyopes  ne  veulent  voir  que 
les  misérables  élucubrations  des  impuissants.  11  leur  suffit  que 
ces  manuels  soient  innombrables  pour  qu'ils  les  considèrent 
comme  la  quintessence  de  l'esprit  moderne.  F,n  réalité,  tout  cela 
est  inexistant.  Au  lieu  de  fonder  des  ligues  pour  protester,  après 
le»  y  avoir  encouragés,  contre  les  pauvres  diables  enclins  à 
écrire  sans  connaître  la  langue,  les  gens   qui  veulent   se  rendre 

I  -s  montreraient  plus  de  clairvoyance  en  faisant  respecter  les 
ivains  qui  l'enrichissent. 

On  pourrait  conseiller  aussi  à  ces  hommes  d  action  d'employer 
leurs  efforts  à  endiguer  les  dangereux  débordements  de  l'ins- 
truction. Tant  que  tout  individu  sachant  décliner  asinus,  depuis 


-  36  - 

ie  nominatif  jusqu'à  l'ablatif,  se  croira  digne  de  rénover  le 
génie  littcraiie,  les  vrais  talents  seront  méconnus  des  contem- 
porains et  la  médiocrité  ébahira  la  niaiserie  publique.  On  ne 
saurait  trop  le  répéter,  susciter  d'innombrables  appétits  et  «fiFoler 
les  consciences,  comme  on  le  fait  en  France  depuis  quelque  temps, 
voilà  l'acte  le  plus  criminel  qui  se  puisse  accomplir  dans  l'Etat. 

C'est  un  autre  crime,  un  crime  antipatriotique,  —  autant 
qu'une  énorme  sottise,  —  que  de  donner  l'alarme  juste  au 
moment  où  le  français  arrive  à  la  conquête  suprême  de  ses 
moyens  de  composition,  d'expression  et  d'eurythmie.  Avec  l'ins- 
trument dont  nous  disposons  désormais,  les  chefs-d'œuvre  sont 
nécessité.  Notre  langue  est  apte  à  tout  exprimer.  Grâce  aux 
apports  successifs  du  génie  gallique,  du  classicisme,  du  roman  • 
tisme  et  du  symbolisme,  la  voici  riche  de  moelle,  ordonnée, 
flexible,  tumultueuse  et  vibrante,  discrète  et  mystérieuse,  flui- 
dique  et  frissonnante.  A  volonté,  son  verbe  est  impétueux  et  fort, 
immatériel  et  nuancé.  Il  peut  traduire  les  fureurs  de  la  passion, 
comme  l'invisible  présence  de  l'âme.  Il  est  à  la  fois  le  sanglot 
d'une  douleur  humaine  et  le  murmure  troublant  des  puissances 
inconnues.  Aucun  idiome  n'était  parvenu  jusqu'ici  à  une  si 
étonnante  perfection.  Kt  c'est  pourquoi  nous  devons,  nous  écri- 
vains, aimer  la  langue  française  dans  le  silence  de  notre  cœur, 
et,  dans  la  joyeuse  lumière  de  son  rayonnement,  lui  consacrer 
«n  culte  aux  regards  du  monde. 

Enfin,  puisqu'elle  est  devenue,  cette  langue,  un  prodige  de 
•édiction,  de  magnificence  et  de  sublimité,  et  puisque  les  forces 
qui  transmettent  le  Savoir  s'attestent  en  fluctuation,  qu'atien- 
dons-nous  pour  créer  des  chefs-d'œuvre  ? 

L'avenir  du  génie  français  dépend  de  nous. 

Florian-  Parmkntier 
VaUnciennes^  octobre-novembre  jgii. 


MODIFICATIONS  SURVENUES  AU  COURS  DU  TIRAGE 

ET   NOTES    SUPPLÉMENTAIRES 


Guillaume  Apollinaire.  —  Ayant  hébergé  Géry  Pieret,  que  sa  vie 
«  ciievalci^sque  u  et  hon  «  pcnciianl  »  pour  les  choses  de  l'art,  en  par- 
ticuiiei  pour  les  slaïuelles  phéniciennes  du  Louvre,  a\uienl  signalé  à 
l'alteution  de  la  police,  et  lui  ayant  ensuite  fourni  les  moyens  pecu- 
niaiies  de  quitier  I"  territoire  français,  M.  Apollinairt  fui  anèté  et  in- 
carctre,  «  n  septembre  lUll,  sou»  l'iuculpaliou  ue  recel.  Celle  aventure 
lui  altira  la  sympathie  nnaniuie  de  la  presse,  du  monde  littéraire  et 
de  tous  les  i^eiis  de  bon  sens.  On  n'aurait  pas  compris,  en  eflet,  qu'une 
inJeiiif/ence  u'eliie,  comme  lauleur  d  Herésiahque  et  C",  n'eûi  pas  tente 
d'amener  cet  égaré  à  s'amende  ,  ni  qu'un  écrivain  s'étant  servi  de  ce 
«lalhrureux  comme  sujet  delude  se  lût  fait  son  délateur  en  justice. 

Sous  presse,  chez  Figujère  :  Picasso,  étude  ;  au  Mercure  de  France: 
Eau  uk  Vik,  poèmes.  Collaborations  nouvelles:  Le  Matin,  Le  l'arthcnon^ 
où  il  participe  au  t  roman  des  st  pi  »,  etc.,  elc.  A  consulter,  pour  com- 
pléter ^a  biographie  :  La  LHU  rature  et  les  idées  nouvelles,  d'Alexan- 
dr<-  .MtrcereHu,  pagi  s  ;J86  et  287. 

alose  de  Berys.—  A  fait  jouer  de  nombreux  actes  sur  diverses  scènes 
pai  iMennes    Ksi  ci  ilique  dramatique  à  Ma<iume  et  Monsieur. 

Léon  Oeubel  Vient  de  paraître  cnez  A.  R.  Meyer,  à  l{erlin  :  Ail- 
LBUHs,  poèmes.  Pour  paraître  prochainemenl  aux  Editions  de  la  «  Revue 
de  Fiance  »,  un  important  volume  de  vers  :  Rfgnkk  CollabO' alions  nou- 
▼elles  La  Revue  Indépendante,  La  Revue  de  France,  Les  Marches  du 
Sud  Ouest,  Les  Marches  de  Fruvenc,  Les  Facettes.  La  jeune  célébrité 
de  M.  Léon  Deubel  s  accentue  de  jour  en  jour, 

Léon  Oierx.  —  Vieni  de  païaîtie  chez  Lemerre  :  OEdvbes  Complètes, 
loine  L  nouvelle  édition  augmentée.  Tome  II,  sous  presse. 

Fernand  Oivoire.  —  Viennent  de  paraître,  avec  un  vil  et  lésitime 
Aicces  :  IsThODUcTior»  A  l'Ktude  de  la  Strateuik  LiTTÉKAïKE  (Sausitt)  et 
L'Amouheux,  poème  (La  Belle  Edition).  En  préparation  :  Amks.  poèmes. 
Coilaijoraiions  nouvelles:  Le  Mercure  de  France,  Le  Farthénon,  où  il 
pai  iicipe  au  «  roman  des  sept  »,  etc..  etc. 

H.-L.  Fankhauser.  —  Collaboration  nouvelle:  Les  Hommes  du  Jour. 

Albert  Fieury.  —  Décède  en  octobre  1911.  Francis  Jamnies,  8aint- 
Geortces  de  Boiiheher,  d'autres  encoie,  ont  dit  quel  gi-Hud  poêle  lut 
Albert  Fieury  Profondément  émus  par  le  malheur  qui  la  frappe,  l'au- 
teur et  I  éditeur  de  ce  livre  prient  ta  famille  d'accueillir  leurs  senli- 
menth  de  condoléance  atti  isiée. 

Le  poème  que  nou.s  avons  reproduit  dans  le  tome  précédent  (p.  162) 
reniera,  à  coup  sûr,  comme  l'un  des  chefs-d'œuvre  les  plus  émouvants 
de  I  oire  poésie  contemporaine. 

Florian-Parmentler.  —  A  un  an  de  plus.  Viennent  de  paraître  :  chez 
Pigulère,  La  Littkhature  kt  l'Epoque;  cher  Michand.  Carpeaux.  Sous 

Eresse  :  Poi.NTKS  SECHES  et  Mystère  de  Sano.  Collaboiaiions  à  ajoul.  r: 
a  Vie,  l'aris-Mtdi,  Les  Nouvelles,  la  Revue  d'Europe  et  d'Amérique, 
La  Revue  Indépendunte,  La  Fiamma,  et  environ  200  publications 
nouvt-lleH  de  province  et  de  l'Eirangei. 

i^aul  Fort.  —  Vient  de  paraître  chez  Flguière  :  Monthléry-la- 
Bata  lle,  nouvelIeH  ballades  fiançaises. 

t*e  é  Ohil.  —  Sous  presse,  chez  Flguière  :  Lkh  Images  du  monde 
•aile  de  la  2*  partie  de  \'(Mîuvrf  :  Dire  des  Sangs). 

A. -M.  Oostez.  —  Vient  de  paraître  aux  éditions  de  la  «  Province  »  : 
EasAi  d'Expam>ion  d'une  Esthétique  (en  collaboration  avec  MM.  Philéas 
Lebe^gue  et  Henri  Strenlz). 


ANTHOLOGIE-CRI  IIQUE 


Henry-Marx.  —  En  instance  au  Théâtre  de  l'CEuvre  :  Les  Skchkts, 
un  acte  en  prose.  A  organise,  le  24  mars  r.H2,  à  I  ocfa-ion  de  l'anniver- 
saire d  Alfred  de  Viyny,  un  peleiinaiie  devant  la  tombe  du  [lOete,  an 
cimetière  Montmartre,  a\ec  le  concours  d'ai  listes  de  la  Comédie 
Française.  Ksi  noninié  Secreiaiie  de  la  .Souielle  Utvue. 

Francis  Jamme»  (ne  à  Tournay  [Hles-PyieneesJ  le  2  décembre  IN68), 
—  Nouvelle  série  des  G^'orijtques  Cluptieni<es,  au  «  Mercure  de  Fiance». 

Gustave  Kahn.  —  Tient  la  rubrique  •  L'Art  ancien  et  moderne  «  au 
Uircure  de  France.  Collaborations  à  ajouter  :  Vers  et  Prose,  La  l'ha- 
laiii/f,  e c,  etc. 

:  ebastien-Charles  Leconte.  —  Vient  de  faiie  représenter  à  l'Odeon. 
avec  un  retentissant  succès,  Esthkr,  pkincessk  uIskall,  dr»nie  en 
quatre  acie>*  en  vers,  en  collaboration  avec  M.  Andie  Dumas  (Adapta- 
tion musicale  de  M.   Léon  Jeliin). 

Maurice  Maeterlinck.  —  A  reçu  le  Prix  Nobel,  en  1911.  Son  ouvrage 
sur  La  Mokt  a  paru  dans  une  édition  anglaise. 

Louis  Mandin.  —  Vienl  de  paraître  au  «  .Mercure  de  France  »  :  Akikl 
EscLAVK.   poèmt  s. 

Camille  Mauclair.  —  Vient  de  paraître  :  Florenck  et  l'Histoire  de 
l'Art  Fiokkntin. 

Alexandre  »ercereau.  —  Vienl  de  paraître  chez  Fignière  :  La  Lit- 
TÉRATiRE  ET  LES  Idées  NOUVELLES.  A  fonde,  avec  M.  Ldoiiaid  l.epHge, 
La  Rue,  journal  hebdomadaire  pour  la  défense  et  l'illuslralion  de  l'ans. 
A  été  nommé  secrétaire  de  la  «  Société  Inlernalionale  de  Recherches 
Psychiques  ».  A  organisé,  avec  M  Bar^-uisseau,  des  séances  litteiaiie»  à 
r«  Association  Générale  des  Etudiants»  (ont  déjà  conerencie:  MM  A. -F. 
Hérold.  E.  Verhaern,  F. -T.  Maiinetli.  G.  Kahn,  etc.)  et  le  Banquet 
mensuel  de  l'Union  des  Jeunes.  Coliaboiation  nouvelle:  La  Uranie 
Renie.  Iconographie:  /'O'^sîa  (19(n>),  Je  sais  tout  {i9U)),  L'Echo  (1911). 
A  consiilier  :  Atexaiitlre  Mei'rmau,  élude  critique,  par  Jean  Mt  izin- 
ger,  chez  Figuière.  (Le  «  Banquet  Mercereau  »  a  eu  lieu  en  191»»). 

Victor-Emile  »»ichelet.  —  Collaborations  nouvelles:  /,e  liraal,  etc. 

Jacques  Nayral.  —  En  relisant  l'analyse  que  je  donne  d'André 
Létys.  je  m'anerçois  qu'elle  peut  piêterà  équivoque  sur  un  point.  Entre 
le  moment  où  Lérys  se  dit  :  «  Si  l'on  me  demandaii  ce  que  je  faisais 
tel  jour,  à  telle  heure.  »l  me  serait  impossible  de  répondre  »,  et  celui  où 
il  se  demande  avec  angoisse  :  «  Dans  l'inconscience  de  l'ivresse  peut  être 
ai-je  lue?  »  se  succèdent  maints  étais  de  conscience  qui  constituent  le 
processus  de  l'hallucination.  Lérys  se  dit  d'abord  simplement  que  la 
justicf  cherche  toujours  des  coupabUs  pour  les  crimes  restes  impunis 
et  qu'il  lui  serait  impossible  de  se  délenilre  si  des  concordances 
qu'  Iconques  venaient  à  faire  poi  ter  des  soupçons  sur  lui,  parce  que  la 
débauche  alcoolique  a  creusé  dans  sa  mémoire  un  trou  efïrayanl.  C'est 
l'olisession  de  cette  idée  qui,  peu  à  p»'U,  l'amène  à  se  demander  s'il  n'a 
pas  réellt-menl  commis  un  crime  et  peut-être  celui-là  même  dont  le 
garçon  boucher  esl  accusé. 

Achève  quatre  pièce-  destinées  à  des  scènes  parisiennes,  dont  Le 
Méléare,  'A  actes,  en  collahoi  ation  avec  M.  Henri  Clerc.  Pour  parailie 
en  1912:  L' Auberge  des  Morts,  roman.  Nouvelles  collaborations  :  l'aris- 
Jovrnnl,  L'Aéro.  Vers  et  Prose,  La  Itevw  d'Europe  et  d'Amérique, 
etc.  Vient  d'être  nommé  directeur  littéraire  de  la  Maison  d'Editions 
Fignière, 

Han  Ryner.  —  Sous  presse,  chez  Fignière:  Les  Paraboles  Cyniques. 

Hélène  Vacaresco.  —  Un  nouveau  roman,  chez  Pion  :  Le  Sortilège. 

F.-P. 


Michel  ABADIE 


M.  Michel  Abadie  est  ne  dans  un  village  des  Hautes  Py'<  nées, 
à  Ayzac-Ost,  le  lo  septembre  1866.  Son  enfance  se  passa  dans 
le  merveilleux  décor  que  forme  l'élyscenne  vallée  d'Aigilès.  C'est 
parmi  les  buissicrcs  des  monts,  les  gaves  sauvages,  les  lacs  I  leus 
et  les  châtaigneraies  rocheuses  que  son  âme  communia  librement 
avec  lame  des  choses  Ci.  qu'elle  commença  à  s'ouvrira  1  Harm-  nie 
et  à  la  Beauté.  Il  vécut,  dans  la  montagne,  de  la  vie  libre  ei  fière 
des  pasteurs  m  dont  les  jeux,  écrit-il  quelque  part,  sont  tout  par- 
fumés d'antiquité  ». 

Vers  1  âge  de  quinze  ans,  il  se  rencontra  à  Tarbes  avec  Jules 
Laforgue,  à  qui  il  lut  ses  premiers  vers  baudelairiens.  Le  grand 
poète  prit  en  affection  le  jeune  barde  bigourdan  ;  et,  par  lasiiite, 
il  s'établit  entre  eux,  malgré  leurs  tendances  littéraires  très  diffé- 
rentes, des  rapports  d'amitié  qui  se  continuèrent  jusqu'à  la  mort 
de  l'écrivain  ironiste  et  désenchanté  des  Moraltté\  Légendaires. 

En  1887,  M.  Michel  Abadie  publiait  son  premier  livre  dans  le 
dialecte  du  Bigorre,  si  harmonieux  et  si  pur.  L'année  suivante,  il 
donnait  à  ses  amis:  Le  SUndieur  d'Azur,  où  s'était  répandu  un 
cœur  ivre  d'harmonie  et  de  bonté. 

Il  fut  un  des  premiers  collaborateurs  de  la  Plume,  en  1889.  Il 
prit  môme  une  part  active  au  mouvement  littéraire  de  cette  époque, 
en  publiant  San };lots  d  Extase  ei  le  Pain  qu'on  Pleure.  La  pensée 
et  la  forme  de  l'écrivain  s'y  montrent  déjà  presque  définitives.  Mais 
son  inspiration  trouva  un  renouveau  d'enthousiasme  vers  1895, 
alors  qu'il  se  liait  d'afTection  avec  Saint-Georges  de-Bouhélier. 
M.  Michel  Abadie  fit,  en  effet,  partie  du  groupe  des  écrivains  ori- 
ginaux que  l'auteur  de  l'Hiver  en  Méditation  avait  su  grouper 
autour  de  lui  et  qui  préconisaient  le  retour  à  la  nature,  la  glorifi- 
cation du  travail,  le  culte  de  la  terre  et  des  héros.  Dans  ce  puis- 
sant groupement  du  Naturisme  qui  comptait,  outre  Bouhélier: 
Maurice  le  Blond,  Albert  Fleury,  Kugène  Montfort,  etc.,  Michel 
Abadie  représenta  l'élément  essentiellement  bucolique. 

Voici,  d'ailleurs,  sur  le  poète,  lopinion  de  -quelques-uns  des 
plus  grands  écrivains  qui  se  sont  intéressés  à  son  œuvre: 


34  TOUTES    LES    LYKES 


(I  I-a  grâce,  la  douceur,  le  charme  sont  les  qualités  dominantes 
de  Michel  Abadie.  Ses  églogucs  évoquent  le  rythme  doux  des 
rêves  de  Chénier  »).  Aimand  Sylvestre  (Le  Journal,  juin  1H95). 
«  Si  Michel  Abadie  maniait  le  pinceau,  il  aurait  toute  la  richesse 
de  coloris  d'un  Bordone  ou  d  un  Joidaëns  et  je  ne  sais  pas  s'il  ne 
se  laisserait  pas  aller  aux  audaces  des  Monet  et  des  Diaz.  Son 
verbe  est  éclatant  et  son  épithète  rutilante  ou  dorée.  Ses  vers  sont 
une  musique  pleine  d'ampleur  et  de  résonnance  ;  mais,  telle  que 
certaines  pages  de  Vincent  d'Indy  ou  de  Chausson,  rid«'e  se  mas- 
que derrière  le  coloris  et  devient  parfois  obscure  et  vaporeuse  ». 
André  Theuriet  (Le  Journal,  1896).  —  u  Moderniste  avant  tout, 
vous  ne  vous  souciez  pas  outre  mesure  de  la  très  rigoureuse  alter- 
nance des  rimes,  ni  des  coupes  méthodiques  et  Banvtlltsus,  mais 
cela  n'empêche  nullement  votre  poésie  d  être  claire  spontanée  et 
vraie,  votre  vers  d'être  sonore  et  harmonieux  ;  et,  pour  mon 
compte,  je  me  déclare  satisfait  à  la  lecture  du  Pain  qu'on  pleure, 
puisque  j'y  trouve  beaucoup  de  ces  riens  indéfinissables  que  nous 
avons  tous  plus  ou  moins  rêvés  et  qui  chantent  d  un  bout  à  l'au- 
tre de  ce  livre  dont  je  me  délecte  ».  François  Coppée  (Correspon- 
dance, 13  décembre  1896).  —  «M.  Michel  Abadie  a  la  grandi- 
loquence. Ses  vers,  parfois  sonoies  comme  des  clairons  d'ar- 
gent clair,  parfois  jaseurs  comme  des  flûtes,  veulent  être  clamés. 
Ils  sont  d'un  amoureux  débordant,  heureux  de  jeter  aux  pieds  de 
l'Aimée  toutes  les  fleurs  et  tout  son  cœur.  Puis,  autour  de  ces 
efifusions  passionnées,  se  dessinent  de  délicieux  paysages.  Il  sent 
la  nature.  Et  il  possède  une  parfaite  science  du  métier.  Il  est  un 
très  bon  poète  ».  Adolphe  Retté  {Aspects,  1897).  —  "  Ardent, 
passionné,  généreux,  Michel  Abadie  porte  une  âme  qui  bat  et 
s'élève  d'un  grand  souffle  ».  Catulle  Mendès  (Rappott  sur  la 
'Poésie,  1900).  —  «  Remercie-t-on  une  baie  sauvage  et  couverte 
d'azur  et  qui  a  la  saveur  des  hauts  sommets.^  Remercierai -je  ci 
chant  buissonneux  et  parfumé  qu'est  votre  beau  livre  :  Le  Cceur  de 
la  forêt  1  Tout  simplement,  je  vous  embrasse  et  vous  admire  ». 
Francis  Jammes  (Correspondance.  34  septembre  1910)  —  «  M.  Mi- 
chel Abadie  est  demeuré  fidèle  à  sa  Muse  primitive  :  il  n'a  rien 
perdu   de  son  mysticisme    panihéistoet  il   éprouve    toujours   la 


MICHEL    ABADIE  35 


même  émotion  candide  chaque  fois  que  l'aurore  surfit  dans  la 
lumière  et  que  le  printemps  fait  éclater  les  bourgeonsdes  jeunes 
pousses,  et  si,  tandis  que  s'accumulent  les  ans,  il  avait  changé  en 
quelque  point,  ce  serait  pour  témoigner  toujours  une  plus  fer- 
vente gratitude  envers  la  vie,  toujours  plus  belle  à  son  gré.  11  ne 
nie  pas  que  l'ombre  existe,  voire  la  farouche  nuit;  il  n  est  pas 
sourd  jusqu  à  n  entendre  pas  les  cris  et  les  lamentations  de  la 
foule;  mais  il  croit  au  triomphe  certain  de  la  splendeur  solaire 
et  il  est  fermement  persuadé  que  toutes  les  clameurs  et  tous  les 
sanglots  se  résoudront  en  une  supiême  harmonie  ».  —  Pierre 
Quillard  {Le  Mercure  de  France,  décembre   19 to). 

Outre  les  ouvrages  cités  plus  haut,  M.  Michel  Abadie  a  pu- 
blié :  Anthologie  des  Instituteurs  poètes  (Bibliothèque  de  l'Asso- 
ciation, 1897);  —  Les  Voix  de  la  Montagne,  poèmes  (La  Plume, 
1897);  —  L' Angélus  des  Sentes,  poésies  (Bibliothèque  de  l'Asso- 
ciation, 1901)  ;  —  Le  Cxur  de  la  Fo^êt,  poèmes  (Sansot,  édit., 
1910). 

Il  doit  faire  paraître  prochainement:  Une  Vie  d'Enfant,  Les 
Odes  d'Aurore,  Les  Bucoliques. 

Il  a  collaboré  à  la  Plume,  à  l'Ermitage,  au  Livre  d'Art,  aux  Do- 
cutnents  sur  le  Naturisme,  à  la  Revue  Naturiste,  à  la  Revue  Pro- 
vinciale^  à  l'Aurore,  à  la  Vie  libre,  aux  Visages  de  la  Vie,  au 
Radical,  à  Isis,  aux  Tablettes,  au  Centaure,  dont  il  est  actuelle- 
ment le  Directeur,  etc.,  etc. 

Les  dernières  œuvres  publiées  par  ce  poète  se  recommandent 
par  leur  grâce  antique,  un  rythme  tout  ondoyant  de  lumière  et  la 
plus  élégante  pureté. 


HYMNE   AUX   MUSES 

Muses  aux  belles  voix,  un  soir  nous  vous  disions  : 
L'ombres'étendsurnous,le8  jours  n'ont  pi  us  decharme; 
Dans  les  cœurs  sans  amour  et  dans  les  yeux  sans  larmes 
11  n'est  plus  de  vaillance,  il  n'est  plus  de  rayons, 


36  TOUTES    LKS    LYRES 


Car  la  Beauté  ne  répand  plus  de  lueurs  vraies 

Et  la  foi  semble  morte  aux  cœurs  morts  des  vivants, 

Depuis  que  vous  errez,  ô  déesses  sacrées, 

Au  souffle  impur  et  ténébreux  des  mauvais  vents. 

On  honnit  l'Idéal  et  les  luths  se  lamentent 
Dans  le  désert  d'un  monde  où  la  vérité  meurt. 
Vous  qui  portez  le  blé  des  sublimes  semeurs, 
Soufflez  le  vent  qui  crée  les  âmes  plus  aimantes  ! 

Comme  un  soleil  revient  de  son  exil  qui  dure, 
Brillez  dans  nos  clartés,  nos  désirs  et  nos  deuils, 
Dans  l'immense  fragilité  de  notre  orgueil, 
Puis  étanchez  la  soif  du  Vrai  qui  nous  torture. 

Semez  d'étés  meilleurs  les  temps  qui  vont  venir 
Et  que  votre  lumière  envahisse  les  âmes  : 
L'harmonie  et  l'amour,  adorables  Sésames, 
Forceront,  seuls,  les  portes  d'or  de  l'avenir  ! 

Ouatez  de  joie  la  route  où  vont  nos  pas  errants 
Et  répandez  sur  nos  travaux  et  sur  nos  fêtes 
Les  vivantes  clartés  de  vos  yeux  adorants, 
Et  que  de  votre  foi  notre  humble  vie  soit  faite. 

Puisque  de  vous  ruisselle  un  sang  sacrifié, 
Faites  surgir  les  soirs  élus  où  l'on  tressaille 
En  confiant  des  chants  qu'on  n'osait  confier  ; 
Et  bénissez  les  mains  obscures  qui  travaillent. 


MICHEL    ABADIE  37 


Vous  laisserez  tomber  vos  baisers  apaisants 
Comme  un  arôme  pur  sur  nos  âpres  tristesses 
Et,  que  l'homme  soit  jeune  ou  courbé  sous  les  ans, 
Grâce  à  vous  la  Bonté  deviendra  son  hôtesse. 

Mais,  pour  fêter  l'œuvre  des  jours,  dites  à  l'homme 
D'aimer  la  couche  heureuse  où  son  tourment  s'endort, 
Et  l'amoureux  rosier  dont  chaque  seuil  s'embaume 
Et  le  hallier  qui  chante  avec  ses  sources  d'or  ! 

Et  puis  gardez  toujours  le  meilleur  de  vous-même 
Pour  le  pauvre  dont  la  douleur  n'a  point  d'ami, 
Pour  l'enfant  qui  sans  un  baiser  s'est  endormi, 
Le  chemineau  qui  passe  et  que  personne  n'aime. 

Prenez  soin  du  foyer  où  nul  feu  clair  ne  brille, 
Du  jardinet  sans  fleurs  et  du  vallon  glacé, 
Du  vieillard  qu'on  délaisse  et  de  la  jeune  fille 
Dont  pleure  l'âme  ainsi  qu'un  doux  oiseau  blessé  ! 

Mais,  ivres  de  douceur,  par  l'antique  sentier, 
Quand  vous  apporterez,  ainsi  que  des  glaneuses 
Dont  les  épis  sont  faits  d'extase  et  de  pitié. 
Le  pain  dont  s'est  nourrie  l'Hellade  lumineuse, 

,  Faites  que  des  beaux  fronts  que  sacre  le  laurier 
Naisse  un  monde  enfiévré  d'harmonieux  délires. 
Afin  que  l'homme,  ayant  désappris  de  prier, 
Joigne  ses  tristes  mains  et  prie  au  son  des  lyres  !  » 


38  TOUTES    LES    LYRES 


LA  VOIX   DU   PATRE 

Moi,  dont  le  vœu  d'amour  ne  fut  pas  exaucé, 

Je  ne  suis  qu'un  berger  naïf  et  doux  qui  sait 

A  peiner  enfler  de  vent  sa  musette  sonore. 

Je  vis  dans  la  forêt  murmureuse  et  j'ignore 

Le  rouge  bruit  que  fait  le  travail  des  cités. 

Regarde  !  mes  haillons  se  baignent  aux  clartés 

Des  bois  où  le  baiser  des  abeilles  butine. 

Je  porte  en  mes  cheveux  l'odeur  des  églantines, 

Je  tends  mes  mains  aux  haies  ainsi  qu'un  mendiant, 

Et  la  brise  qui  vient  des  monts  en  souriant, 

Berce  les  buis  de  ma  cabane  bocagôre  ; 

Je  sais  cueillir  les  cèpes  noirs  sous  la  fougère, 

Je  marche  les  pieds  nus  dans  l'herbe  fraîche  et  j'ai, 

A  mes  lèvres,  le  rire  heureux  de  mon  verger. 

Ainsi  coulent  mes  jours,  et  ma  vie  solitaire. 

Simple  comme  la  source  où  je  me  désaltère. 

Aime  le  bruit  que  font  les  arbres  bénisseurs  ! 

Les  bois  laissent  en  elle  un  peu  de  leur  douceur  ! 

Je  partage  avec  le  vagabond  mon  pain  d'orge 

Et  m'amuse  parfois  à  voir  un  rouge-gorge 

Manger  craintivement  les  miettes  de  mon  seuil, 

Ou  sautiller  la  grâce  d'or  de  l'écureuil 

Dont  le  nid  d'herbe  luit  à  la  fourche  d'un  hêtre  ! 

Mais  ni  les  prés  ombreux  où  mes  troupeaux  vont  paître. 

Ni  l'églantine  qui  m'embaume,  ni  le  vent. 


MICHEL    ABADIE  3g 


Ni  les  bords  de  la  source  où  je  m'assieds  souvent, 
Ne  me  valent,  à  l'heure  où  l'aube  rit  aux  branches, 
Le  baiser  qu'à  mes  mains  font  mes  agnelles  blanches  ! 


LA   FLUTE   MORTE 

Le  clos  et  son  rempart  de  roses  que  tu  vois 

Ondoyer  au  soleil  ont  reconnu  ma  voix, 

Car  dans  mes  jeunes  ans,  je  fus  Tunique  pâtre 

Des  troupeaux  qui  s*en  vont,  bêlants  et  doux,  s'ébattre 

Et  se  poursuivre  au  bord  des  osiers  languissants, 

Souventes  fois  ma  flûte  a  sonné  ses  accents 

Joyeux  et  clairs  au  bois  des  myrthes,  et  les  grâces 

De  mes  pas  ont  laissé  leurs  lumineuses  traces 

Au  vert  de  la  prairie  odorante  de  miel. 

Je  buvais  à  la  source  où  se  mire  le  ciel 

Et  du  sang  des  mûriers  je  barbouillais  mes  lèvres. 

Je  jouais  comme  un  jeune  faune  avec  mes  chèvres. 

Ma  mère  me  cueillait  des  fruits  pour  me  choyer 

Et  les  oiseaux,  voyant  mes  grands  yeux  flamboyer. 

Venaient  charmer  mon  âme  aux  murmures  des  saules; 

Je  parais  mes  cheveux  de  vertes  auréoles 

Et  les  nymphes  disaient  mes  pas  divins  élus. 

Mais  j'ai  quitté  le  vieux  bocage,  et  je  n'ai  plus 

L'heureuse  haie  avec  ses  lèvres  de  cenelles, 

Ni  mon  lait  doux,  ni  mes  fruits  d'or,  ni  mes  agnelles, 

Ni  la  cabane  au  toit  d'azur  qui  m'abritait  !... 

Et  je  pleure  le  temps  où  ma  flûte  chantait. 


Guillaume  APOLLINAIRE 


Né  à  Rome,  en  août  1880,  M.  Guillaume  Apollinaire  a  fait  se 
éludes  dans  le  Midi  de  la  France.  Dès  l'âge  de  vingt  ans,  il  entre- 
prenait un  voyage  à  travers  l'Europe,  qui  ne  dura  pas  moins  de 
trois  années.  En  1903,  il  eut  l'occasion  de  rencontrer  André 
Salmon,  Nicolas  Deniker,  Henri  Hertz,  etc.  avec  lesquels  il 
fonda  Le  Festin  d'Esope  et  qui  devinrent  ses  amis  littéraires 
avec  Fernand  Fleuret,  Max  Jacob,  André  Mary,  etc. 

On  se  rappelle  les  conférences  retentissantes  du  Salon  des  In- 
dépendants, en  1908.  Elles  furent  organisées,  avec  l'aide  de 
P.-N.  Roinard  et  "V.-E.  Michelet,  par  M.  Guillaume  Apollinaire 
qui,  sous  ce  titre  significatif  :  La  Phalange  Nouvelle,  fit  le  dé- 
nombrement et  l'éloge  de  la  plupart  des  jeunes  poètes  de  valeur. 

Entre  temps,  il  avait  défendu  hardiment  la  nouvelle  peinture  et, 
dans  des  essais  remarqués,  avait  loué  et  analysé  l'art  des  Picasso, 
Henri-Matisse,  Marie  Laurencin,  Raoul  Dufy,  Georges  Braque, 
André  Derain... 

En  1910,  où  le  Prix  Goncourt  fut  si  vivement  disputé,  M.Guil- 
laume Apollinaire  obtint  la  majorité  des  suffrages,  au  premier 
tour,  pour  son  livre  L'Hérésiarque  et  O'.  Cette  majorité  se  désa- 
grégea aux  tours  suivants,  mais  elle  n'en  produisit  pas  moins  un 
effet  moral  des  plus  heureux  :  elle  décida  les  critiques  à  lire 
ce  livre  originial  et  à  en  apprécier  le  haut  intérêt  littéraire. 

M.  Apollinaire  a  publié:  La  Poésie  Symboliste,  avec  P.-N.  Roi 
nardetV.-E.    Michelet    (L'Edition,  Paris,    1908);  —  L'Efic/mn- 
tetir   "Pourrissant,  avec   bois   gravés   par   André    Derain   (Henry 
Kahnvjeiler,  Paris,  igo-j).  In-4''  de  grand  luxe,  tiré  à   106  exem- 
plaires. Evocation  lyrique  et   philosophique  du   personnage  de 
Merlin  ;  —  Le   Théâtre  Italien  (Louis  Michaud,  Paris  191c).  O;; 
vrage  illustré  qui  contient,  en  outre  de  l'histoire  de  ce  ihéâii  e 
des  fragments  traduits  des  pièces;  —  L'Hérésiarque  et  O*  (P.-\  . 
Stock,  Paris,  1910),  recueil  de  nouvelles;  —  Le  Bestiaire  ou  Cor- 
tège d'Orphée,  poèmes,   illustrés  de  bois  gravés  par  Raoul  Dufy 


GUILLAUME    APOLLINAIRE 

Croquis  Je  Géiy  l'ieiet,   c(  i  etoucheur  ,iu  Louvre  » 


GUILLAUME    APOLLINAIRE 


[Deplanche,  éd.,  1911).  In--^°  de  grand  luxe,  tiré  sur  la  presse  à 
bras  à  lao  exemplaires. 

M.  Guillaume  Apollinaire  a  collaboré  à  la  Revue  Blanche,  à  la 
Grande  France,  à  la  Tlume,  à  Vers  et  Trose^  à  la  "Phalange, 
au  Soleil,  à  Messidor,  à  Paris-Journal,  au  Festin  d'Esope,  à  La 
Revue  Immoraliste,  etc.,  etc. 

Il  est  chargé  de  la  critique  d'art  à  l'Intransigeant  et  tient  des 
rubriques  remarquées  aux  ^Marges  et  au  D^ercurt  de  France. 


NUIT  RHENANE 

Mon  verre  est  plein  de  vin  trembleur  comme  une 
Ecoutez  la  chanson  lente  d'un  batelier  [flamme. 

Qui  raconte  avoir  vu,  sous  la  lune,  sept  femmes 
Tordre  leurs  cheveux  verts  et  longs  jusqu'à  leurs  pieds. 

Debout,  chantez  plus  haut  en  dansant  une  ronde, 
Que  je  n'entende  plus  le  chant  du  batelier, 
Et  mettez  près  de  moi  toutes  les  filles  blondes 
Au  regard  immobile,  aux  nattes  repliées. 

Le  Rhin,  le  Rhin  est  ivre,  où  les  vignes  se  mirent. 
Tout  l'or  des  nuits  tombe,  en  tremblant,  s'y  refléter. 
La  voix  chante  toujours,  à  en  râle-mourir. 
Ces  fées  aux  cheveux  verts  qui  incantent  l'été. 

Mon  verre  s'est  brisé  comme  un  éclat  de  rire. 

HonneJ,  Mai  /90a. 


42  TOUTES    LES    LYRES 


LES  COLCHIQUES 

Le  pré  est  vénéneux  mais  joli  en  automne. 

Les  vaches  y  paissant  lentement  s'empoisonnent. 

Le  colchique  couleur  de  cerne  et  de  lilas 

Y  fleurit.  Tes  yeux  sont  comme  cette  fleur-là, 

Violâtres  comme  leur  cerne  et  comme  cet  automne, 

Et  ma  vie  pour  tes  yeux  lentement  s'empoisonne. 

Les  enfants  de  l'école  viennent  avec  fracas, 

Vêtus  de  hoquetons,  jouant  de  l'harmonica. 

Ils  cueillent  les  colchiques  qui  sont  comme  des  mères, 

Filles  de  leurs  filles,  et  sont  comme  tes  paupières 

Qui  battent,  comme  les  fleurs  battent  au  vent  dément. 

Le  gardien  du  troupeau  chantonne  en  allemand, 

Tandis  que  lentes  et  meuglant,  les  vaches  abandonnent 

Pour  toujours  ce  grand  pré  mal  fleuri  par  l'automne. 

Neu  Gliick^  Septembre   igoi. 


LE   VENT   NOCTURNE 

Oh  !  les  cimes  des  pins  grincent  en  se  heurtant  ; 
Et  l'on  entend  aussi  se  lamenter  l'autan. 
Et,  du  fleuve  prochain,  à  grand'voix  triomphales. 
Les  elfes  rire  au  vent  ou  corner  aux  rafales. 


GUILLAUME    APOLLINAIRE  43 

Attys,  Attys,  Attys,  charmant  et  débraillé, 
C'est  ton  nom  qu'en  la  nuit  les  elfes  ont  raillé 
Parce  qu'un  de  tes  pins  s'abat  au  vent  gothique. 

La  forêt  fuit  au  loin  comme  une  armée  antique 
Dont  les  lances,  ô  pins,  s'agitent  au  tournant. 

Les  villages  éteints  méditent  maintenant. 
Comme  les  vierges,  les  vieillards  et  les  poètes, 
Et  ne  s'éveilleront  aux  pas  de  nul  venant, 
Ni  quand  sur  leurs  pigeons  fondront  des  gypaètes. 
Neu  Gluck,  Octobre  içai. 


PASSION 

J'adore  un  christ  de  bois  qui  pâtit  sur  la  route. 
Une  chèvre  attachée  à  la  croix  noire  broute. 
A  la  ronde  les  bourgs  souffrent  la  passion 
Du  Christ  dont  ma  latrie  aime  la  fiction. 
La  chèvre  a  regardé  les  hameaux  qui  défaillent 
A  l'heure  où,  fatigués,  les  hommes  qui  travaillent 
Au  verger  pâle,  au  bois  plaintif  ou  dans  le  champ, 
En  rentrant  tourneront  leurs  faces  au  couchant 
Embaumé  par  les  foins  d'occidental  cinname, 
Au  couchant  où,  sanglant  et  rond  comme  mon  âme, 
Le  grand  soleil  païen  fait  mourir,  en  mourant. 
Avec  les  bourgs  lointains,  le  christ  indifférent. 
Neu  Glûek,  /90/. 


44  TOUTES    LES    LYRES 


LA    TSIGANE 

La  Tsigane  savait  d'avance 
Nos  deux  vies  barrées  par  les  nuits. 
Nous  lui  dîmes  adieu,  et  puis... 
De  ce  puits  sortit  l'Espérance. 

L'amour,  lourd  comme  un  ours  privé, 
Dansa  debout  quand  nous  voulûmes  ; 
Et  l'oiseau  bleu  perdit  ses  plumes 
Et  les  mendiants  leurs  Ave. 

On  sait  très  bien  que  l'on  se  damne, 
Mais  l'espoir  d'aimer  en  chemin 
Nous  fait  penser,  main  dans  la  main, 
A  ce  qu'a  prédit  la  Tsigane. 


LE  SIGNE  DE  L'AUTOMNE 

Je  suis  soumis  au  Chef  du  Signe  de  l'Automne, 
Partant,  j'aime  les  fruits,  je  déteste  les  fleurs. 
Je  regrette  chacun  des  baisers  que  je  donne. 
Tel  un  noyer  gaulé  dit  au  vent  ses  douleurs. 

Mon  Automne  éternelle,  ô  ma  saison  mentale, 
Les  mains  des  amantes  d'antan  jonchent  ton  sol, 
Une  épouse  me  suit,  c'est  mon  ombre  fatale, 
Les  colombes,  ce  soir,  prennent  leur  dernier  vol.. 


JOSE    DE    BERYS 

Can\att4ic',  par  Giv 


José  de  BÉRYS 


Né  à  Aix-en-Provence,  en  1883,  José  Bloch  —  en  littérature 
José  de  Bérys  —  a  gardé  du  pays  natal  la  verve,  l'enthousiasme, 
la  sensibilité  inquiète  qu'on  retrouve  en  la  plupart  de  ses  pages. 

Il  fit  d'abord  son  droit  à  Lyon  ;  puis  il  vint  à  Paris  où  il 
abandonna  bientôt  le  Barreau  pour  le  théâtre  et  la  littérature. 

Dès  l'âge  de  quinze  ans,  d'ailleurs,  il  nous  avait  donné  un 
premier  recueil  de  poèmes,  les  Heures  d'automne.  Puis  parurent 
successivement  :  Guirlande  à  Cypris,  poèmes  (1900)  ;  En  des 
Villages  d'été...  fantaisies  (1902)  ;  Les  Névroses  passionnées^  poè- 
mes (1905)  ;  L'Ame  attendrie^  poèmes  (Librairie  Molière,  1906)  ; 
Le  professeur  de  blujj  et  Le  souper  de  Beaucaire  (collection 
Scripta  Brevia,  Sansot,  1908)  ;  Le  cas  Debussy,  avec  F.  Gaillard, 
enquête  musicale  (1910)  ;  Un  Jeune  Homme  sensible,  (Dou  ville  ; 
12*  mille,  19 10)  roman  d'un  aigu, délicat  et  pénétrant  modernisme. 

Son  activité  se  manifeste  aussi  au  théâtre,  et  c'est  :  au  «  Tré- 
teau-Royal »,  Aux  ^Parisiennes  et  L'Etalon  ;  aux  «  Fantaisies- 
Parisiennes  )),  Maldonne;  au  «  Concert  Parisien  »,  Family-House. 
C'est  encore,  un  peu  partout,  au  hasard  de  l'actualité  dont  il 
excelle  à  saisir  l'ironie,  des  actes  et  des  revues  de  fin  d'année. 
Nous  aurons  bientôt  de  lui  :  Le  Chat-Noir,  (avec  Pierre  Chaine), 
et  Un  soir  chez  Ninon  que  crée  le  théâtre  des  Célestins,  à  Lyon. 

(Tout  son  théâtre  a  été  édité  chez  Ondet,  chez  Joubert  et  à  la 
Librairie  Molière). 

José  de  Bérys  tient  le  sceptre  de  la  critique  dramatique  au 
Radical,  à  la  Pariser  Zeitung,  à  la  Revue  du  Temps  Présent, 
qu'il  fonda  en  1907  avec  Pierre  Chaine,  et  dont  il  reste  secrétaire 
de  rédaction. 

Il  éparpille  à  la  Vie  Parisienne,  à  Comœiia,  à  la  Grande 
Revue,  au  Sourire,  à  la  Petite  République,  au  Soleil  du  Dimanche, 
à  Madame  et  Monsieur,  à  la  Nouvelle  Revue,  à  la  Revue  des  let- 
tres et  des  arts,  à  la  Vie  intellectuelle,  au  Censeur,  à  Paris-Théâ- 
tre, etc.,  etc.  des  nouvelles,  des  articles,  de  spirituelles  fan- 
taisies, où  se  manifestent  tour  à  tour  son  sens  ironique  de  la 
vie,  et  l'amour  attendri,  la  vision  apitoyée  qu'il  a  des  choses  et 
des  hommes. 


46  TOUTES    LES    LYRES 


Il  travaille  actuellement  à  deux  romans  :  Le  Troupeau  et  Les 
Deux  Collines,  et  à  de  nombreux  actes. 

Voici,  au  surplus,  ce  qu'écrivait  de  lui,  il  y  a  quelque  temps 
déjà,  lors  de  la  publication  des  Névroses  passionnées,  M.  Alexandre 
Arnoux,  un  des  plus  prestigieux  rimeurs  de  la  jeune  génération  : 
«  Les  amateurs  d'art  et  les  amateurs  d'âme  s'intéresseront  égale- 
ment à  ce  livre,  les  uns  pour  la  préciosité  délicate  des  rythmes 
ou  l'inachevé  très  artistement  verlainien  de  telle  strophe,  les 
autres  pour  les  documents  qu'il  leur  fournira  sur  l'évolution 
fatale  d'un  jeune  homme  moderne  enthousiaste  et  sceptique. 
L'adolescent  qui  tressa  l'exquise  et  juvénile  Guirlande  à  Cypris 
traduit,  sous  ce  titre  significatif  de  Névroses  passionnées,  les 
doutes,  les  élans,  la  sensualité  ardente  et  parfois  trouble  de  son 
âme  mûrie  et  désabusée  par  les  premières  expériences.  Après 
ces  effrois,  ces  épouvantes  au  seuil  d'un  monde  «  où  l'action 
n'est  pas  la  sœur  du  rêve  »,  nous  sommes  en  droit  d'attendre  une 
œuvre  où  s'affirmera  une  foi  nouvelle,  une  prise  de  possession 
de  la  vie.  Ce  sera  la  Chanson  fraternelle  qui  complétera  cette 
trilogie  représentative  de  trois  étapes  nécessaires.  Du  reste, 
depuis  le  temps  où  il  publiait  ses  premiers  vers,  le  poète  a  affiné 
son  métier.  Sa  langue,  grise  ou  violente,  ses  rythmes,  précis  ou 
incertains,  toujours  musicaux,  excellent  à  rendre  et  à  cadencer 
ses    ironies,  ses    mélancolies,   ses   a  demi-joies  »... 


ELOGE  DE  LA  TRISTESSE 

Tristesse,  fille  ardente,  orgueilleuse  et  pensive, 
qui  laisses  de  la  cendre  au  fond  des  cœurs  brûlés, 
j'ai  connu  ta  caresse  angoissante  et  lascive, 
ô  toi  qui  vins  t'asseoir  à  mon  seuil  désolé  ; 

Toi,  tes  gestes  abandonnés,  tes  lèvres  pâles, 
ta  murmurante  voix,  sourde  d'avoir  gémi 


JOSÉ  DE  BÉRYS  47 


si  fraternellement  sur  le  malheur  ami 

et  d'avoir  tendrement  apaisé  tant  de  râles  ! 

Tristesse,  ô  nostalgique  amante  de  l'ennui, 
non,  je  ne  te  hais  pas  ;  tu  es  ma  sœur  nocturne  ; 
lorsque  tu  m'apparais,  rêveuse  taciturne, 
je  te  salue  ainsi  qu'un  bel  oiseau  de  nuit  ! 

Tu  n'es  pas  l'Euménide  aux  âmes  attachées 
qui  sème  le  dégoût  de  la  vie  et  l'horreur  ! 
Le  pur  recueillement  et  la  noble  douleur 
font  ton  sein  frémissant  et  ta  tête  penchée  1 

Tu  es  la  sœur  aînée  qui  a  beaucoup  vécu 
et  s'en  revient,  lasse  de  trop  de  joies  amôres, 
pour  éclairer  le  dernier  rêve  des  vaincus, 
avec  sa  gravité  sereine  et  tutélaire  ! 

Tristesse  au  front  nimbé  de  douceur  et  de  paix, 
j*ai  blasphémé,  jadis,  ton  nom  avec  colère  ; 
je  croyais  au  plaisir,  au  rêve,  à  la  lumière 
vibrante,  à  la  candeur  du  ciel  ;  je  me  trompais  ! 

Car  toute  la  rancœur  et  toute  la  détresse 

du  monde,  un  jour,  vinrent  frapper  le  cœur  fervent 

que  j'offrais  à  la  vie,  au  rêve  décevant, 

à  l'amour  vide,  à  tout  ce  qui  leurre,  ô  tristesse  ! 

Toi  seule  me  donnas  le  courage  nouveau 
de  mesurer  encor  le  sable  des  minutes  ! 


48  TOUTES    LES    LYRES 


et  c'est  pour  mériter  ton  baiser  que  je  lutte, 
ô  ma  tristesse,  ô  dignité  de  mon  repos  ! 

Tu  viendras  couronner  ma  suprême  indolence 
et  puisque  je  suis  las  d'aimer  et  de  vouloir, 
je  vais,  tristesse  chère  et  divine,  pouvoir 
vivre  dans  la  pénombre  auguste  du  silence  ! 


L'ADIEU 

Vers  le  Passé  plaintif  aux  décevantes  flammes 

Que  la  cendre  éteignit, 
Nous  tournerons  nos  yeux,  miroir  de  nos  deux  âmes 

Par  les  regrets  terni  ! 

La  douceur  des  aveux  aux  lointains  crépuscules 

Et  les  mots  oubliés, 
Nous  les  retrouverons,  et  de  pieux  scrupules 

Nous  croirons  déliés  ! 

Dans  un  ciel  palpitant  de  rouge  tragédie, 

Avant  d'agoniser. 
Le  soleil  dorera  ma  faiblesse  étourdie 

Et  ton  dernier  baiser. 

Mais  nous  ne  saurions  plus  parer  de  notre  ivresse 

Les  mensonges  d'un  jour  : 
Nous  ne  cueillerons  plus  aux  jardins  d'allégresse 

L'illusion  d'amour. 


Saint-Georges  de   BOUHÉLIER 


M.  Charles  Boudon,  dans  la  première  série  de  Toutes  les 
Lyres,  a  présenté  excellemment  M.  Saint-Georges  de  Bouhélier. 
Nous  ne  reviendrons  ici  sur  ce  poète  que  pour  appuyer  d'une 
citation  ce  qu'il  est  dit,  dans  la  Préface,  du  Naturisme. 

Cependant,  à  la  liste  déjà  donnée  des  ouvrages  de  Saint- 
Georges  de  Bouhélier: 
{L'Annonciation,  La  Ré- 
surrection des  Dieux,  Dis- 
cours sur  la  mort  de  Nar- 
cisse, La  Vie  Héroïque 
des  Aventuriers,  des 
poètes,  des  rois  et  des  ar- 
tisans, L'Hiver  en  3\iédi- 
tation,  essais  ;  Eglé  ou 
les  Concerts  Champêtres, 
poèmes  ;  La  "Révolution 
tn  tMarche,  pamphlet;  La 
Victoire,  pièce  en  5  actes, 
en  vers  ;  Les  Éléments 
d'une  lienaissance  Fran- 
çaise; La  "Route  Noire, 
roman;  La  Tragédie  du  Nouveau  Christ,  pièce  en  7  parties; 
Chant  d'Apothéose,  pour  Victor  Hugo,  Les  Chants  de  la  Vie  Ar- 
dente, poèmes  ;  Histoire  de  Lucie,  Julia  ou  les  Relations  AmoU' 
reuses,  romans;  Les  Passions  de  l'Amour;  Le  "Roi  sans  Cou- 
ronne, pièce  en  5  actes;  Choix  de  Pages  Anciennes  et  Nouvelles  ; 
La  Tragédie  "Royale,  pièce  en  3  actes),  nous  devons  ajouter 
Le  Carnaval  des  Enfants  (Fasquelle,  éditeur),  une  pièce  en 
3  actes  qui  a  obtenu  cette  saison,  au  Théâtre  des  Arts,  un  succès 
magnifique,  et  qu'on  peut  dire  absolument  exceptionnel. 

Saint-Georges  de  Bouhélier  est  né  à  Rueil,  le  19  mai  1876. 


Masque,  par  Djinn. 


CO  TOUTES    LES    LYRES 


LES    RYTHMES 

Un  obscur  mouvement  d'amour  et  de  musique 
Sort  des  globes  lointains  et  balance  mes  vers  ; 
Or,  bercé  par  les  lois  de  l'immense  univers, 
Mon  poème  se  scande  et  vit  dans  la  physique. 

Les  mondes  dont  le  rythme  à  ma  voix  communique 
Ces  tourbillons  divins  et  ces  accents  divers, 
Prolongeant  dans  mes  chants  leur  force  et  leur  éclair, 
Créent  en  eux  un  esprit  religieux  et  panique. 

Ainsi  les  stances  d'or  de  mes  sonnets  égaux 
Reproduisent  l'élan  des  sphères  dans  leur  groupe, 
Et  celui  qui  les  lit  ne  lit  pas  que  des  mots. 

Mais,  subissant  les  lois  des  planètes  du  ciel, 
Dont  ces  sonnets  ont  emprunté  l'essentiel. 
Il  voit  bondir  l'éther  au-dessus  de  leur  troupe. 

(Les  Chants  de  la  Vie  Ardente) 


INSCRIPTION  SUR  L'ETUDE  DE  LA  NATURE 

Si  je  puis  dénombrer  les  étoiles  qui  tournent 

Comme  des  meules  d'or, 
Avec  un  ronflement  magnifique  et  sonore 
Dont  le  souÔle  emplit  l'air,  de  la  nuit  à  l'aurore, 

Et  ne  s'éteint  qu'au  jour  ; 


SAINT-GEORGES    DE    BOUHÉLIER  5I 

Si  je  connais  les  lois  balançant  les  marées, 

Le  flux  et  le  reflux, 
Dont  le  choc  glauque  luit  et  se  heurte  à  la  nue, 
Et  dont  les  masses  d'eau  parfois  sont  confondues 

Dans  des  brumes  sacrées; 

Si  les  pics  pleins  d'azur  qu'ébranlent  les  tonnerres 

Me  sont  connus,  ô  dieux  ! 
Si  les  vents  qui  sans  cesse  enveloppent  les  cieux 
De  leurs  vagues  anneaux,  faits  d'ombres  et  de  feux, 

Pour  moi  sont  sans  mystères, 

C'est  que  je  suis  allé  souvent  dans  la  montagne 

A  l'heure  où  tout  s'éteint, 
Et  c'est  que  j'ai  porté  quelquefois,  sur  mon  sein, 
Le  ciel,  le  vaste  azur  et  les  nuages  teints 

Dont  la  nuit  s'accompagne  ! 


m.- 


Léon   DEUBEL 


Issu  d'une  famille  strasbourgeoise  qui  opia  pour  la  France  après 
l'annexion  de  l'Alsace,  M.  Léon  Deubel  est  né  en  territoire  fran- 
çais, à  Belfort,  le  22  mars  1879.  Ses  études  secondaires,  com- 
mencées chez  les  Pères  Maristes  de  sa  ville  natale,  s'achevèrent 
au  collège  de  Baume- lesDames  (Doubs).  Il  se  fit  alors  maître- 
répétiteur,  et  fut  attaché  successivement  aux  collèges  de  Pontar- 

lier,  d'Arbois  et  de  Sain; 
Pol-sur-Ternoise  (Pas-de- 
Calais).  Il  quitta  l'Université 
en  1900  pour  tenter  la  for- 
tune littéraire,  à  Paris.  Em- 
ployé de  bureau,  puis  tra- 
ducteur, il  a  donné  entre 
temps  des  articles  et  des 
poèmes  au  [\fer cure  de  France, 
à  la  Revue  littéraire  de  Paris 
et  de  Champagne,  à  La  Pha- 
lange, Akademos,  La  Réno- 
vation Esthétique^  dont  il 
fut  secrétaire  de  rédaction, 
Les  Lettres^  Le  Beffroi,  Vile 
sonnante,  etc.,  et  a  fait 
paraître  plusieurs  recueils  de 
poèmes:  Vers  la  Vie  (1904)  ; 
La  Lumière  Natale  (1905),  etc.  Ce  dernier  livre  mérita  cette 
appréciation  de  Fernand  Gregh,  dans  Les  Lettres  : 

«  La  Lumière  natale  est  un  livre  plein  de  vers  sensilifs,  frisson- 
nants, fluides,  comme  fleuris  à  la  cime  d'une  lueur  argentée  et 
qui  comptent  au  nombre  de  ceux  que,  pour  ma  part,  je  goûte  le 
plus  dans  la  jeune  poésie  contemporaine  ». 

En  1906,  il  publia  Poésies.  M.  Fernand  Gregh  en  fit  une  longue 
étude  élogieuse,  qu'il  terminait  par  ces  mots:  «  M.  Léon  Deu- 
bel s'atteste  l'un  des  poètes  les  plus  originaux  de  sa  génération  ». 


Masque,  par  Ijjinn, 


LÉON  DEUBBL  53 


Enfin,  M.  Léon  Deubel  nous   a  donné,  en   1909,  un  nouveau 
volume:  Poèmes  choisis^  qui  fut  très  remarqué. 
Tous  les  poèmes  qui  suivent  sont  extraits  d'un  livre  à  paraître. 


L'INVITATION    A    LA    PROMENADE 

Mets  tes  bijoux  roses  et  noirs 
Comme  les  heures  du  souvenir  ; 
Mets  ce  qui  s'accorde  ce  soir 
A  ce  qui  ne  peut  revenir  : 

Ta  robe  de  crêpe  léger, 
Plus  incertaine  qu'une  charmille, 
Qui  fait  trembler  dans  les  vergers 
L'herbe  frileuse  à  tes  chevilles; 

Ton  chapeau  garni  d'asphodèles, 
Tes  gants  parfumés  de  jasmin 
Qui  gardent  en  leurs  plis  fidèles 
La  vie  inquiète  de  tes  mains. 

Et  viens  par  l'odorant  mystère 
Qui  sut  envelopper  sans  bruit 
Le  beau  jour,  tombé  comme  un  fruit 
Où  des  guêpes  se  désaltèrent. 

Le  soir  à  la  saveur  du  miel  ; 
L'ombre  tiède  qui  nous  attend, 
Pour  fiancer  la  terre  au  ciel. 
Polit  la  bague  des  étangs. 


54  TOUTES    LES    LYRES 

Dans  le  bruit  d'ailes  du  silence 
L'azur  noir  semble  méditer 
Les  étoiles,  dont  la  cadence 
Meut  les  âmes  vers  la  beauté. 

La  grande  nuit  timide  encor 
Etire  au  ciel  nu  sa  stature  ; 
L'âme  romantique  du  cor 
Fait  rêver  tout  bas  la  nature. 

Mets  tes  bijoux  roses  et  noirs 
Comme  les  heures  du  souvenir  ; 
Mets  ce  qui  s'accorde  ce  soir 
A  ce  qui  ne  peut  revenir. 


EPITAPHE   D'UNE   PETITE   MORTE 

Au  soleil  delà  mort  qui  l'appelait  ailleurs 

L'enfant  qui  rêve  ici  fusa  comme  une  cire. 

Elle  était  du  matin  que  les  anges  respirent 

Le  plus  brillant  frisson  qui  coulât  sur  les  fleurs  ; 

Invulnérable  au  mal,  elle  vécut  sans  pleurs  ; 

La  Vie,  à  ses  côtés,  était  un  chant  de  lyre 

Qui  s'élevait  parmi  de  tranquilles  blancheurs, 

Et,  paré  pour  le  ciel,  son  musical  sourire 

Comme  un  oiseau  d'argent  se  posait  sur  les  cœurs. 


LÉON    DEUBBL  55 


AUX  NAVIRES 

Navires  belliqueux  aux  carènes  puissantes 
Qui  montez  les  chevaux  de  la  vague  éclatante 
Pour  ravir  le  soleil  et  forcer  l'horizon, 

Vous  qui  gonflez  au  vent  d'orgueilleuses  poitrines, 
Voiliers  !  ô  laboureurs  de  la  glèbe  marine 
Dont  vous  semez  de  morts  les  écumeux  sillons, 

Comme  vous,  emporté  sur  des  jours  sans  rivage, 
Du  néant  de  la  vie  au  Néant,  je  voyage, 
Répercuté  dans  l'Etre,  ainsi  qu'un  chant  profond  ; 

Comme  vous,  ô  coureurs  des  mouvantes  campagnes  ! 
Je  bondis  au-dessus  des  flots  qui  m'accompagnent. 
Porteur  d'un  rêve  immense  aux  riches  cargaisons. 

Et  quand  mon  fou  désir  de  connaître  s'allume, 
Comme  vous,  égarés  sous  des  toisons  de  brume, 
Je  lance  un  rouge  appel  à  qui  rien  ne  répond 

Dans  l'azur  que,  vaincu,  je  poignarde  de  haine  ; 
Et  je  me  couche  au  lit  de  la  détresse  humaine, 
Comme  vous,  en  sombrant,  au  lit  des  goémons. 


50  TOUTES    LES    LYRES 


DEMAIN 

En  vain,  le  jour  adverse  évoque  ceux  qui  tombent. 
Dont  la  chute,  dans  l'âme  et  la  chair,  nous  répond, 
En  vain  le  fleuve  nu  prépare  sous  ses  ponts 
Un  départ,  sans  adieu,  d'irrésistibles  tombes  ; 

En  vain,  pour  dévoyer  mon  effort  qui  succombe, 
La  noire  Faim  suspend  de  périlleux  balcons 
Sur  des  galets,  battus  de  rêves  inféconds  ; 
En  vain,  l'amer  chagrin  réprimé  vire  en  trombe  ; 

Demain  paraît  !  Demain  !  Jour  où,  sur  plus  d'un  front, 

Tonnants  et  lumineux,  mes  pas  s'affermiront, 

Où  d'un  geste,  arrachant  des  trompettes  à  l'Ombre 

Pour  déployer  mes  cris  jusqu'au  suprême  azur, 
Comme  une  horde  dense  au  milieu  de  décombres 
Je  pousserai  mes  vers  sur  le  monde  futur. 


Edouard    DEVERIN 


M.  Edouard  Deverin  est  né  à  Paris,  en  juin  1881.  lia  publié, 
à  26  ans,  son  premier  livre,  mélange  de  vers  et  de  poèmes  en 
prose,  Le  Passant  qui  regarde  (Sansot,  édit.  1907).  Voici  en  quels 
termes  M.  Pierre  Quillard  parle  de  cet  ouvrage  dans  le  Mercure 
de  France  : 

((  M.  Edouard  Deverin,  mélancolique  et  narquois,  a  crayonné 
des  silhouettes  de  vieilles  femmes  assises  dans  le  soir  d'hiver,  de 
petites  filles  dansant  la  ronde,  au  milieu  des  rues  tristes  et  de 
foules  lasses,  déversées  hors  des  usines  sur  le  pavé  gras  des  fau- 
bourgs. Comme  d'autres  il  a  suivi  en  pensée  les  péniches  qui 
glissent  entre  les  rives  de  peupliers  et  les  quais  des  villes  noires  ; 
et  le  cri  des  sirènes  nocturnes  lui  a  percé  le  cœur,  ainsi  que  le 
cri  même  de  la  cité  douloureuse.  Il  n'est  pas  étranger  aux  joies 
et  aux  peines  des  autres  hommes  ;  c'est  par  elles  qu'il  s'inté- 
resse aux  choses  et  qu'il  les  regarde...  » 

M.  Edouard  Deverin  réussit  également  le  vers  régulier  et  le 
vers  libre.  Parfois,  même,  en  lâchant  les  rênes  à  l'inspiration, 
arrive-t-il  à  donner  le  spectacle  de  belles  prouesses  prosodiques. 
Mais  on  goûtera  aussi,  dans  son  livre,  la  simplicité  de  telle  ou 
telle  légende  au  rythme  naïf. 

En  1909,  M.  Edouard  Deverin  faisait  paraître  à  1'  «Union  Inter- 
nationale d'Editions  »  un  curieux  roman  militaire,  apprécié  des 
lettrés.  Le  Confluent.  La  couverture  du  volume.  —  disons-le 
en  passant...  qui  regarde,  —  nous  renseigne  sur  l'habileté  avec 
laquelle  le  poète  sait  manier  le  crayon  à  ses  heures.  Il  vient,  du 
reste,  de  publier  un  nouveau  livre,  Flânes,  illustré  de  croquis 
de  son  frère,  Roger  Deverin,  et  de  lui-môme. 

Parmi  les  «  œuvres  en  préparation  »,  citons  l'Enfant  hardiy 
roman.  Le  Visage  de  la  Ville,  L'Hédonisme  contemporain^  Niets- 
die  et  les  idées  libertaires^  L'Art  décoratif  moderne,  sa  crise  et 
son  avenir ,  *De«  ^Pagodes  aux  Buildings,  essai  sur  l'architec- 
ture, etc. 

M.  Edouard  Deverin,  collabore  ou  a  collaboré  à  :   Paris-Jour- 


58  TOUTES    LES    LYRES 


nal,    La  Plume,  L'Ermitage,    La  Revue,  L'Art  Décoratif,    Aka- 
démos,  Le  Mois  Parisien,    Les   Actes  des  Poètes,  etc. 


LES   VOIX    DE    LA    BERGE 

Glisser  au  fil  de  l'eau  dans  sa  maison  flottante, 

voir  les  courbes,  soudain,  fuir  et  se  dérouler, 

passer  ainsi  parmi  les  villes  haletantes 

ou  mortes,  écouter  l'eau  bruire  et  couler, 

connaître  les  aspects  tremblants  des  paysages, 

jouir  si  lentement  de  l'horizon  lointain, 

goûter  en  leur  entier  les  soirs  et  les  matins, 

les  ciels  immenses  reflétés,  et  le  passage 

des  fantasques  nuées  et  des  volées  d'oiseaux, 

aimer  en  chaque  jour  la  lumière  neuve, 

savoir  les  hommes  loin  et  cueillir  des  roseaux, 

et  puis  croire  être,  un  peu,  quelque  chose  du  fleuve. 

Oui,  comme  tout  cela  nous  l'imaginons  bien 

lorsque  nous  côtoyons  les  péniches  qui  dorment, 

mais  notre  désir  seul,  ignorant  des  liens, 

démarre  doucement  et  se  grise  de  formes. 

Ah  !  cette  vie  heureuse  et  calme  et  sans  espoirs. 

—  Les  petites  maisons  ne  sont-elles  pas  sûres  } 

(\  ois  leurs  minces  fumées),  et  pour  veiller,  ce  soir, 

au  bord  tremble  du  rouge  ainsi  qu'une  blessure. 

Mélancolique  joie  d'imaginer  ainsi 

les  départs  et  les  vies  que  toujours  on  ignore 

et  que  peut-ôtre  on  trouverait  moins  belles  si 

vraiment  on  les  vivait,  tant  le  rêve  les  dore. 


EDOUARD    DBVERIN  ^9 


Promenons  donc,  ami,  nos  regrets  et  nos  pas 
tout  près  de  l'eau  dormeuse  et  chère  qui  nous  tente, 
aimons  les  berges,  nous  qui  ne  connaîtrons  pas 
glisser  au  fil  de  l'eau  dans  sa  maison  flottante. 


PASTEL 

L'ample  bibliothèque  ancienne,  qui  récèle 
le  rire,  les  sanglots  et  les  vastes  pensers 
en  des  cuirs  rutilants  côte-à-côte  pressés, 
s'emplit  d'un  calme  sombre,  où  palpitent  des  ailes, 

D'une  ombre  molle,  amortisseuse  des  contours, 
qui  laisse  uniquement  aux  choses  leur  essence, 
d'une  ombre  énigmatique,  et  pourtant  d'innocence, 
où  rôde  on  ne  sait  quoi  de  subtil  et  de  sourd. 

Là-haut  brillent  encor  des  verres  de  Venise, 
des  vases  d'Etrurie,  aux  formes  indécises, 
où  dansent  des  guerriers  si  frénétiquement... 

Puis,  dominant  la  vie  et  la  nuit  survenue, 
blancheur  vague  où  les  yeux  clignent  obliquement, 
le  sourire  discret  de  la  Femme  inconnue. 


60  TOUTES    LES    LYRES 


MA  SŒUR,  NE  PARLE   PAS... 

Ma  sœur,  ne  parle  pas  ;  le  soir  divin  s'approche. 

Laisse-le  t'envahir  toute. 

Regarde  sur  la  blanche  route  : 

personne. 

Ma  sœur,  écoute. 

Et  si  douce  que  ta  voix  sonne, 

si  belles  ou  si  chères  que  tes  paroles  soient, 

précieusement  garde-les  en  toi. 

Ma  sœur,  ne  parle  pas  ;  le  soir  divin  s'approche 

et  chante. 

Tout  chante  dans  le  soir.  La  mer  rythme 

ses  efforts  éternels  qui  se  brisent  aux  roches. 

Sens-tu  bien  sa  force  infinie  et  proche  î" 

Les  genêts  d'or  et  la  résine 

exaltent  nos  deux  vies  de  parfums  émouvants. 

L'âpre  odeur  du  varech  vient  à  nous  dans  le  vent, 

et  nous  voilà  mêlés  au  destin  clair 

et  manifeste  de  la  mer. 

Les  pins  modulent  une  chanson  qui  se  devine 

et  parmi  les  aiguilles  bruit. 

Des  barques  sur  l'eau  s'éloignent  sans  bruit. 

Entends  mourir  la  lente  plainte  monotone 

des  chariots  de  bœufs 

qui,  pesants,  s'acheminent, 

entends  mourir  la  chanson  de  l'automne. 

Vois,  le  couchant  de  cuivre  rouge  éteint  ses  feux 


EDOUARD    DEVERIN 


et  voguent  dans  le  ciel  des  nuages  lilas. 

Tout  s'unit  en  un  hymne  profond  et  tout  aime, 

rien  ne  s'affirme  triste  ou  las. 

Tout  se  pénètre  et  s'envahit.  Chère,  voilà 

que  nous  sommes  un  peu  le  soir  divin  lui-même. 


{Le  Passant  qui  regarde). 


MATIN   JUVENILE 

Tel  vieux  rêve,  désir  et  mort  de  mes  vertèbres.., 

(S.  M.) 

Vainqueur  des  lâches  spleens,  des  affaissements  veules, 

l'adolescent  murmure  un  bel  hymne  d'espoir, 

car  le  soleil  jaillit,  rutilant  ostensoir, 

et  dore  les  vieux  toits  et  le  faîte  des  meules. 

«...  Erôs,  je  vois,  blotties  dans  mes  bras  amoureux 
et  souriant  encore  au  plaisir,  un  peu  lasses, 
les  amies  du  chemin  dont  la  tendresse  enlace, 
m'offrir  avec  ferveur  leurs  visages  heureux. 

Je  connaîtrai  l'étreinte  ardente  et  souveraine,  " 

—  l'heure,  les  souvenirs  et  le  monde  abolis, — 
la  fraîcheur  des  gazons  et  la  moiteur  des  lits. 
Jeunesse,  ô  vie,  ainsi  qu'un  lourd  manteau  de  reine, 

votre  splendeur  rutile  et  se  déploie  au  vent, 
votre  image  surgit  dans  la  clarté  rosée 

6 


02  TOUTES    LES    LYRES 


qui,  peu  à  peu,  furtive  et  neuve,  s'est  posée 

sur  le  tronc  des  bouleaux  et  des  grands  pins  mouvants. 

Au  lupanar  canaille  et  banal  qui  rougeoie 
j'irai  vautrer  ma  chair  et  mes  secrets  désirs, 
et  j'entendrai  sonner,  aux  chambres  de  plaisir, 
le  rire  amer  et  faux  de  la  fille  de  joie. 

...  Enfin  je  partirai  :  steamers,  tempêtes,  houles, 
vous  bercerez  mon  cœur  et  vous  l'enivrerez  ; 
et  mes  regards  se  poseront,  régénérés, 
sur  les  horizons  neufs,  les  villes  et  les  foules. 


Puis,  las  d'errer,  ayant  le  refuge  du  port, 
rêveur,  sceptique  et  doux,  je  verrai,  de  ma  rade, 
se  dérouler  la  fastidieuse  mascarade, 
sans  amertume,  sans  tristesse  et  sans  remords. 

—  Ainsi  qu'on  jette  avec  dédain  la  vieille  écorce, 
j'arrache  et  jette  au  loin  le  passé  morne  et  lourd  ; 

à  mes  tempes  le  sang  bouillonne  à  grands  flots  sourds 
je  sens  renaître  en  moi  le  courage  et  la  force  ; 

Matin  subtil,  de  brise  et  de  soleil,  matin, 

tu  m'envahis  :  j'entends  ton  appel  frénétique... 

—  Ephèbe,  vois  éclore  un  rictus  ironique 
au  masque  douloureux  et  pensif  du  Destin. 

(Inédit). 


LEON    DltRX 

Buste,  par  Bony  de  Laveront 


Léon    DIERX 


«  Léon  Dierx,  a  écrit  Catulle  Mendès,  dans  la  Légende  du 
Parnasse  Contemporain,  Léon  Dierx  dont  Tœuvre  considérable 
reste  presque  ignorée  de  la  foule,  dont  le  talent  n'est  estimé  à  sa 
juste  valeur  que  par  les  artistes  et  les  lettrés,  est  véritablement 
un  des  plus  purs  et  des  plus  nobles  esprits  de  la  fin  du  XIX*  siè- 
cle. Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  existé  un  homme  plus  inti- 
mement, plus  essentiellement  poète  que  lui.  La  poésie  est  la  fonc- 
tion naturelle  de  son  âme,  et  les  vers  sont  la  seule  langue  possi- 
ble de  sa  pensée.  Il  vit  dans  la  rêverie  éternelle  de  la  beauté  et 
de  l'amour.  »  Ces  paroles  dépeignent  admirablement  Léon  Dierx; 
et  l'on  n'est  pas  assez  heureux  en  y  applaudissant  ;  on  voudrait  y 
ajouter  quelque  chose  de  soi...  Mais  Catulle  Mendès  continue 
ainsi  :  a  Les  réalités  basses  sont  autour  de  lui  comme  des  choses 
qu'il  ne  voit  pas  ;  ou,  s'il  les  aperçoit,  ce  n'est  que  de  très  haut, 
très  vagues  et  très  confuses,  et  dépouillées  par  l'éloignement  de 
eurs  tristes  laideurs.  Au  contraire,  tout  ce  qui  est  beau,  tout  ce 
qui  est  tendre  et  fier,  la  mélancolie  hautaine  des  vaincus,  la  can- 
deur des  vierges,  la  sérénité  des  héros,  et  aussi  la  douceur  infinie 
des  paysages  forestiers  traversés  de  lune  et  des  méditerranées 
d'azur  où  tremble  une  voile  au  loin,  l'impressionne  incessamment, 
le  remplit,  devient  comme  l'atmosphère  où  respire  heureusement 
sa  vie  intérieure...  »  Ces  dernières  phrases,  empressons-nous  de 
le  dire,  sont  d'un  lyrique  plutôt  que  d'un  critique,  et  elles  ris- 
quent bien  de  donner  une  idée  inexacte  de  l'œuvre  de  Léon 
Dierx. 

A  en  croire  Mendès,  il  semblerait  que  le  poète  a  vécu  dans  une 
béate  sérénité,  dans  une  sorte  d'inconscience  des  horreurs  de  la 
fatalité  du  Mal.  Or,  le  caractère  de  son  inspiration,  c'est  d'être 
au  contraire  extrêmement  lucide  sur  les  résultats  de  la  lutte  entre 
la  haine  et  l'amour,  lutte  qui  ne  laisse  que  trop  souvent  l'avantage 
à  la  haine.  Que  sa  philosophie  triomphe,  par  le  dédain,  des  «  réa- 
lités basses  »,  rien  de  plus  exact.  Mais  affirmer  qu'elle  ne  les 
aperçoit  pas,  c'est  créer,  me  semble-t>il,  un  malentendu. 


04  TOUTES    LES    LYRES 


En  effet,  presque  toute  l'œuvre  de  Léon  Dierx  est  un  fier  et 
calme  reproche  au  Destin,  et  comme  l'écho  assourdi  des 
plaintes 

Que  tous  les  opprimés  poussent  vers  l'Eternel. 

Dès  le  début  de  ses  Poèmes  et  Poésies,  Dierx  jette  un  regard 
pénétrant  sur  l'Inéluctable  :  Eve  a  surpris  son  premier-né  frap- 
pant le  jeune  Abel  avec  colère  ;  et,  par  ses  suggestions  interro- 
gaiives,  le  poète  reconstitue  en  lui  La  Vision  d'Eve: 

...  Entendais-tu  monter,  dans  les  airs,  sans  repos, 
Le  hurlement  jaloux  des  foules,  d'âge  en  âge  ? 
Compris-tu  que  le  mal  était  né  ?  Qu'il  serait 
Immortel  ?  Que  l'instinct  terrestre,  c'est  la  haine 
Qui,  dévouant  tes  fils  à  Satan  toujours  prêt, 
Lui  fera  sans  relâche  agrandir  la  Géhenne?... 

Dès  lors,  dans  Crépuscule,  En  Chemin,  La  Soif,  Soleil  Couchant, 
Révolte,  Le  Vieux  Solitaire,  In  extremis,  comme  dans  la  plupart 
des  pièces  de  ce  livre  admirable:  Les  Lèvres  closes,  une  amertume 
venue  de  l'hostilité  des  choses  aussi  bien  que  de  l'indignité  des 
hommes  tient  le  poète  à  l'écart  et  le  penche  sur  le  gouffre  an- 
goissant des  destinées. 

Car,  bien  que  dirigée  toujours  par  une  volonté  stoïque,  la 
philosophie  de  Léon  Dierx  n'a  pas  l'impassibilité  de  celle  de 
Leconte  de  Lisle.  Elle  laisse  échapper  beaucoup  plus  souvent 
des  cris  humains.  Même,  dans  Les  ylma«/5,  elle  devient  confiante 
et  plus  paisible,  et  fréquentes  fois  elle  cède  la  place  à  la  ten- 
dresse, à  la  passion,  à  l'inquiétude  amoureuse.  L'idylle,  néan- 
moins, s'achève  elle  aussi  sur  une  malédiction  :  Les  Gouffres,  — 
et,  malgré  le  peu  d'emphase  du  verbe,  il  n'est  peut-être  pas 
d'anathème  plus  terrible  —  ni  de  plus  profondément  justifié,  à 
mon  sens,  —  que  celui-là. 

Et  pourtant!  Avec  quelles  paroles  de  défi  Léon  Dierx  n'a-t-il  pas 
stigmatisé  la  trahison  des  dieux,  qui  laissent  l'homme  moderne 
sans  appui,  sans  espoir,  épouvantablement  perplexe  devant 
l'éternité  de  son  néant, 

Car  il  ne  peut  plus  croire  à  ta  promesse,  0  mort, 


LÉON    DIERX  65 


et    vers    lesquels    il    jette    ce    blasphème    hautain,    et   comme 
apitoyé  : 

J'ai  le  rêve  et  l'orgueil  :  je  vous  pardonne,  ô  dieux  ! 

Mais  le  jour  où,  désabusé  de  l'amour,  il  se  dira  : 

Je  cherche  une  épouvante  à  l'amour  comparable, 

il  ne  trouvera  rien  d'assez  horrible,  —  et,  devant  la  mort  autrefois 
dédaignée,  renaîtra  alors  un  infrangible  espoir  :  descendre 

Dans  l'empire  où  l'amour  n'a  plus  de  cœurs  à  tordre  I... 

Léon  Dierz  est  né  à  l'île  de  la  Réunion  en  1838.  Elève  de  l'Ecole 
centrale  des  Arts  et  Manufactures,  puis  attaché  au  Ministère 
de  l'Instruction  Publique!*),  il  fréquenta  beaucoup  Leconie  de 
risle,  son  compatriote.  C'est  en  1858,  à  vingt  ans,  qu'il  publia 
son  premier  volume  de  vers  :  Aspirations  poétiques.  Puis  vint, 
en  1S64,  Poèmes  et  Poésies ^  que  suivirent  Les  Lèvtes  C/o5«(  1867), 
Les  Paroles  d'un  Vaincu  (1871),  La  Rencontre,  scène  dramatique 
interprétée  à  la  Salle  Taitbout  (1875),  L«  ^nianfi  (1879),  Pocsim 
complètes,  édition  définitive,  corrigée  et  augmentée,  publiée  en 
deux  volumes  par  Alphonse  Lemerre  (1896)  (*•). 

La  vie  de  Léon  Dierx  est  un  magnifique  exemple  de  probité,  de 
noblesse,  de  sincérité.  Nul  ne  fut  jamais,  peut-être,  aussi  dédai- 
gneux des  agitations  plus  ou  moins  dégradantes  qui  procurent 
la  renommée.  Il  n'a  jamais  consenti  à  poser  sa  candidature  à 
l'Académie,  parce  que  ce  geste  en  entraîne  d'autres,  —  visites  de 
quémandeur,  démarches  de  mendiant,  —  qui  lui  sont  particuliè- 
rement odieux.  Mais  il  n'a  pu  empêcher  que  les  généreux  et 
spontanés  enthousiasmes  de  la  jeunesse  ne  le  proclamassent 
Trince  des  Poètes,  en  1898,  à  la  mort  de  Mallarmé. 

Et,  ce  jour-là,  d'invisibles  palmes  ont  commencé  de  se  tresser 
sur  sa  tête  en  couronne  d'immortalité. 


{*)  Il  7  est  resté  Jusqu'en  1909,  date  à  laquelle  il  a  pris  sa 
retraite. 

(•*)  Toutes  les  œuvres  de  Léon  Dierx  ont  été  éditées  chez 
A.  Lemerre. 


66  TOUTES    LES    LYRES 


REVOLTE 

Car  les  bois  ont  aussi  leurs  jours  d'ennui  hautain, 
Et,  las  de  tordre  au  vent  leurs  grands  bras  séculaires, 
S'enveloppent  alors  d'immobiles  colères, 
Et  leur  mépris  muet  insulte  leur  destin. 

Ni  chevreuils,  ni  ramiers  chanteurs,  ni  sources  claires  ; 
La  forêt  ne  veut  plus  sourire  au  vieux  matin, 
Et,  refoulant  la  vie  aux  plaines  du  lointain, 
Semble  arborer  l'orgueil  des  douleurs  sans  salaires. 

—  O  bois!  premiers  enfants  de  la  Terre,  grands  bois! 
Moi,  dont  l'âme  en  votre  âme  habite  et  vous  contemple, 
Je  sens  les  piliers  prêts  à  maudire  le  temple. 

Un  jour,  demain  peut-être,  arbres  aux  longs  abois  ! 
Quand  le  banal  printemps  ramènera  nos  fêtes. 
Tous,  vous  resterez  noirs,  des  racines  aux  faîtes  ! 

(Poèmes  et  Poésies). 

LE    REMOUS 

Tout  se  tait  maintenant  dans  la  ville,  et  les  rues 
Ne  retentissent  plus  sous  les  lourds  tombereaux. 
Le  gain  du  jour  compté,  victimes  et  bourreaux 
S'endorment  en  rêvant  aux  richesses  accrues  ; 
Plus  de  lampe  qui  luise  à  travers  les  carreaux. 
Tous  dorment  en  rêvant  aux  richesses  lointaines. 
On  n'entend  plus  tinter  le  métal  des  comptoirs  ; 


LÉON    DIERX  67 


Parfois,  dans  le  silence,  un  pas  sur  les  trottoirs 
Sonne,  et  se  perd  au  sein  des  rumeurs  incertaines. 
Tout  est  désert:  marchés,  théâtres,  abattoirs. 
Tout  bruit  se  perd  au  fond  d'une  rumeur  qui  roule. 
Seul,  aux  abords  vivants  des  gares,  par  moment, 
Hurle  en  déchirant  l'air  un  aigu  sifflement. 
La  nuit  règne.   Son  ombre  étreint  comme  une  foule. 
—  Oh!  ces  millions  d'yeux  sous  le  noir  firmament! 
La  nuit  règne.  Son  ombre  étreint  comme  un  mystère; 
Sous  les  cieux  déployant  son  crêpe  avec  lenteur, 
Elle  éteint  le  sanglot  de  l'éternel  labeur  ; 
Elle  incline  et  remplit  le  front  du  solitaire  ; 
Et  la  vierge  qui  dort  la  laisse  ouvrir  son  cœur. 
Voici  l'heure  où  le  front  du  poète  s'incline  ; 
Où,  comme  un  tourbillon  d'abeilles,  par  milliers 
Volent  autour  de  lui  les  rêves  réveillés 
Dont  l'essaim  bourdonnant  quelquefois  s'illumine  ; 
Où  dans  l'air  il  surprend  des  frissons  singuliers. 
L'insaisissable  essaim  des  rêves  qui  bourdonne 
L'entoure;  et,  dans  son  âme  où  l'angoisse  descend, 
S'agite  et  s'enfle  avec  un  reflux  incessant 
La  houle  des  désirs  que  l'espoir  abandonne  ; 
Amour,  foi,  liberté,  —  mal  toujours  renaissant. 
Comme  une  houle  épaisse  où  fermente  la  haine 
De  la  vie,  en  son  cœur  plus  caché  qu'un  cercueil, 
S'élève  et  vient  mourir  contre  un  sinistre  écueil 
L'incurable  dégoût  de  la  clameur  humaine 
Dont  la  nuit  au  néant  traîne  le  vain  orgueil  ! 

{Les  Livres  Closes). 


68  TOUTES    LES    LYRES 


CROISEE    OUVERTE 

Qu'elle  est  jeune!  —Ses  doigts  se  posent  sur  les  touches! 
Et  les  parfums  d'avril  sont  devenus  des  chants. 
Mots  vides,  autour  d'elle  expirez  sur  les  bouches  I 
'—  Un  vol  de  blancs  ramiers  plane  au  loin  sur  les 

[champs  ! 

Qu'elle  est  fraîche  !  —  Ses  doigts  voltigent  sur  l'ivoire. 

Et  tout  désir  s'égrène  en  préludes  sacrés. 

Ne  montez  plus,  soupirs  dont  nous  taisons  l'histoire  ! 

—  Un  vol  d'oiseaux  de  paix  glisse  en  rasant  les  prés  ! 

Qu'elleestdouce!  —  Sesdoigtssontdesailesmagiques, 
Et  tout  se  fait  sonore  au  fond  des  cœurs  surpris. 
Jours  lointains,  revivez  en  célestes  musiques  ! 

—  Un  vol  d'oiseaux  divins  emporte  nos  esprits  ! 

Qu'elle  est  blonde  !  —  Ses  doigts  volent  à  tire-d'aile, 
Et  la  foi  nous  revient  avec  l'hymne  perdu. 
Sourire  intérieur,  éclairez-nous  près  d'elle  ! 

—  Un  vol  éblouissant  vers  nous  est  descendu  ! 

Qu'elle  est  belle  !  —  Un  vol  blancsur  le  clavier  roucoule, 
Et  des  accords  d'odeurs  mêlent  leurs  tourbillons. 
Mots  d'amour  oubliés,  sortez  de  nous  en  foule! 

—  Des  doigts  d'anges  au  loin  font  chanter  les  sillons! 

(Les  Amants). 


Fernand  DIVOIRE 


M.  Fernand  Divoire  est  né  à  Bruxelles,  le  lo  mars  1883.  Après 
avoir  fait  des  études  de  médecine,  il  entra  à  V Intransigeant  où  il 
est  encore  actuellement.  Déjà,  il  avait  fondé,  avec  quelques  amis, 
l'intéressante  revue  Les  Essais  ;  puis,  un  peu  plus  tard,  avec  d'au- 
tres camarades  de  Lettres,   les    Entretiens   Idéalistes. 

A  propos  de  sa  première  plaquette  de  vers,  Poètes^  M.  Gus- 
tave Kahn  a  déclaré  dans  le  Siècle  :  «  M.  Fernand  Divoire  a  de 
l'esprit,  du  goût,  un  rien  de  paradoxe,  une  bonne  simplicité  de 
langue,  un  don  facile  de  rythmiste.  Ses  poèmes  vont  d'un  en- 
thousiasme contenu  à  une  synthèse  un  peu  amère.  C'est  même 
très  jeune  et  c'est  cahoté  ;  mais  cela  est  très  personnel.  Les  dé- 
fauts de  M.  Divoire  sont  de  ceux  qui  aboutissent  à  des  qualités  ; 
les  imperfections  de  ses  dires  sont  plus  curieuses  que  bien  des 
poèmes  mieux  ordonnés  et  qui  ne  laissent  pas  espérer  de  leurs 
auteurs  mieux  que  de  bons  devoirs  ». 

Cette  originalité  était  saluée  aussi  en  termes  très  nets  par 
M.  Léon  Bocquet  dans  Le  Beffroi. 

Mais  le  succès  de  M.  Fernand  Divoire  s'affirma  lorsque  parut 
La  Malédiction  des  Enfants.  «  J'aime  ce  poète,  nous  confia 
M.  Guy  Lavaud,  dans  La  Phalange,  pour  le  souci  qu'il  montre 
de  composer  autre  chose  que  des  variations  sur  les  sujets  poéti- 
ques connus  et  pour  être  un  des  rares  qui  osent  écrire  moins  des 
poèmes  qu'un  poème...  Ce  pouvait  être,  celte  Malédiction  des 
Enfants  contre  ceux  qui  les  ont  engendrés,  contre  la  vie  et  contre 
la  ville,  un  prétexte  à  déclamation,  un  nouvel  avatar  de  poésie 
sociale  et  même  socialiste.  M.  Fernand  Divoire  a  évité  ce  danger 
à  force  de  concision  et  de  simplicité.  La  poésie,  il  n'en  pare  pas 
la  vie,  mais  il  la  dégage  du  fait.  L'étonnant  est  que  sa  pensée, 
privée  d'images,  reste  cependant  poétique  d'être  douloureuse  et 
pure  ». 

M.  Pierre  Quillard,  lui  aussi,  a  compris  à  quel  point  ces  poè- 
mes iniensémcni  émotifs  étaient  éloignés  des  proclamations  ver- 
sifiées. «  Les  versets  de  M.  Fernand  Divoire,  a-t-il  dit  dans  Le 


70  TOUTES    LES    LYRES 


Mercure  de  France,  se  haussent  au-dessus  du  prêche  moralisa- 
teur, et  la  rudesse  de  l'invective  se  tempère  de  tendresse  et  de 
pitié  lorsqu'il  évoque  la  \  ie  harmonieuse  et  belle  qu'auraient  pu 
vivre  ces  avortons  malvenus  ». 

De  son  côté,  M.  Maurice  Levaillant  a  fort  bien  expliqué,  dans 
La  Revue  des  Poètes,  la  technique  de  M.  Fernand  Divoire  :  «  Il 
s'agit  pourtant  bien  ici,  a-t-il  écrit,  de  vers,  non  point  assonances, 
invertébrés  ou  décadents,  mais  «  libres  »  selon  la  formule  la  plus 
classique.  Alexandrins,  octosyllabes,  décasyllabes,  s'y  entremêlent 
selon  des  lois  subtiles  pour  composer  un  rythme  volontairement 
assourdi,  à  la  cadence  peu  à  peu  obsédante,  qui  émeut  d'abord 
lentement  puis  bouleverse.  Dans  cette  forme  raffinée,  qui  atteint 
l'éloquence  en  paraissant  la  renier,  M.  Fernand  Divoire  dit  la  mi- 
sère des  enfants  de  nos  ternes  et  populeuses  villes  modernes  ; 
misère  diverse,  mais  égale  ». 

Outre  ces  deux  ouvrages,  le  poète  a  publié  Cérébraux,  dia- 
logue en  prose  où  il  s'est  appliqué  à  dégager  et  à  développer  des 
('  caractères  »  contemporains;  Faut-il  devenir  Mage  ?  étude  phi- 
losophique et  critique  des  doctrines  de  Péladan,  d'Eliphas  Lévi 
et  de  Nietzsche  ;  Metchnikoff,  philosophe,  sévère  étude  critique  de 
la  philosophie  optimiste  de  ce  penseur.  II  a  en  préparation 
L'Amoureux^  le  3*  volume  des  poèmes  auxquels  il  donne  ce  titre 
générique:  Les  Proses  rimées  de  a  l'Urbs  »  et  qui,  sur  un  vaste 
plan  préconçu,  doivent  exprimer  les  souffrances  de  l'Homme  de 
la  Ville  moderne  ;  Contre  le  Néo-Hellénisme  (Les  Deux  Idées),  et 
La  Préparation  à  la  Fiancée,  roman. 

Comme  on  le  voit,  M.  Fernand  Divoire  alterne  poésie  et  philo- 
sophie, mais  la  première  de  ces  tendances  intellectuelles  ne  laisse 
pas  de  porter  la  forte  empreinte  de  la  seconde. 

M.  Divoire  a  collaboré  à  Vlntransigeant,  La  Nouvelle  Revue, 
L'Opinion,  La  Revue  des  Lettres  et  des  Arts,  Le  T>ivan,  L'Ile  Son- 
nante, Hélios,  Le  Chroniqueur  de  Paris,  Nouvelles  de  la  République 
des  Lettres,  Vers  et  Prose,  Le  Gil  Blas,Pan,  Le  Beffroi  etc. 


FERNAND    DIVOIRE 


LES  ENFANTS  RICHES 

(fragment) 

Ils  ne  sont  ni  tordus  par  le  mal,  ni  transis 
Par  le  froid,  par  la  faim,  ceux-ci. . . 
...  Ils  ont  mûri  dans  leurs  cœurs  qui  pourrissent 
Les  lourds  refrains  de  bêtise  et  de  vice 
Des  cuisines  et  des  offices. 
Jouets  pomponnés  et  bouclés, 
Enfants  dorlotés  par  caprice, 
Qu'un  cœur  plein  d'eux  jamais  n'a  consolés, 
Eux  aussi,  témoignant  et  jugeant,  vont  parler. 

...  Notre  rancune  est  devant  vous  dressée, 
Pères,  hommes  de  sport,  stupides  et  dandys. 
Mères,  faites  de  riens,  de  chiffons,  d'organdis. 

De  balivernes  amassées. 
Car  nous  nous  souvenons  que  nous  avons  grandi 

Dans  le  fumier  de  vos  pensées. 

Cerveaux  morts-nés  et  cœurs  usés, 

O  vous  !  Ennuyés  et  nuls,  vous  avez  osé 
Perpétuer  en  nous  votre  inepte  lignage  ; 

Et  nous  voici,  pour  rendre  témoignage 
D'une  nuit  d'insomnie  et  d'un  morne  baiser, 
Hélas  !  Hélas  !  créés  à  votre  image 
Et  seulement  un  peu  plus  épuisés... 


72  TOUTES    LES    LYRES 


Vous  qui  deviez,  cherchant  nos  consciences, 
Nous  enseigner  le  bien  et  son  ombre,  le  mal, 
Vous  ne  connaissiez  pour  toute  science, 
Que  des  saints,  des  bienséances. 
Et  des  points  délicats  du  cérémonial. 
Et  nous  voici,  méchants,  sans  foi,  sans  idéal, 
Car  nous  sommes,  nous  tous,  de  maigres  fleurs  pous- 
Dans  le  fumier  de  vos  pensées.  [sées 

Mais  nous  nous  souvenons.  Debout  nous  accusons. 

Nous  rejetons  sur  vous  nos  fautes  et  nos  vices 
Car  vous  en  fûtes  les  complices, 
Nos  pères,  pères  de  nos  vices. 

Nous  tous,  fils  dont  la-¥ie  est  sans  but,  sans  raison, 
Filles  mûres  pour  l'adultère, 
Enfants  grandis  sans  pères  et  sans  mères, 
Avec  nos  sœurs,  avec  nos  frères, 
Aujourd'hui  nous  vous  accusons. 
Du  collège  et  de  ses  poisons, 
Des  exemples  de  la  maison. 
Répondez,  nous  vous  accusons  !... 

{La  (Malédiction  des  Enfants). 


LES   SAGES   DE   LA  VILLE 

(fragment) 

...  Seigneur,  tout  est  trop  beau  sur  terre  à  qui  désire, 
A  qui  tournoie  au  gouffre  insatisfait  des  sens, 
A  qui  veut  des  parfums  plus  subtils  que  l'encens 


FERNAND    DIVOIRE  73 


Et  plus  chauds  que  l'odeur  charnelle  de  la  myrrhe. 
Seigneur,  tout  est  trop  beau  sur  terre  à  qui  désire, 
A  qui,  suivant  sans  fin  les  formes  qui  l'attirent, 
Veut  saisir  dans  sa  main  les  espoirs  périlleux 
Enfuis  vers  les  pays  aux  golfes  merveilleux 
Où  vont  aborder  les  navires. 

Tout  est  trop  beau.  Seigneur,  les  simples  horizons 
Même,  et  le  mouvement  des  choses  coutumiéres  ; 
Car  l'imprudent  qui  veut  posséder  ta  lumière 
Est  moins  fou  que  celui  de  qui  la  déraison 
Veut  connaître  le  tour  des  simples  horizons. 
Tout  est  beauté  ;  le  monde  est  une  floraison 
Où  les  couleurs  avec  les  parfums  s'harmonisent... 
Le  malheureux  qui  vend  son  âme  aux  convoitises 
Peut  choisir  entre  les  poisons. 

Il  peut  choisir  la  plus  suave  entre  les  joies. 
Pour  les  yeux,  l'infini  langage  des  couleurs 
Et  les  reflets  dormants  qui  nimbent  de  pâleurs 
Les  choses,  les  reflets  irisés  qui  chatoient. 
Il  peut  choisir  la  plus  aiguô  entre  les  joies. 
Pour  les  doigts,  la  souplesse  irritante  des  soies 
Et  la  chaleur  fourrée  et  douce  des  velours, 
Les  brocards  lourds  et  la  toison  d'une  peau  d'ours 
Où  la  main  se  crispe  et  se  noie. 

Hélas,  il  peut  choisir  entre  les  voluptés 

Le  fou  qui  s'abandonne  au  gouffre  des  luxures. 

Le  désireur  haoïé  par  l'eau  des  chevelures, 

7 


74  TOUTES    LES    LYRES     • 

Par  la  peau  magnétique  et  par  la  nudité 
Vivante. ..  Il  peut  choisir  entre  les  voluptés. 
La  terre,  ivre  et  vibrante,  est  là,  pour  le  tenter; 
Autour  de  lui  qui  cherche  et  souffre  des  sons  rôdent. 
Et  le  poids  des  parfums  s'exhale  des  fleurs  chaudes 
Dans  l'ombre  moite  de  l'été. 

Et  voici  l'opium  et  les  belles  musiques 
Extases  et  langueurs,  mirages  souriants. 
Et  voici  les  émaux,  les  pierres  d'Orient, 
Les  bijoux  ciselés,  les  ivoires  d'Afrique, 
Le  luxe,  l'opium,  le  haschich,  la  musique. 
Les  danses  de  Java,  les  amours  exotiques, 
Tout  ce  qui  vient  d'ailleurs,  les  fruits  rares  et  l'or, 
La  terre  courtisane  offre  tous  ses  trésors 
A  nos  poursuites  chimériques. 

Oh  !  c'est  un  grand  bienfait  que  tu  nous  aies  laissé. 
Puisque  tout  est  trop  beau,  Seigneur,  à  qui  désire, 
Les  avertissements  douloureux  qui  déchirent 
Notre  jeunesse  avec  ses  espoirs  insensés  ! 
Oh  l  c'est  un  grand  bienfait  que  tu  nous  aies  blessés  ! 
Ainsi,  dans  les  débris  des  rêves  dispersés, 
Nous  pouvons  retrouver  le  chemin  de  l'asile 
Où  le  sage  connaît,  loin  des  choses  fragiles, 
Le  bonheur  d'avoir  renoncé... 


Francis  ÊON 


Né  à  Fontenay-le-Comte  (Vendée)  le  17  juillet  1879,  ^^  P^^^ 
breton  et  de  mère  poitevine,  M.  Francis  Éon  est  l'auteur  de  deux 
volumes  de  vers:  La  Fror7iene«5e  (Lille,  édition  du  Beffroi,  1905), 
Trois  Années  (édition  du  T)ivan,  1909). 

«  C'est,  a  dit  M.  Gustave  Kahn  dans  La  Nouvelle  Revue,  un 
ton  doux  et  calme  de  couleur  un  peu  anglaise,  couleur  du  temps 
de  la  Reine  Anne,  qui  règne  dans  La  Promeneuse,  où  abondent 
les  jolies  sensations  de  nature.  »  Et,  parlant  du  même  livre  dans 
La  'Revue  Bleue,  M.  Ernest-Charles  affirmait  que  c'était  là  des 
«  vers  mélancoliques,  chantants  et  harmonieux  ». 

Son  second  volume  fut  accueilli  avec  encore  plus  de  laveur. 
M.  Pierre  Quillard,  à  cette  occasion,  a  trop  bien  dépeint  Francis 
Eon,  dans  le  Mercure  de  France,  pour  que  nous  puissions  résister 
au  plaisir  de  le  citer  :  «  L'art  poétique  de  M.  Francis  Eon,  dit-il, 
n'est  pas  d'un  barde  frénétique  et  tumultueux  ;  attentif  à  lui- 
même,  à  ses  douleurs  et  à  ses  joies,...  il  ne  se  hâte  pas  de  tra- 
duire en  vers  non  médités,  épars  et  hasardeux,  l'émoi  d'un  ins- 
tant, le  charme  et  la  tristesse  d'un  sentiment  ou  d'un  paysage;  il 
attend  le  soir  et  l'ombre  propice  où  renaîtront  dans  sa  pensée 
les  soleils  disparus  et  les  chères  figures  absentes,  et  des  images 
diverses  il  ne  retiendra  que  l'essentiel...  Pas  de  couleurs  écla- 
tantes ni  de  paroles  brutales.  M.  Francis  Eon  est  discret  et  con- 
fidentiel :  il  méprise  les  bateleurs  forains  et  refuserait  même  la 
gloire  s'il  fallait,  pour  l'acquérir,  se  hausser  sur  les  planches  d'un 
tréteau  ;  en  plein  bonheur,  il  a  honte  d'être  heureux  alors  que 
tant  de  souffrances  pleurent  dans  la  nuit...  »  Rapportons  encore 
ces  paroles  de  M.  E.  Gérard-Gailly  :  «  Il  apporte  une  nuance  de 
sentiment  que  Guérin,  malade,  seul  dans  son  cœur,  et  pressen- 
tant sa  fin,  n'a  pas  eue.  Et  c'est  le  sentiment  de  la  joie,  mais  de 
la  joie  grave  comme  un  hymne.  »  (La  Flandre  libérale.)  Et  celles- 
ci,  de  M.  Francis  Carco  :  a  M.  Francis  Éon  emploie  de  préfé- 
rence l'alexandrin.  Mais  son  vers  est  rajeuni  par  mille  froisse- 
ments musicaux.  Les  rimes  soulignent  à  peine  la  fin  du  vers. 
Elles  aident  plutôt  au  glissement  harmonieux,  au  prolongement 
de  ce  vers    dans  un  autre,  à  l'intime  fusion    du  poème.  Et  cela 


76  TOUTES    LES    LYRBS 


n'est  jamais  hésitant  ni  gauche.  M.  Francis  Eon  porte  très  loin 
ses  scrupules  de;  poète.  Il  hait  l'encombrement.  »  (L'Ile  son- 
nante). 

Le  poète  prépare  actuellement  un  nouveau  recueil,  dont  le  titre 
n'est  pas  encore  choisi.  Il  a  collaboré  à  La  Revue  du  Bas  Poi- 
tou, Poitiers  universitaire.  Le  Beffroi,  La  Quin:^aine,  Poésie^  La 
Plume,  Poesia,  La  Tiènovation  esthétique,  Les  Lettres,  La  ^evue 
des  Poètes,  Les  Bandeaux  d'or,  La  Phalange^  Hèlios,  Le  Divan, 
L'Ile    sonnante.  L'Altnanach  des  Muses   rgii,  etc. 

Enfin,  on  consultera  avec  fruit  la  brochure  qu'a  publiée 
M.  Henri  Martineau,  aux  éditions  du  "Divan,  sur  Francis  Eon. 


COMME    LES    PIGEONS-PAONS 

Comme  les  pigeons  paons  qui  gonflent  sur  le  toit 
Au  soleil  de  novembre  doux  leurs  gorges  blanches, 
Comme  ce  couple  ami  de  tourterelles  franches, 
O  mon  frêle  bonheur  d'aimer,  réchauffe-toi. 

Le  ciel  est  sans  nuage  et  l'heure  tiède.  Vois  ! 
Le  souffle  du  printemps  futur  émeut  les  branches. 
Des  enfants  jouent  sur  la  grand'route.  C'est  dimanche. 
La  cloche  du  vieux  bourg  conseille.   Entends  sa  voix. 

Nous  allons  faire  un  lourd  bouquet  de  roses  pâles. 
—  Mais  ces  femmes  en  noir,  frileuses  sous  leurs  châles, 
Pourquoi,  mon  Dieu,  pourquoi  sepressent-ellesP...  Ah! 

Le  soir  enveloppant  surgit  au  couchant  fauve  ! 
Viens  vite  près  du  feu  que  ma  peur  attisa, 
O  mon  dernier  bonheur  d'aimer,  que  je  te  sauve! 
(La  Promeneuse). 


FRANCIS    ÉON  77 


ANNE-MARIE 

Ma  fille,  ton  regard  au  monde  s'habitue. 

La  vie  étrange  s'orne  en  se  livrant  à  toi. 

Tu  aimes  le  moineau  qui  saute  sur  le  toit, 

La  jeune  chatte  agile  et  la  poule  pattue. 

Tu  aimes  les  brebis  trottantes,  le  chien  noir, 

Le  jardin  et  le  ciel  floconneux  de  nuages, 

La  place  herbeuse  où  crient  les  enfants  du  village, 

Les  linges  remués  de  vent,  et  le  miroir 

Où  ton  visage  clair  appelle  ton  visage. 

Ma  fille,  ton  regard  me  trouble.  Je  revois 

Le  bleu  sourire  d'une  image  d'autrefois. 

O  mémoire  !  tes  traits  sont  ceux  de  mon  aïeule. 

Amie  à  qui  mon  cœur  jaloux  s'était  ouvert. 

Et  qui  dans  sa  maison  silencieuse,  seule. 

Mourut,  et  me  légua  le  sentiment  des  vers. 

Et  maintenant,  comme  toujours,  depuis  des  âges, 

Le  roc  brise  la  source  en  des  poussières  d'eau. 

Aux  tendres  buissons  nains  broutent  les  chèvres  sages, 

Le  fleuve  désolé  se  lamente  aux  barrages, 

Et  la  route  s'épuise  à  monter  le  coteau. 

Mon  aïeule  était  douce  et  se  nommait  Clémence. 
Son  âme  continue  où  la  tienne  commence  : 
C'est  elle  qui  s'exprime  avec  tes  yeux  nouveaux. 

Rôve  charmant  :  sa  robe  un  peu  déteinte  passe... 
Ma  fille,  j'ai  connu  sa  vieillesse.  Je  sais 


78  TOUTES    LES    LYRES 


Qu'elle  a  chéri  longtemps  le  banc  de  sa  terrasse 

Et  le  langage  pur  des  poètes  français. 

Et  je  sais  trop  que  mon  aïeule  fut  sensible. 

Je  sais.  Tu  grandiras.  J'ai  peur.  Il  est  possible 
Que  tu  souffres  un  jour,  comme  elle,  de  la  fleur 
Agonisante  sans  tendresse  dans  le  sable, 
Du  triste  chien  battu,  de  l'âne  misérable, 
Et  de  toi-même  —  et  que  tu  aimes  ta  douleur  ! 
Sans  doute  tu  voudras  comprendre,  avec  les  causes 
D'un  soir  pesant  d'angoisse  ou  d'un  matin  amer, 
Pourquoi  le  bourdon  ivre  expire  dans  les  roses 
Humides  comme  ta  jeune  bouche  de  chair. 
Les  treilles  frémiront  sous  une  chaude  pluie, 
Au  colombier  fuiront  les  pigeons  en  émoi. 
Et  tu  sangloteras  sans  doute,  Anne-Marie, 
Comme  elle,  notre  aïeule  morte,  et  comme  moi. 


ART   POETIQUE 

Un  clair  midi  d'octobre  ensoleillé,  mon  frère. 
Prends  la  guêtre  de  cuir  et  le  bâton  ferré. 
Descends,  par  le  routin  qui  rampe  dans  les  prés, 
Jusqu'au  village  blanc  qu'embrasse  la  rivière. 

Suis  le  vieux  mur.  Contourne  avec  lui  le  verger  ; 
Et  le  long  de  la  haie  où  sèche  une  lessive, 
Souris,  sans  t'arrêter,  aux  yeux  mouvants  d'eau  vive 
De  l'enfant  qui  dira  :  «  Bonjour  »  à  l'étranger. 


FRANCIS    ÉON  79 


Enfonce-toi  sans  crainte  au  cœur  des  oseraies. 
Marche.  Ne  pense  point.  Va  comme  le  sentier. 
Bois  une  verre  de  vin  nouveau  chez  le  meunier. 
Donne  un  peu  de  luzerne  à  sa  pouliche  baie. 

Repars.  Tu  trouveras  des  genêts  et  des  joncs, 
Puis  encore  des  prés  violets  de  colchiques. 
Enfin,  dans  son  mystère  orgueilleux  et  tragique, 
Mon  frère,  tu  verras  s'élever  le  donjon. 

Tu  monteras  parmi  les  pierres  éboulées, 
Mais  sans  t'asseoir  avant  le  sommet  de  la  tour. 
Et  tu  regarderas  jusqu'à  la  fin  du  jour, 
Bleue  et  molle,  silencieuse,  la  vallée. 


Baisse  la  lampe  un  peu  sur  la  chambre  bien  close. 
Vas-tu  pleurer?  Soudain  tu  sens  te  mordre  au  cœur 
Une  trop  chère,  et  vague,  et  pressante  douleur. 
Et  tu  trembles  devant  les  feuilles,  et  tu  n'oses. 

Laisse  fondre  en  tes  yeux  tout  le  ciel  qu'ils  ont  pris. 
Ah  !  pleure.. .  Mais  prolonge  une  veille  acharnée. 
Et  tu  sauras,  après  la  tâche  terminée. 
Ce  qui  reste  d'azur  dans  le  poème  écrit. 

(  Trois  années). 


hâ 


H.-L.    FANKHAUSER 


Ce  n'est  pas  sans  émotion  que  nous  publions  ici  la  silhouette 
'qu'a  tracée  de  M.  Fankhauser,  le  regretté  poète  Louis  Xavier  de 
Ricard,  page  qui  est  vraisemblablement  la  dernière  qu'il  ait 
écrite  : 

«  je  ne  veux  point  ici  m'attarder  à  louer  l'œuvre  qui  se 
précise  de  H.-L.  Fankhauser.  Laissons  le  temps,  par  dessus 
tout  et  en  dépit  de  tout,  accomplir  ce  devoir.  Je  veux  vous 
donner  seulement  un  aperçu  de  ce  type  de  poète  d'inspiration 
si  noble,  tel  que  je  l'ai  vu  pour  la  première  fois  au  hasard  de 
ma  vie  littéraire,  —  et  cela  dans  un  texte  qui  n'aura  certes  pas  la 
magie  du  dessin  de  ce  vigoureux  artiste  Lucien  Jonas,  la  presti- 
gieuse magie  de  l'ombre  et  de  la  lumière. 

))  Voici  un  beau  vers,  tiré  d'une  de  ses  pièces  encore  inédites, 
qui  me  paraît  résumer  jusqu'ici  les  tendances  du  poète  : 

«  Dans  la  nuit  sans  clarté,  de  la  douleur,  du  rêve...  » 

»  Quant  à  l'homme,  le  voilà  devant  vous,  petit,  mince,  toujours 
gesticulant.  Ses  cheveux  blonds  très  fins,  traînant  en  un  long 
bandeau,  voilent  son  front  large  et  pâle,  un  front  bombé  un 
peu  et  qui  semble  tout  rempli  d'impressions  étranges  et  déli- 
cieuses. 

»  Des  yeux  vagues,  couleur  du  ciel  des  matins  mélancoli- 
ques d'automne:  au  delà  de  grands  verres  ronds,  cerclés  d'or, 
on  croirait  par  instants  de  minuscules  phares  scrutant  des  horizons 
lointains. 

)>  Sa  bouche:  deux  lèvres  courtes  comme  sa  phrase  et  droites 
comme  sa  manière  artiste. 

»  Sa  parole  jeue  dru  les  invectives,  mais  hésitante  parfois, 
entrecoupée,  çà  et  là,  de  longs  silences.  Le  timbre  haut  de  sa 
voix  vous  clame  toute  l'ardeur  d'une  âme  tendre  et  généreuse  et 
le  mépris  qu  il  a  de  ces  «  pantins  ridicules  n  que  sont  tant  d'hom- 
mes d'aujourd'hui. 

))  De  donner  à  H.-L.  Fankhauser  un  âge  variant  entre  dix- 
huit  et  trente  ans,  je  vous  en  défie...  Il  est  né  en  1884,  a  à  Be- 
sançon, antique  cité  dormant  sur  les  rives  du  Doubs,  meublée  de 


H.-L.  FANKHAUSER 

Fusain^  pjt    Lucien  Jonas 


H.-L.    FANKHAUSER  8l 


casernes  tristes  et  de  forts  hirsutes,  rue  des  Granges,  en  face  de  la 
maison  du  père  Hugo,  » 

»  Avide  de  sublimes  visions,  il  va  par  les  rues  en  furetant  et 
en  rêvant,  —  et  peut-être  l'avez-vous  déjà  rencontré  à  travers 
la  cité  grouillante  dont  il  chante  tour  à  tour  les  joies  et  les  tris- 
tesses, les  laideurs  et  les  beautés...   » 

Bibliographie.  —  Le  Char  en  Deuil^  poèmes,  avec  Préface  par 
Louis  Xavier  de  Ricard,  (sous  presse).  —  Pour  paraître  ensuite: 
L'tMarchand  d'bonheur.  roman  ;  V^aguelone  vaincue^  opéra,  en 
collaboration  avec  L.-X.  de  Ricard,  musique  de  Camille  Erlan- 
ger; La  Muse  au  masque,  poèmes. 


AMOUR 

Avant  que  peu  à  peu  ma  main  se  soit  glacée 
A  frôler,  sans  relâche,  nu,  ton  jeune  corps, 
—  Tumultueuse  vague  blanche  aux  reflets  d'or,  — 
Dans  la  coupe  que  j'ai,  patient,  ciselée. 

Pour  que  tu  sois  toujours  à  moi  seul  dans  la  mort, 
Tu  boiras  d'un  nectar  la  lie  empoisonnée 
Qu'un  soir  d'ardente  fièvre  je  t'aurai  versée  ! 
Et,  pourchasser  au  loin  mon  siupide  remord, 

Après  avoir  posé  sur  ta  bouche  blémie 
Les  ultimes. baisers  delà  mienne  en  folie. 
Et  calmé  lâchement  mon  désir  inlassé. 

Je  danserai  vers  toi  les  plus  farouches  danses 
Et  je  m'enivrerai  des  acres  pestilences 
Que,  lente,  exhalera  ta  funèbre  beauté  1 


82  TOUTES    LES    LYRES 


LE    CHAR 

Or,  le  soleil  levant  semblait  un  luminaire 
Livide,  pâlissant  dans  le  ciel  funéraire 
Le  long  linceul  tissé  des  multiples  splendeurs, 
Des  vagues  d'or  de  l'aube  et  du  parfum  des  fleurs. 

Et  l'air,  en  chevauchant,  berçait  les  fronts  rêveurs 
Des  ifs,  des  noirs  cyprès  et  des  saules  pleureurs, 
Et  les  sanglots  d'un  glas  lugubre  et  somptuaire. .. 
Cependant  qu'à  regret,  vers  l'antique  ossuaire, 

Quatre  coursiers  géants,  veules  de  nonchalance, 
Traînaient,  les  yeux  fermés  et  d'un  pas  de  silence, 
Vos  restes  fastueux  en  un  pesant  cercueil, 

O  mon  fol  Idéal,  ô  ma  douce  Espérance, 

Grande  et  chaste  Beauté  si  noble  en  votre  orgueil  ! 

Cher  défunt  qui  vivez  dans  mon  éternel  deuil  ! 


DANSE   MACABRE 

A  Lucien  Jonas. 

Danse  !  Rayonnement  des  splendeurs  surannées 
Dans  l'alcôve,  éclairant,  parmi  les  vieux  miroirs, 
Parfums,  cheveux  blanchis,  parés  de  fleurs  fanées, 
Flots  d'ambre  et  d'or  jadis,  sous  les  lustres,  les  soirs; 

Seins,  entrailles  souillés  ;  hanches  qu'ont  décharnées 
Les  veules  voluptés  dans  les  secrets  boudoirs  ; 


H.-L.    FANKHAUSER  83 


Pourpres  reflets  de  sang  des  lèvres  carminées  ; 
Yeux  mornes  et  cerclés  de  fards  visqueux  et  noirs, 

xMornes  du  vain  regret  :  inguérissable  mal 
Du  souvenir  ardent  des  gloires  trépassées 
Qu'engendraient  l'Orgueil  vil  et  le  Plaisir  banal  ! 

Danse  !  Fantôme  en  quelque  étrange  carnaval, 
Enrobé  du  long  deuil  des  volages  années, 
Souriant  d'un  rictus  funèbre  et  machinal  ! 


LE  TRIBUN 

Dans  l'air,  il  y  avait  des  chants,  des  cris  de  fêtes. 
Par  dessus  les  palais,  les  vieux  toits,   triomphaux, 
S'étaient  dressés  des  arcs  et  des  fleurs  en  cerceaux, 
Et  des  fanions  paraient  l'argile  de  leurs  faîtes. 

Dans  le  fleuve,  berceur  de  tourments,  qui  reflète 
Le  fantôme  tordu  des  faubourgs,  un  flambeau 
Jetait  ses  blancs  rayons  ;  non  loin,  sur  un  monceau 
De  bois  brûlant,  cuisait  un  long  corps  gras  sans  tête, 

Alors  qu'autour  venait,  d'une  voisine  place, 
Riant,  dansant,  montrant  les  pires  des  grimaces, 
Des  bras  noueux  et  sales,  des  torses  puissants, 

Des  seins  gonflés  de  lait,  tout  une  populace  : 
Devant  elle,  avec  deux  grands  yeux  verts  suppliants 
Et  des  cheveux,  roulait  un  lourd  caillot  de  sang... 


84  TOUTES    LES    LYRES 


DETRESSE 

Je  suis  ivre.  J'ai  bu  le  vin  pernicieux 
Qui,  dans  l'ultime  oubli,  sournoisement  m'isole; 
Et,  ce  soir,  cependant,  à  travers  l'air  qui  frôle 
Mon  front  las  qu'étourdit  le  spleen  malicieux, 

J'entends  de  l'Idéal,  sans  cesse  impérieux, 
Dansant  et  tournoyant  en  une  ronde  folle, 
Et  de  l'Illusion  qui,  joyeusement,  vole. 
Comme  d'un  violon,  les  sons  harmonieux  ! 

J'entends  passer,  battant  des  ailes,  taciturnes, 
Tramant  leursdeuils,  les  Rêves,  ces  oiseaux  nocturne; 
Et  mes  yeux  hébêiés  cherchent  encore  à  voir, 

Entre  les  cieux  chargés  d'ombres  et  d'inquiétudes 
Et  les  calmes  sommets  des  hautes  solitudes, 
L'Etoile  du  berger,  symbole  des  Espoirs  ! 


HARMONIE 

Dômes  d'aciers,  granits,  palais:  vastes  cités 
Où  n'erre  plus,  ainsi  que  les  flots  tourmentés 
Des  sombres  océans,  la  grande  Multitude  ! 
Ecoutez  venir  lentement  la  Lassitude... 

Vapeurs  de  chair,  de  sang  et  relents  exhalés  ; 
On  dirait  des  géants  fuyant  échevelés 


H.-L.    FANKHAUSER  85 


Au  sein  d'une  céleste  et  douce  solitude  ! 
Ecoutez  venir  lentement  la  Lassitude... 

Songes  du  Jour  sombrant  dans  la  langueur  du  Rêve  ! 

Sereine  majesté  de  la  Nuit  qui  se  lève  ! 

Et,  comme  un  frôlement  de  longs  linceuls,  essor 

Lugubre,  dans  le  soir,  des  râles  de  la  Vie  ! 
Soleil  mourant  :  passé;  gloires  :  poussières  d'or 
Enchevêtrant  les  sons  :  harmonie  !  harmonie! 


DES    CENDRES... 

Amours  !  Chères  amours  !  Oh  !  morne  souvenir 
Qui  danse  et  qui  vacille,  au  fond  de  ma  mémoire. 
Pareil  au  feu  follet  qui  vient,  vivant,  trahir 
La  mort  blottie  au  sein  des  tombes, la  nuit  noire... 

Oh  !  le  doux  mal  d'un  beau  revenir  illusoire 
Que  le  rêve,  les  soirs,  au  sommeil  vient  m'offrir  : 
Chimérique  instant  où,  pauvre  amant  dérisoire. 
Je  berce  son  corps  chaud,  ardent,  sans  le  subir... 

Oh  !  quand  ma  main  tremblante  les  chiffonne,  entendre, 

Dans  le  coffret  d'airain  que  les  ans  ont  rouillé, 

Le  bruit  des  mortes  fleurs,  des  parchemins  souillés, 

Chanter,  comme  la  voix  d'or  de  ses  lèvres  tendres  : 
La  voix  d'or  des  serments  désormais  envolés, 
Ainsi  que  d'un  bûcher  les  plus  légères  cendres... 

8 


Albert  FLEURY 


M.Albert  Fleury(*),  né  en  1875,  publia  ses  premiers  essais  dès 
1892,  puis  fonda  et  dirigea,  en  1895,  ^'^  Renaissance  idéaliste^ 
dont  l'existence  (d'un  an  seulement)  fut  arrêtée  par  le  départ  du 
poète  à  la  caserne.  Jusqu'alors,  il  avait  donné  Les  Evocations 
(1895),  Paroles  vers  Elle  (1895),  Sur  la  Rouie  (i8g6),  suites  de 
poèmes  fortement  influencés  par  l'idéalisme  rosicrucien  qui  domi- 
nait ce  moment  de  l'atmosphère  intellectuelle. 

Mais  c'est  de  sa  première  rencontre  avec  la  tristesse  de  la  vie, 
c'est  de  son  séjour  au  régiment  que  date  l'expression  réelle  de 
son  tempérament  poétique.  C'est,  en  effet,  en  1897-1898  qu'il 
écrit  Impressions  grises  et  Pierrot,  deux  recueils  d'où  s'exhale 
une  sensibilité  aiguë  et  concentrée,  traduite  en  une  forme  essen- 
tiellement personnelle. 

A  ce  moment,  sa  marque  était  imposée.  Mais  une  misanthropie 
qui  ne  l'a  jamais  quitté,  jointe  au  désir  inné  des  voyages  et  des 
aventures,  lui  fait  quitter  Paris.  Il  s'installe  tour  à  tour  en  Breta- 
gne, en  Provence,  en  Béarn,  et  garde  le  silence.  Puis,  en  1906,  il 
fait  paraître  un  petit  opuscule  critique  :  Les  Idées  dramatiques,  et, 
deux  ans  plus  tard,  donne  à  1'  cAurore  un  long  roman  :  Les 
Soldats.  Puis  il  repart  pour  de  nouvelles  solitudes.  La  maladie 
enfin  le  fixe  à  Pau,  où  il  publie  en  1910:  Des  Automnes  et  des 
Soirs.  Il  prépare  actuellement  deux  ouvrages  :  un  poème,  Au  car- 
refour de  la  Douleur,  et  un  recueil  amer  et  nostalgique:  Papiers 
du  Vagabond. 

M.  Albert  Fleury  est  un  poète  hautement  estimé.  Voici,  qui  le 
prouvent,  quelques  appréciations  des  critiques  les  plus  notables: 

a...  L'Ecriture  nous  apprend  que  l'Enfant  Prodigue,  avant  qu'il 
retournât  dans  la  maison  de  son  père,  connut  bien  des  pays  et 
des  aventures.  Et  je  pense  que  nous  découvririons  une  âme 
voyageuse  chez  bien  des  hommes  qui,  comme  Baudelaire  ou 
Rimbaud,  après  avoir  longtemps  erré  sur  la  terre,  arrivèrent  en 
vue  du  ciel.  Albert  Fleury  est  de  leur  race  ardente.    Son  cœur 

(*)  Sans  autre  prénom:  Albert  Fleury.  —  Ceci  pour  éviter 
toute  confusion. 


ALBERT    FLEURY 


87 


ailé    a  l'amour  des  départs  et  des  grands  horizons.    Ce   cœur, 
où  n'est-il  pas  allé  ?  Il   a  battu  devant   l'émeraude    unique  des 


Portrait  à  la  plume,  par  Albert  Beaume 


Pyrénées,    il  a    uni    son    rythme    au     rythme    des    clairs    tor- 
rents, il  a  mêlé  sa  tristesse  à  la  laine  que  dévident  les  moulins 


88  TOUTES    LES    LYRES 


des  Flandres,  il  a  marié  sa  plainte  à  celle  de  la  mer.  Il  a  aimé  la 
nature,  et  dans  ses  manifestations  les  plus  diverses.  Et  les 
somptueux  éléphants  qu'il  évoque,  les  fêtes  barbares,  les  cymba- 
les et  les  fifres,  les  danseuses  indiennes  dont  bruissent  les  an- 
neaux, la  rumeur  des  grands  ports  ne  lui  ont  pas  fait  oublier  la 
douce  lampe  familiale  qui,  par  les  crépuscules  d'automne,  brille 
à  travers  le  feuillage  du  parc...  (Francis  Jammes,  Le  Patriote  des 
Pyrénées,  12  mai   19 10). 

«  ...Les  poèmes  d'Albert  Fleury  possèdent  ceci  de  délicieux 
qu'ils  tiennent  à  sa  chair  et  à  son  cœur,  comme  les  fruits  à 
l'arbre,  à  ce  point  qu'on  ne  peut  guère  les  comprendre  sans 
l'aimer,  et  qu'on  ne  peut  les  aimer  si  on  ne  le  comprend  point. 
C'est  un  homme  qui  vit  avec  violence,  et  son  œuvre  poétique  est 
surtout  la  synthèse  de  sa  vie  quotidienne.  Il  laisse  végéter  ses 
instincts  dans  toute  leur  vigueur,  en  toute  liberté,  et  c'est 
la  même  chose  pour  ses  rythmes  qui  chantent,  s'élargissent, 
s'évanouissent  et  renaissent,  selon  les  hasards  de  son  existence. 
Ses  émotions  fleurissent  en  fleurs  verbales,  et  sa  poésie  est  de  la 
vie  écrite.  Cet  exquis  poète  n'a  pas  la  volonté  de  son  destin,  ni 
le  pouvoir  de  le  préméditer.  Il  ne  sait  où  celui-ci  le  mène.  Et  il 
suffit  de  la  rencontre  fortuite  d'une  passante,  d'un  visage  aperçu 
ou  d'un  caprice  de  la  brise,  pour  faire  dévier  sa  vie,  pour  donner 
à  son  cœur  des  bondissements  imprévus,  et  pour  provoquer  dans 
son  œuvre  des  floraisons  insoupçonnées...  Ce  qui  plaît,  chez 
M.  Albert  Fleury,  ce  qui  fait  de  lui  l'un  des  meilleurs  poètes  de 
la  génération,  ce  sont  ses  dons  d'expression.  Il  a  le  pouvoir,  par 
des  moyens  très  simples,  qui  sont  pourtant  des  trouvailles,  de 
prolonger  en  nous  ses  sentiments,  et  après  même  qu'elles  se  sont 
tues,  ses  paroles  retentissent  dans  nos  mémoires  avec  des 
inflexions  qui  nous  sont  douces.  (Maurice  Le  Blond,  La  Revue 
Naturiste,  février  igoo). 

((  ..  .Albert  Fleury  se  laisse  aller  tout  entier  à  l'émotion  du  mo- 
ment; mais  quand  il  la  traduit,  il  n'en  ressuscite  que  le  plus 
véhément  et  le  plus  aigu,  si  bien  qu'avec  cet  aveu  presque  confi- 
dentiel chacun,  à  son  gré,  puisse  reconstituer,  selon  sa  propre 
nature,   la  même  émotion,    différente  et  semblable.    Lui-même, 


ALBERT   FLEURY  89 


l'âme  perpétuellement  en  partance,  acceptant  que  son  œuvre  ainsi 
que  sa  vie  changeante  n'ait  pas  d'aspect  définitif  et  volontaire, 
ne  peut  faire  que  des  sensations  déjà  perçues,  des  images  déjà 
vues  ne  se  mêlent  à  ses  sensations  et  à  ses  images  immédiates  ; 
mais  il  y  ajoute  toujours  du  sien  et  du  nouveau  :  s'il  a  écouté, 
comme  Virgile,  le  bourdonnement  des  abeilles  dans  les  haies,  il 
sait  aussi  découvrir  d'autres  correspondances  plus  compliquées, 
d'où  ce  vers  exquis  : 

Et  le  bruit  de  la  source  est  doux  comme  une  pêche. 
(Pierre  Quillard,  Mercure  de  France,  mars  1900). 

«  ...  Je  connais  Albert  Fleury.  Il  a  été  bien  proche  de  moi,  il 
y  a  quelques  années.  Il  ne  l'est  plus  tant  aujourd'hui...  Je  crois 
bien  qu'il  travaille  dans  un  sens  différent.  Tout  ce  qui  me  pas- 
sionne ne  l'occupe  plus  que  peu.  Il  ne  se  soucie  plus  beaucoup 
delà  justice.  Il  se  désintéresse  des  choses  du  monde.  Il  n'a  plus 
l'ambition  de  l'ébranler.  La  constitution  de  l'Etat  ne  l'émeut 
point.  Du  moins  tel  est  son  aspect.  Ces  sentiments  font  qu'il  con- 
traste avec  nous  tous...  »  (Saint-Georges  de  Bouhélier,  Pays  de 
France,  1899).  —  «  Son  genre  de  talent  est  entièrement  per- 
sonnel. Sa  poésie  a  quelque  chose  de  tourmenté  et  de  fièrement 
tragique.  C'est  la  vie  même  qui  lui  suggère  ses  vers,  d'une  inten- 
sité et  d'une  grâce  poignantes  et  d'une  constante  émotion.  Nous 
avions  vu  en  lui  l'un  des  successeurs  possibles  de  Verlaine.  Un 
recueil  de  poèmes  nouveau  intitulé  :  T>es  Automnes  et  des  Soirs^ 
d'un  caractère  sentimental  extraordinaire  et  d'une  pureté  de 
pensée  raffinée,  nous  confirme  dans  cette  impression  et  nous  fait 
aimer  davantage  encore  ce  poète  magnifiquement  triste  et  qui  se 
double  d'un  parfait  philosophe.  (D"  Echo  de  Paris,  1910). 

«  ...  Piertot  continue  l'évolution  de  cet  artiste  vers  plus  de  re- 
lief, de  gaîié,  de  lumière,  ou  vers  plus  d'intensité  dans  la  tris- 
tesse. Un  Prélude  explique  fort  bien  que  l'auteur  n'a  point  pensé 
k  nous  décrire  un  Pierrot  traditionnel  :  Pierrot-Watteau,  Pierrot- 
Debureau,  Pierrot-Séverin.  Il  a  voulu  noter  dans  son  âme  propre, 
dans  l'âme  de  ceux  qui  l'avoisinent,  des  reflets  de  cette  âme  tra- 
ditionnelle, mais  dégagée,  à  la  fois  élargie  et  particularisée,  tirée 

8. 


90  TOUTES    LES    LYRES 


des  fictions  gracieuses  ou  macabres  de  jadis  et  de  tout  à  l'heure. 
Il  l'a  voulu  noter  en  ce  que  contient  tout  homme,  à  certains  mo- 
ments, de  tristesse  mélancolique  et  voluptueuse,  de  tout  blanc, 
non  de  pureté  mais  d'émotion,  non  d'innocence  mais  de  laisser- 
faire,  de  douleur  amortie  par  la  durée  et  le  long  usage  qu'on  en 
fit  comme  matières  à  chansons.  En  abordant  ainsi  le  sujet, 
M.  Albert  Fleury  s'arrête  non  loin  de  Vltnitation  de  Notre-Dame 
la  Lune  de  Laforgue.  Mais  le  Pierrot  de  Laforgue  est  un  faune 
lunaire,  idéologue,  philosophe  et  disputeur,  ergoteur,  amoureux 
de  définitions,  dandy  et  messie.  Le  Pierrot  de  M.  Fleury  est  un 
faune  simplement  contemplatif,  sentimental,  qui  court  les  petites 
villes,  les  fêtes  foraines,  lit  des  billets  doux,  perd  son  chapeau  en 
poursuivant  les  petitesfilles,  bien  sentimentalement,  et  finit  par  se 
fâcher,  un  tout  petit  peu,  devant  les  femmes  qui  ne  veulent  pas 
comprendre  sa  pantomime  et  ses  sérénades.  C'est  un  Pierrot  con- 
temporain, facile  à  rencontrer  en  voyage,  usuel  presque,  dirions- 
nous,  et  qui  a  mis  beaucoup  de  soin  à  apprendre  à  dessiner  avec 
des  mots  des  paysages  gris  et  sourds  de  notre  Nord.  (Gustave 
Kahn,  La  lievue  Blanche,  15  mai  1899). 

«  ...M.  Albert  Fleury  se  laisse  aller  au  fil  de  son  impression,  et 
son  impression  est  toujours  mélancolique  et  choisie.  Il  est  poète 
avant  d'être  écrivain.  Il  ne  compose  pas  savamment  de  longues  et 
froides  dissertations  sentimentales  ;  il  ne  s'arrête  guère  à  calculer 
le  développement  de  ses  périodes;  ce  n'est  pas  un  littérateur,  c'est 
un  sensitif...  Une  sensibilité  aussi  sincère  et  aussi  mobile  ne  sau- 
rait s'accommoder  toujours  d'une  prosodie  rigide,  de  mètres  fixes 
et  figés.  Souvent,  le  poète  s'échappe  de  l'étroite  prison  de  l'alexan- 
drin pour  venir  au  vers  libre.  Du  reste,  ses  rythmes  restent  tou- 
jours plus  ou  moins  des  succédanés  de  l'alexandrin,  c'est-à-dire 
que  l'on  n'y  trouve  guère  que  des  groupes  de  quatre,  six  ou  huit 
syllabes.  Si  parfois  on  y  rencontre  un  vers  de  neuf,  il  est  pres- 
que toujours  composé  de  trois  groupes  réguliers  de  trois  syllabes. 
Avec  cela,  il  atteint  à  une  joliesse  de  rythme  incomparable,  comme 
dans  la  chanson  On  bat  le  briquet  tant  de  fois  citée  déjà.  Mais 
souvent  la  rime  elle-même  ou  l'assonance  ne  trouve  pas  grâce 
devant  lui,  et  c'est  du  reste  ce  qui  lui  permet  d'obtenir  parfois  des 


ALBERT    FLEURY  9I 


eflFets  curieux  de  prolongement  indéâni  d'un  sentiment. ..  M.  Albert 
Fleury  est  un  des  grands  poètes  de  demain.  Quand,  aux  soirs 
d'automne,  vous  irez  par  les  lointains,  par  les  allées  du  parc 
endormi  où  flotte  encore  quelque  songe  ancien,  prenez  le  volume 
de  M.  Albert  Fleury,  lisez-le  bien,  et  vous  l'aimerez.  Des  harmo- 
nies très  douces  chanteront  en  votre  âme.  (Henri  Degron,  La 
Vogue^  15  juillet,  1899). 

M.  Albert  Fleury  a  collaboré  à  :  la  Titvue  Blanche,  la  Vogue^ 
le  tMercure  de  France,  la  Plume,  Nouvelle  Revue  Moderne,  la 
Revue  naturiste,  lievue  provinciale,  Gallia,  le  Centaure,  VAu- 
rore^  etc.,  etc.  Il  vient  de  fonder,  en  janvier  191 1,  une  revue  de 
littérature  qu'il  dirige:  Les  Tablettes. 


ANZIN 

Un  village  après  un  village 
Et  tout  s'oublie,  et  tout  s'en  va. 
D'espoirs  en  espoirs,  et  d'âge  en  âge 
Heureux  ceux  qui  demeurent  là. 

Par  les  routes  poudreuses,  en  des  matins  de  brumes, 

Ce  sont  des  champs  assoupis  qui  s'éveillent, 

Et  des  forêts  silencieuses, 

Et  c'est  ainsi,  toujours  ainsi, 

Jusqu'à  plus  loin,  au  détour  inconnu 

Vers  quelque  pays  légendaire... 

Qu'avons-nous  vu  >  qu'avons-nous  vu  ! 

La  longue  rue 

Et  ses  humbles  maisons  de  briques  sombres 

Toutes  égales—  c'est  un  village 

Long  comme  une  procession.  Des  portes  closes, 


92  TOUTES    LES    LYRES 


Un  ciel  bas,  un  ciel  gris  plein  d'ombre 

Où  pleurent  longuement  de  longues  traînées  vagues. 

Parmi  toutes  ces  choses, 

Voici  venir  le  ddfilé, 

L'interminable  défilé 

De  faces  hâves,  de  regards  mornes  ou  hagards  : 

Des  gens  qui  marchent  vers  un  but 

Passivement  nous  croisent  en  chemin. 

Au  loin,  voici  les  mines  noires 

Qui  fument  ! 

Gigantesques  comme  des  rêves 

Dans  de  la  brume. 

Longues  cheminées,  flammes  noires. 

Des  amoncellements  géants  de  houille 

Trouant  le  ciel,  à  l'infini  ! 

Tout  est  plein  d'une  angoisse 

Ignorante  de  sa  présence  : 

Il  n'y  a  pas  d'arbres  autour, 

Pas  d'espérance, 

On  dirait  presque  une  absence  d'amour, 

Une  passiveté  fatale 

Echelonnée  comme  des  bornes  sur  la  route. 

Les  cheminées  vers  les  cieux  blêmes 
Dressent  un  horizon  de  lourds  blasphèmes, 
Immobiles  destins  des  mineurs  légendaires 
Où  se  concentrent  leurs  cent  mille  regards. 
Le  pays  semble  hostile  à  l'étranger  qui  passe  : 
Au  seuil  des  portes 


ALBERT    FLEURY  93 


Les  femmes  demeurent, 

Regardant  celui-là  qu'on  n'a  jamais  rêvé 

Qui  disparaît  au  loin,  qui  ne  reviendra  plus.. . 

Est-il  donc  un  pays,  étranger,  où  les  cieux 
Soient  moins  gris  que  chez  nous  > 
—  Leurs  pauvres  yeux  figés  sur  la  fuite  des  pas 
De  l'homme  qui  s'en  va, 
Leurs  pauvres  yeux  songent  peut-être 
A  quelque  éden  où  l'horizon  ne  serait  pas 
Un  mur  noir  de  collines 
Où  vont  s'abattre  leurs  espoirs 
Cabrés  vers  le  grisou  des  mines, 
Où  meurent  les  révoltes  des  mâles  farouches 
Ensevelis  sous  leurs  efforts, 
Tandis  que  hurle  de  leurs  bouches 
L'affreux  silence  de  la  mort. 
(7597) 

SOIR   TRISTE 

Ville  grise,  et  rappels  de  cloches  si  profonds 

Qu'on  entend  pleurer  l'heure  au  fond  du  crépuscule  ; 

De  la  fumée  et  du  brouillard  où  tout  se  fond, 

Un  horizon  où  l'espoir  meurt,  tant  il  recule. 

La  rue  est  calme  ;  et  le  silence  des  maisons 

Plombe  sur  les  passants  un  lourd  manteau  de  songe; 

Les  gens  sont  en  estompe;  on  sent  un  long  frisson 

D'automne  échevelé,  frileux.  Le  soir  prolonge 

jnfiniment  sa  teinte  aux  arbres  du  chemin  ; 


94  TOUTES    LES    LYRES 

Des  lueurs  ça  et  là  piquent  d'or  les  fenêtres  ; 
On  dirait  qu'il  ne  sera  pas  de  lendemain 
A  ce  jour  qui  s'éteint,  si  triste,  et  qui  semble  être 
Eternel  de  douceur  paisible,  un  soir  qui  ment, 
Mais  si  triste  que  toute  l'âme  en  est  éprise  ; 
Et  l'heure,  en  sanglotant,  silencieusement, 
Se  meurt  en  la  tranquillité  des  choses  grises. 

(i8g8) 

LASSITUDE 

Nous  avons  cueilli  des  rêves  et  des  rêves 

Et  nous  avons  tant  bu  de  nos  âmes  sur  nos  lèvres 

Que  ton  âme  est  en  moi  comme  la  mienne  en  toi. 

Et  je  pars... 

Est-ce  la  destinée  qui  commande  cela  } 

Je  suis  las  de  toutes  les  gares 

Et  de  tous  les  exils,  et  de  tous  les  départs, 

Et  je  voudrais  —  c'est  pourtant  demander  bien  peu  — 

Un  peu  de  solitude  enfin  rien  qu'à  nous  deux  ! 

Quand  pourrons-nous  fermer  la  porte  d'un  foyer, 

Nous  asseoir  près  d'un  feu  sans  rêver  d'autres  rêves. 

Ne  plus  traîner  de  soirs  en  soirs,  ne  plus  errer, 

Quand  pourrons-nous  dormir  lorsque  le  jour  s'achève  r 

Si  tu  savais  comme  je  suis  las  ! 

Je  n'ai  plus  d'espérance  à  force  d'espérer 

Après  les  horizons  en  marche... 

Vivre  en  paix,  vivre  en  paix,  hélas  ! 

Vivre  sans  dire  un  mot,  et  sans  penser. 


ALBERT    FLEURY  95 


Rien  qu'en  aimant, 

En  ignorant  les  heures  ; 

Vivre  cette  vie  un  peu  seulement, 

Si  vous  voulez, 

Mais  au  moins  le  temps  qu'on  en  meure... 


(1898) 


EXHORTATION 


Lorsqu'un  peu  de  bonheur  passe  par  le  chemin 
Il  faut  le  suivre  ainsi  qu'on  suivrait  une  étoile. 
Sans  demander  celui  qui  splendira  demain, 
Ni  chercher  à  savoir  ce  que  l'avenir  voile  ; 

Il  faut  vouloir  la  joie  à  chacun  de  nos  pas 
Et  vivre  éperdûment  la  minute  présente, 
De  peur  de  disparaître  en  ne  connaissant  pas 
L'unique  volupté  qu'elle  nous  représente. 

Démence  de  souffrir  lorsqu'on  peut  oublier  ! 
La  vie  est  rude,  soit  !  mais  nous  devons  la  vivre, 
Et,  pour  un  soir  parfois,  savoir  humilier 
Tout  le  stupide  orgueil  dont  le  vieux  cœur  est  ivre. 

Car  le  monde  se  meurt  de  ses  fameux  espoirs 
Au  souvenir  des  jours  évanouis  dans  l'ombre: 
Les  horizons  demain  seront  peut-être  noirs  ; 
Quant  aux  bonheurs  futurs...  en  savons-nouslenombre? 

(/9/0) 


FLORIAN-PARMENTIER 


Né  à  Valenciennes.  —  31  ans. 

Bibliographie.  —  Le  Féminisme  jugé  par  un  enfant,  essai  satirique 
(Edition  d'amateur,  189G)  ;  —  Rêveries  et  Frissonnements,  en  trois 
livres  :  Harmonies  sauvages.  Refrain  des  Villes,  Le  Chant  du  Barde, 
poèmes  (Vanier,  édit.,  1899)  ;  --  Nocturnes,  poèmes  (G.  Théry,  èdit. 
1901)  ;  —  Scaffelaar,  épopée  lyrique,  {d°  1902),  interprété,  avec  musi- 
que de  Gilbert  Beaume,  au  Théâtre  Mondain,  à  Paris,  en  1908;  —  Che- 
vauchées épiques,  poème  (G.  Théry,  édit.  190:{)  ;  —  Histoires  Echevelées, 
contes,  avec  Préface  d'Emile  Blémont  (P.  et  G.  Giard,  édit.  1903)  ;  — 
Le  Droit  du  Riche,  1  acte  en  prose  (G.  Théry,  édit.  1903)  ;  —  L'Essor 
Septentrional,  revue  dart  et  de  littérature  (Valenciennes,  puis  Paris, 
1903-1906)  ;  —  Etudes  d'Art,  trois  séries,  (H.  Lemaire,  édit.  1903-1905); 
_  Les  Salons  (Edition  E.  S.  1904)  ;  —  La  Physiologie  Morale  du 
Poète  (d*  1904  ;  puis  Gaslein-Serge,  1907)  ;  —  L'Impulsionnisme 
(Bibliolh.  Philosophique,  1905)  ;  —  La  Revue  Impulsionniste  (Paris, 
1905- 1906)  ;  —  Etude  sur  l'Histoire  du  Fabliau  (en  Préface  aux 
Fabliaux  d'A.  Carlier  ;  Gastein-Serge,  édit.  1906)  ;  —  La  Revue  des 
Flandres  (avec  A.  Croquez  et  Ch.  Clarisse,  Lille,  1906-1907)  ;  —  Entre 
la  Vie  et  le  Rêve,  poèmes,  avec  illustrations  de  l'auteur  (Gastein-Serge, 
édit.  1907);  —  Le  Défi  Suprême,  poème  (d*  1907);  —  Amis  de  Collège, 
1  acte  en  prose  (d"  1907),  joué  au  Ttiédtre  Mondain,  à  Paris,  en  1908  ; 
—  Les  Deux  Vengeances,  3  actes  en  prose,  interprêtés  au  Colisée 
Montparnasse,  à  Paris,  en  1907  ;  —  Les  Deux  Vengeances,  roman 
(Gastein-Serge,  édit.  1908)  ;  —  La  Sorcellerie  devant  les  Temps 
Modernes,  essai  (d»  1908)  ;  —  VArt  et  l'Epoque,  essai  critique 
(d*  1908)  ;  —  L'Eternité  dans  l'Homme,  poème  dit  par  l'auteur  au 
Panthéon  (d*  1908)  ;  —  Déserteur  '(  roman  sur  le  problème  militaire 
et  social,  avec  un  dessin  d'Albert  Beaume  (d*  1909)  ;  —  Toutes  les 
Lyres,  anthologie,  tome  I,  en  collaboration  (d*  1909)  ;  —  Jean-Baptiste 
Carpeaux  (H.  Fabre,  édit  1910);  —  Par  les  Routes  Humaines,  poème 
(Ollendora,  edil.  1910)  ;  Préface  aux  Visions  de  Charles-Rafaël  Poirée 
(Gastein-Serge,  édit.,  1910);  —  Les  Ecoles  Littéraires  et  l'Individua- 
lisme contemporain  (d*,  1911)  ;  —  Toutes  les  Lyres,  anthologie, 
Tomes  II  et  III  (d°,  1911)  ;  —  Carpeaux,  Sa  Vie,  son  Œuvre,  ses  Écrits  ; 
sous  presse,  (Michaud,  édit.  1911). 

Œuvres  mises  en  musique  :  Pax,  Grand  chœur  à  4  voix  ;  Musique  de 
Claude  Fiévet  ;  —^La  Gypsia,  Musique  du    même  ;  Grisettes,  Musique 


FLORIAN-PARMENTIER 

Fusain,  far  lAicitn  Jonas 


FLORIAN-PARMENTIER 


97 


du  même  ;  —  Les  Pantins,  Musique  du  même  ;  —  Sr,affelaar, 
Musique  de  scène  de  Gilbert  Beaume  ;  —  Folle  Jalousie,  Musique  du 
même,  créé  au  Théâtre  Mondain,  à  Paris,  par  M.  Varelli,  de  l'Opéra  ; 
—  Trop  d'âme  !  2  actes  en  vers,  musique  de  scène  de  Gilbert  Beaume 
(Tréteau  des  Muses). 

On  trouve  en  outre  des  vers  de  Florian-Parmentier  dans  Les  Provin- 
ces poétiques  d'A.-M.  Gossez  ;  Le  Salon  des  Poètes  1908  ;  Les  Poètes 
français  de  G.  de  Monlgaillard  ;  L'Année  poétique  1909  (Fischbacher)  ; 
Les  plus  beaux  vers  (1910)  de  A.  Séché;  L'Anthologie  de  Walch  (tome 
sous  presse). 

Pour  paraître  :  Les  Grands  Horizons,  essais  ;  La  Poire  d'Angoisse, 
histoire  contemporaine  d'un  homme  de  lettres  ;  L'Aveugle,  poème  de  la 
vie  intérieure  ;  Vie  et  Aventures  de  Cézyle,  homme  universel,  roman  ; 
La  Solution  de  l'Insoluble,  essai  philosophique;  un  vol.  de  Contes. 

Autres  Œuvres.  —  Peinture  :  Sur  la  Rhônelle,  paysage,  peinture 
(acheté  par  la  Société  Valenciennoise  des  Arts  à  l'Exposition  Interna- 
tionale des  Beaux-Arts  de  Valenciennes,  1909)  ;  Notre-Dame  entre  les 
branches,  paysage,  peinture  ;  —  L'Etang  des  Écrevisses,  à  Cha- 
ville,  d*  ;  —  Coin  de  Parc,  d*  ;  —  Au  Bois  de  Raismes,  d' ;  — 
Portrait,  par  lui-même,  trois  crayons  sanguine  ;  —  et  de  nombreuses 
études  de  tète  et  de  paysage,  des  aquarelles,  des  pastels,  des  dessins 
publiés  sous  diflérents  pseudonymes,  etc.  —  Sculpture  :  Silhouettes, 
série  de  statuettes  à  cire  perdue,  etc.  —  Musique  :  Lamentation, 
Langueur,  Fantasmagories,  En  joie,  morceaux  pour  piano  et  chant  ; 
Chanson,  (sur  des  vers  de  Jacques  Nayral),  etc. 

Collaborations.  —  La  Revue  illustrée  (dont  il  fut  le  critique  d'art, 
puis  le  rédacteur  en  chef,  1906-1907)  ;  Patria  (dont  il  fut  le  secrétaire 
général,  1907)  ;  Comœdia  :  Paris-Journal  ;  Le  Gaulois  du  Dimanche, 
La  Petite  République  ;  Le  Figaro  (supplém.  litt.)  ;  Excelsior;  La  Grande 
Revue  ;  La  Nouvelle  Revue  ;  Le  Petit  Journal  (supplém.  litlér.)  ;  Les 
Annales  Politiques  et  Littéraires;  Le  Radical  ;  La  Revue  Française  ; 
Nos  Loisirs  ;  Le  Soleil  du  Dimanche  ;  Madame  et  Monsieur,  et 
environ  deux  cents  autres  publications  françaises  et  étrangères. 

Iconographie.  —  Maurice  Buffin  :  Portrait,  peinture  à  l'huile,  — 
Lucien  Jonas:  Portrait,  fusain.—  Albert  Beaume:  Portrait  au  crayon. 
—  Djinn  :  Masque.  —  Arthur  Guillez  :  Portrait.  —  L'auteur:  Portrait, 
sanguine,  et  divers  croquis.  —  Sauf  les  portraits  par  Maurice  Ruflnn 
et  Arthur  Guilicz,  tous  ces  documents  ont  paru  dans  diflérentes  publi- 
cations. 


98  TOUTES    LES    LYRES 


OPINIONS  sor  Par  les  Routes  Humaines,  (son  plus  récent  volume 
de  vers). 

«...  Ce  poème  est  d'un  symbolisme  à  la  fois  mystérieux,  profond,  et 
pourtant  extrêmement  clair  auquel  il  semble  bien  qu'on  n'avait  pas  at- 
teint jusqu'ici...  El  la  forme  néo-classique,  créatrice  subtile  de  nouveaux 
aspects,  est  d'une  admirable  eurythmie.  Celui  qui  a  réalisé  cela  est 
vraiment  quelqu'un.  »  (G.  d'Abano,  La  Logique).  —  «  ...  En  ce  poème 
M.  Floi  ian-Parmentier  a  essayé  d'enclore  sa  conception  philosophique  de 
l'existence.  Je  crois  que  c'est  là  une  œuvre  sincère  et  qui  prouve  chez 
son  auteur  un  sérieux  eflort  vers  la  réalisation  d'une  œuvre  d'art...  » 
{Paul  Abram  ;  La  Petite  République).  —  «  ...  J'ai  quelque  peine  à 
le  suivre  sans  vertige.  Et  je  me  demande  si  ce  n'est  pas  présu- 
mer un  peu  des  forces  humaines  que  de  poursuivre  une  si  haute 
aventure?  »  (Aug.  Bailly  ;  Revue  du  Mois).  —  «  ...  L'argument  philo- 
sophique de  chaque  chapitre  est  d'essence  supérieure...  L'auteur  a 
transposé  des  formules  métaphysiques  en  des  vers  dont  il  faut  louer 
sans  restriction  la  forme  afTinée,  maîtresse  d'elle-même  et  la  pensée 
si  profonde...  C'est  un  sage  troublant  qui  regarde  la  vie  et  la  mort 
avec  des  yeux  mystérieusement  illuminés.  »  (Arthur  Baland  ;  Le 
Florilège  arlist.  et  Litt.,  Anvers).  —  «...  Poème  extraordinaire  qui 
semble  avoir  été  directement  inspiré  d'En-Haut  et  transcrit  comme 
une  révélation...  M.  Florian-Parmentier  transporte  le  lecteur  dans 
un  monde  de  mystère  où  lui-même  se  trouve  être  chez  lui,  et  semble 
avec  aisance  exprimer  l'inexprimable.  Si  j'étais  de  ceux  qui,  dans 
leur  enfance,  cassèrent  leurs  jouets  pour  voir  «  ce  qu'il  y  a  de- 
dans »...  je  dirais  que  M.  Florian-Parmentier  obtient  ces  effets  au 
moyen  de  néologismes  ou  de  formes  prosodiques  particulières  et  inté- 
ressantes par  leur  nouveauté,  forgeant  ainsi  à  plaisir  des  mots  et  des 
tournures  adéquats  à  ses  idées,  qu'il  a  le  talent  de  grouper  les  sono- 
rités pour  composer  des  harmonies  évocatrices,  j'irais  compter  les  alli- 
térations et  m'émerveillerais  de  la  science  d'un  couplet  comme  celui- 
ci...  Mais  combien  je  préfère  croire  que  ce  sont  là  des  trouvailles  invo- 
lontaires, que  tout  cela  est  venu  du  ciel,  je  ne  sais  comment,  ni 
M.  Florian-Parmentier  non  plus  et  qu'il  répand  sur  tout  ce  qu'il  écrit 
cette  atmosphère  de  rêve,  tout  simplement  en  extériorisant,  par  une 
belle  sincérité  d'artiste,  son  âme  profonde  et  mystique...  L'avenir  dira 
si  nous  nous  sommes  trompés  en  donnant  le  nom  de  chef-d'œuvre  au 
poème  de  M.  Florian-Parmentier...  »  (Alice  Berthet,  Rénovation  mo- 
rale, La  Famille,  Les  Rayons).  —  «...  Poème  d'une  haute  por- 
tée philosophique...  Le  magnifique  idéalisme  de  l'auteur,  ses  doctrines 


FLORIAN-PARMENTIER  99 


si  noblement  morales,  si  bellement  esthétiques,  se  trouvent  comme  syn- 
thétisés dans  cette  œuvre  de  large  envergure...  grand  souffle  et  extra- 
ordinaire délicatesse  d'expression...  »  (Louis  Berville,  La  Patrie.).  — 
«...  De  l'énergie  et  de  la  précision  verbale,  une  abondante  variété 
de  rythmes  bien  appropriés,  de  l'invention,  de  la  grandeur...  C'est  dans 
des  œuvres  de  ce  genre  que  nous  pouvons  trouver  des  raisons  d'es- 
pérer le  renouvellement  de  l'inspiration...  (André  Billy,  Echo  Biblio- 
graphique du  Boulevard).  —  «...  Florian-Parmentier  ressort  net- 
tement de  ce  chœur  (de  lyriques  français)  par  la  forme  pénétrante 
et  artistiquement  variée  dont  il  revêt  ses  sentiments  profonds,  ses 
hautes  conceptions...  »  (D'  Karl  Borinski,  Miinchner  Neueste  Na- 
chrichten,  Munich).  —  «...  Votre  livre  est  vraiment  fort  beau.  C'est 
à  coup  sûr  l'œuvre  de  vous  que  je  préfère.  Vous  vous  y  élevez  magni- 
fiquement. De  lointains  sommets,  mystérieusement  éclairés  s'y  dres- 
sent çà  et  là,  et  nous  font  mesurer  la  beauté  de  votre  élan  lyrique...  » 
(Saint-Georges  de  Bouhélier,  Corresp.).—  «...  Poème  d'un  style  souple, 
d'une  poésie  harmonieuse  et  pure  et  d'une  très  haute  inspiration...» 
(J.  Calderone  :  Ft7oso/îa  délia  Scienza,  Palerme).  —  «...  Par  les 
Routes  Humaines  me  paraît  l'œuvre  d'un  poète-né,  et,  si  je  ne  crai- 
gnais les  gros  mots,  je  dirais  l'œuvre  d'un  grand  poète.  Ce  livre  court 
est  immense.  Il  est  original,  étonnant,  vertigineux.  Ce  sont  des  vi- 
sions larges  où  transparait  par  instants  une  très  fine  sensibilité.  Les 
beaux  vers  foisonnent,  et  quand  on  fera  encore  une  enquête  sur  <  le 
plus  beau  vers  de  la  langue  française  »,  l'on  n'aura  que  l'embarras  du 
choix  entre  les  vers  coulants  et  harmonieux,  les  vers  créateurs  d'atmos- 
phère où  les  vers  précis  et  d'allure  classique,  les  uns  et  les  autres  d'une 
qualité  rare.  Nombre  de  pièces  sont  remarquables  à  des  titres  différents, 
mais  égaux,  et  peuvent  soutenir  la  comparaison  avec  ce  que  je  connais 
de  pluâ  beau.  Certains  morceaux  ont  un  sens  profond,  éternel. 
D'autres  sont  extrêmement  curieux  d'inspiration  et  de  rythmes...  » 
(G.  Thiéry,  Feuillets  dazur).  _  «...  Par  les  Routes  Humaines  est  la 
puissante  affirmation  d'une  maîtrise,  une  œuvre  capitale,  un  temple 
de  marbre  élevé  à  la  pensée...  Malgré  mon  respect  absolu  pour  la 
forme  et  les  rythmes  classiques,  je  suis  forcé  de  m'incliner  devant  la 
sincérité,  le  lyrisme  à  plein  vol,  la  prodigieuse  et  tumultueuse  «  vague 
de  vie  »  qui  déborde  de  ces  pages  enthousiastes  et  profondes.  Je  ne 
connais  pas,  en  ces  dernières  années,  d'ouvrage  en  vers,  ni  même  en 
prose,  qui  m'ait  causé  une  aussi  durable  impression...»  (Louis  Chol- 
let,  Le  Pays  Bleuei  La  Dépêche  de  Tours).  —  «...  Plus  encore  qu'un 
poème  philosophique,  son  livre  est  une  confession.  C'est  ce  qui   le  fait 


100  TOUTES    LES    LYRES 


si  louchant.  Bien  peu  d'œuvres  m'ont  remué  comme  certaines  parties  de 
cet  ouvrage.  De  quelles  profondeurs  viennent  ces  plaintes  si  sincères, 
ces  cris  si  humains,  cette  foi  si  divine  !...  >  (Raymond  Christoflour  ; 
La  Montagne  d'Auver-gne).  —  «...Ce  poème  est  d'une  très  haute  et 
d'une  très  noble  inspiration...  Talent  souple,  multiple  et  divers...  son 
vers  atteint  en  nous  des  mystères...  »  (Lucien  Christophe,  Le  Farfadet, 
Verviers.).  —  «...  Par  les  Routes  Humaines  est  un  poème  philosophi- 
que. M.  Florian-Parmentier  est  un  sculpteur  de  vers  solides  et  mus- 
clés... »  (Pierre  Corrard,  Gil  Blas).  —  i  ...  J'ai  comme  la  révélation 
d'une  beauté  neuve,  la  découverte  d'un  Spinoza  poète...  De  la  récente 
production  poétique,  ce  livre  est  certainement  le  plus  profond,  le  plus 
neuf,  le  plus  pathétique...»  (Charles  Dornier,  La  Solidarité  Sociale).— 
«...  Par  les  Routes  Humaines  est  l'œuvre  d'une  personnalité  incon- 
testable et  qui  s'impose...»  (M.  Eyris,  La  Suisse,  Genève.)—  «...  Vaste 
épopée  humaine  où  la  métaphysique  la  plus  subtile  s'allie  à  la  poésie  la 
plus  émouvante...  Il  paraît  bien  que  ce  soit  la  première  fois  que  des 
vers  de  forme  régulière  présentent  toutes  les  souplesses,  toutes  les  flui- 
dités du  vers  libre.  A  ce  point  de  vue,  le  livre  de  M.  Florian-Farmentier 
fait  époque.  Il  prouve  qne  l'on  peut,  sans  se  laisser  aller  à  des  négli- 
gences prosodiques,  donner  la  sensation  des  sensations,  exprimer 
l'inexprimable,  donner  une  forme  aux  émotions  et  aux  idées.  Pour  me 
servir  d'une  image  du  poète,  on  peut  dire  de  ses  vers  qu'  «  ils  sentent 
sourdre  en  eux  la  source  du  mystère  ».  Enfin,  voilà  le  vers  des  sym- 
bolistes assagi  et  devenu  classique  !  Il  fallait  que  cela  vint,  à  la  vérité, 
du  poète  à  qui  nous  devons  1'  «  Impuisionnisme  »,  c'est-à-dire  une  re- 
naissance du  grand  art  des  Inspirés,  un  appel  véhément  à  la  sincérité, 
une  affirmation  de  la  nécessité  absolue  d'une  vocation  spontanée...  Nous 
sommes  ici  en  plein  vertige.  Les  choses  dont  on  nous  entretient  tom- 
bent en  cascades  de  toutes  parts  dans  le  prodigieux  abime  de  l'Inûni... 
(H.-L.  Fankhauser,  La  Renommée).  —  «...  En  suite  de  synthèses,  son 
effort  visionnaire  a  parcouru  tout  l'effort  humain...  Il  a  dit,  depuis  les 
intuitions  asiatiques  que  l'analyse  moderne  ne  dépasse  ou  n'atteint 
pas,  la  pénétration  des  génies  et  leurs  constructions  de  sagesse...  Ces 
pages  des  Initiateurs  sacrés  sont  d'une  ascension  de  feu...  Son  livre 
recèle  du  tremblement  obscur  de  mystère...  Je  dirai  mon  plaisir  de 
surprise  charmée  d'un  aspect  d'art  en  l'un  des  poèmes  (le  poème  XXIV), 
distiques  où  le  même  mot  revient  à  la  rime  avec,  subtilement,  un 
changement  de  sens  en  élargissement.  C'est  très  trouvé  ;  cela  lui  ap- 
partient, et  il  n'y  faut  toucher,  personne,  car  il  fit  parfait...  Livre  de 
grande  signification,  où  l'auteur  est  arrivé  à   lui-même...  »  (René  Ghil, 


FLORIAN-PARMENTIER  101 


Apollo,  Saint-Pétersbourg).  —  c.  Je  tiens  à  tous  dire  que  j'ai  aimé 
vos  vers,  si  sincères  et  si  émus,  et  qui  sont  parmi  les  rares  où  il  y  a 
non  seulement  de  l'imagination,  mais  de  la  pensée...»  (Fernand  Gregh  ; 
Corresp.).—  «...  Par  les  Routes  Humaines  est  le  plus  admirable  poème 
qu'il  m'ait  été  donné  de  lire  depuis  longtemps.  Je  ne  doute  pas  un  seul 
instant  que  l'avenir  ne  le  tienne  pour  un  chef-d'œuvre...  »  (R.  Guévol- 
let,  UOpinion  du  S.-O.).  -  «...  Par  les  Routes  Humaines  nous  ap- 
porte une  joie  sans  mélange.  Voici  un  jeune  qui,  sans  rien  perdre  des 
sincérités  et  des  flammes  de  son  âge,  est  parvenu  à  la  science  de  lui- 
même  et  à  la  maîtrise  !  Le  nouveau  poème  de  Florian-Parmentier  est 
singulièrement  caractéristique. . .  Il  me  semble  impossible  de  lire  quel- 
ques-uns de  ces  vers  où  se  transposent  la  fluidité,  la  subtilité  mêmes 
du  Mystère,  où  s'harmonisent  si  délicatement  sagesse  et  amour,  sans 
désirer  les  lire  tous.  Quiconque  a  un  cœur  aimera  non  seulement  le 
livre  où  une  âme  admirable  a  versé  de  tels  trésors,  mais  encore  Thomme 
doucement  et  tendrement  apostolique  qui  a  pu  écrire  le  livre...» 
{EdiB-Ryner,  A Iceste.). —  «...  M.  Florian-Parmentier  nous  donne  celte 
année  une  œuvre  d'une  ampleur  pins  grande  encore  que  tout  ce  qu'il  a 
produit  jusqu'à  ce  jour. ..  Ces  vers  puissants  donnent  une  idée  du  coup 
d'aile  dont  est  capable  sa  muse. ..  »  (Emile  Langlade,  La  Revue  Mauve). 
—  «  ...  Poème  de  grande  envolée,  d'ardentes  ambitions,  —  toujours 
n3ble8  —  où  il  y  a  tant  de  vers  d'un  éclat  formidable  !...  »  (Marius-Ary 
Leblond,  Corresp).  —  «...  Il  me  semble  que  vous  avez  réussi  à  faire 
quelque  chose  de  très  grand,  de  très  noble  et  de  très  beau.  'Vous  de- 
vez ne  pas  vous  eflrayer  si  vous  n'êtes  pas  compris  tout  de  suite...  Ce 
qui  est,  est.  Et  lorsque  l'on  fait  grand,  l'on  n'a  pas  seulement  l'honneur 
de  ravoir  entrepris,  mais  aussi  la  satisfaction  d'avoir  créé  un  monu- 
ment qui  doit  s'imposer...  »  (Sébastien-Charles  Leconte,  d»).  — 
«...  Celte  œuvre  d'un  prophète  évangéUque,  d'une  parfaite  beauté,  res- 
tera parmi  les  plus  hautes,  parmi  celles  qui,  grâce  aux  Victor-Hugo, 
aux  Lamartine,  aux  Musset,  aux  Michelet  et  aux  Chénier,  font  l'or- 
fçueil  de  la  Grande  France...  »  (Orlando  Marçal,  Progressa  da  Figueira 
ei  Gazetta  de  Arouca,  Portugal).—  «...  Florian-Parmentier  s'aban- 
donne volontiers  au  bercement  d'une  philosophie  grandiose...  Il  n'ignore 
point  la  séduction  des  poétiques  cosmogonies,  et  se  plait  à  dénombrer 
les  métamorphoses  de  l'esprit,  créateur  et  serviteur  inflniment  divers 
et  souple  des  religions  et  des  civilisations...  »  (Lucien  Maury,  La  Revue 
Bleue).  —  «...  Il  y  a  de  vos  vers  qui  sont  sublimes  !  Tous  sont  forts  et 
signiBcalifs,  —  et  il  y  a  des  rythmes  si  neufs  1...»  (Pierre  Mille, 
Corresp.).—  «...  Par  les  Routes  ^umaines,  de  Florian-Parmentier,  est 


102  TOUTES    LES    LYRES 


UD  magniQque  poème,  ample  et  divers,  qui,  dès  la  première  page,  vous 
empoigne,  qui  vous  étreinl  et  vous  entraîne  au  travers  du  drame,  jus- 
qu'aux conlins  du  ciel...  La  fiction  du  poète  est  d'une  simplicité  gran- 
diose, comme  l'Evangile  !...  Je  n'ai  pu  dire  tout  ce  qu'il  y  a  de  force, 
de  grandeur,  d'étonnante  vigueur  et,  parfois,  de  douceur  exquise,  dans 
ce  poème  où  le  tragique  se  mêle  au  sublime,  où  les  accents  désespérés 
de  la  plus  noble  douleur  n'étouffent  point  les  cris  passionnés  d'une  foi 
ardente.  .  Je  n'ai  pu  donner  une  idée  de  l'art  avec  lequel  le  sûr  poète 
qu'est  Florian-Parraentier  a  mis  son  expression  à  la  hauteur  de  sa  pen- 
sée. Parla  personnalité  saisissante  de  son  verbe,  par  l'emploi  toujours 
heureux  de  tournures  neuves,  pittoresques,  hardies,  Florian-Parmen- 
tier  prouve  en  ce  poème  que  la  spontanéité  du  génie  n'exclut  point  la 
maîtrise  delà  forme...  C'est  bien  là  un  Evangile  moderne,  qui  se  dé- 
roule dans  une  simple  et  tragique  majesté,  et  qu'anime  un  souffle  im- 
mense de  générosité,  de  pitié  et  d'amour.. .»  (Jacques  Nayral  ;  La  Pro- 
vince).— «...  Par  les  Routes  Humaines  csl  un  poème  secoué  de  tous 
les  frissons,  de  toutes  les  émotions  intellectuelles,  de  toutes  les  sen- 
sations dont  est  capable  un  poète-penseur  et,  par  là,  il  constitue  dans 
l'ensemble  un  noble  monument  d'humanité,  ramassé  aux  six  étages  de 
son  développement,  qui  monte  de  la  matière  à  l'essence  divine...»  (M.-C. 
Poinsot,  L'Impartial).  —  «...  Noble  poème  philosophique,  si  profond,  si 
pur,  d'expression  si  intense!...  Votre  pensée  est  peut-être  trop  originale 
et  trop  haute  pour  trouver  un  écho  dans  les  rangs  épais  de  la  foule...  ». 
''.harles  de  Pomairols,  Corresp.).—  «...  Avec  cette  nouvelle  création,  le 
grand  poète  et  novateur  français  s'impose  définitivement  à  l'admiration 
du  public  et  de  la  Critique...  (Rina  del  Prado,  L'Arte,  Trieste).—  *...Un 
ar^'ument  en  prose  précède  le  poème  philosophique  de  M.  Florian-Par- 
mentier.  Il  était  sans  doute  nécessaire  pour  les  gens  de  ce  siècle  à  qui 
est  peu  familière  la  connaissance  delà  Gnose  et  des  doctrines  néo-pla- 
toniciennes, même  interprétées  par  un  contemporain  qui  les  adapte  à  sa 
conception  personnelle  du  monde...  poème  d'intention  si  haute,  de  si 
grave  et  si  pure  inspiration...»  (Pierre  Quillard,  Le  Mercure  de  France). 
—  «...  Vous  avez  fait  œuvre  de  créateur.  Vous  prenez  une  place  en- 
viable parmi  les  poètes  de  ce  temps...  Je  trouve  très  haute  la  valeur  de 
votre  œuvre  fortement  pensée,  empreinte  d'un  très  généreux  souffle  de 
fraternité  humaine...  »  (Gaston  de  Raismes,  Corresp.).  —  «  ...  Vaste 
poème..  Les  strophes  et  les  accouplements  de  rimes  affectent  des  ingé- 
niosités nouvelles  et  il  en  est  qui  s'harmonisent  admirablement  avec  la 
pensée  hésitante  au  bord  de  l'abime...  »  G.  Rémy,  Le  Carillon, 
Ostende).  —  «...  La  pensée  du  lecteur,  entraînée  vers  des  cimes,  éprouve 


FLORIAN-PARMENTIER  IO3 


un  peu  le  vertige...  C'est  qu'en  effet  M.  Florian-Parmentier,  par  une 
sorte  de  transposition  hardie,  élève  l'art  poétique  au  niveau  des  hautes 
sphères  intellectuelles  et  morales...  L'idée  dénuée  de  tout  concrétisrae 
brille  comme  ces  astres  lointains  dont  les  rayons  sont  des  caresses  pour 
les  yeux...  (Gaston  Revel  ;  Le  Théosophe).  —  «...  C'est  un  fort  beau  li- 
vre, d'une  inspiration  très  haute  et  très  variée...  »  (J.-H.  Rosny  aîné, 
Corresp.).  —  «...  donne  l'impression,  si  je  puis  dire  d'une  haute 
montagne  surgie  tout  à  coup  dans  l'étendue  morne  et  stérile  de  plai- 
nes monotones...  Dans  Par  les  Routes  Humaines,  M.  Florian-Par- 
mentier s'affirme  peut-être  le  poète  le  plus  sincère,  le  plus  profond 
et  le  plus  vrai  de  la  génération  actuelle.  De  Verhaeren  il  a  l'en- 
vergure de  l'inspiration  et  l'ampleur  du  symbole  qui  embrasse  toute 
la  vie  tumultueuse,  farouche,  barbare,  faite  de  détresse,  de  misères, 
de  joies,  de  déroutes  ou  de  splendeurs.  Mais  il  a,  en  plus,  une  chose 
qui  le  pousse  à  chercher  au-delà  des  apparences  :  cette  inquiétude 
métaphysique  qui,  depuis  toujours,  angoisse  les  hommes  et  fait  de 
son  poème  une  tentative  d'exégèse  de  la  vie  et  comme  une  histoire 
transcendantale  de  l'Homme..  »  {Jean-Paul  Tort,  Méditerranée).  — 
«...  Dieu  I  que  vous  avez  du  talent,  cher  Confrère  !...  Oh  !  ces  distiques 
à  la  ville  et  ces  poèmes  ruisselants  de  douceur  et  d'énergie  secrète  ! 
Je  les  aime  tous...  Des  accents  tels  que  les  vôtres  ne  sauraient  demeu- 
rer inentendus...»  (H.  Vacaresco,  Corresp.).  —  «...  un  poème  de  vraie 
ardeur,  qui  m'a   frappé...»  (Emile  Verhaeren,  d°). 


PAR   LES  ROUTES  HUMAINES 


1.    —    L'ATTRAIT    DU    VOYAGE 

Gagnée  par  Vennui,  Vune  des  âmes  éparpillées  dans  l'espace  après, 
peut-être,  un  certain  nombre  de  métamorphoses,  aspire  enfin  à 
l'incarnation  : 

L'être  apocalyptique  illané  par  méprise 
A  humé  trop  longtemps  les  rêves  sublunaires, 
El  voici  qu'il  découvre,  un  jour,  avec  surprise, 
Tous  les  instincts  de  l'homme  agrippés  à  ses  nerfs... 


104  TOUTES    LES    LYRES 

Les  Puissances  inconnues  l'envoient  alors  sur  la  terre  : 

IV 

Le  blasphème  opiniâtre  un  jour  a  souffleté 
Les  Etendues, 
Et  toutes  leurs  forces  tendues 
Retentissent  soudain  au  cœur  du  révolté, 
Comme  une  voix  multiple  et  frémissante 
Faite  de  sifflements,  de  clameurs  d'épouvante, 
De  murmures  confus, 
De  plaintes,  de  rafales, 
Et  de  refus 
De  laisser  pénétrer  les  Erreurs  triomphales 

Dans  l'empire  de  l'Absolu. 
((  Va,  dit  la  Voix,  puisque  tu  l'as  voulu, 
Va  parmi  la  chimère  humaine. 
Va,  va,  plonge  ton  ennui 
Dans  l'opprobre  de  la  nuit, 
Que  désormais  le  phare  qui  te  mène, 
Selon  tes  vœux  déments,  ton  rêve  aventureux, 
—  Etrange  et  délirante  métathèse,  — 
Soit  le  quinquet  fuligineux 
De  l'Hypothèse. 
«  Puisque  tu  ne  sais  plus  discerner  la  grandeur 

De  l'impassible  et  noble  Certitude, 
Puisque  l'angoisse  en  toi  passe  comme  un  rôdeur 

Et  fait  claquer  des  dents  ta  turpitude 
Quand  sa  lanterne  sourde  éclipse  le  Divin, 

O  toi  qui,  lugubre,  frissonnes, 
Au  lieu  de  t'embraser,  si  du  large  des  Zones 

Souffle  en  tempête  le  Destin, 
Achève,  achève  de  dissoudre  ta  cervelle 

Au  creuset  des  arcanes  fous  ! 
Qu'y  crépite,  brûlante,  une  lave  nouvelle 
Qui  vainement  s'acharne  à  jaillir  jusqu'à  nous  I 


FLORIAN-PARMENTIER  IO5 


Car,  ô  contempteur  d'immuable, 

Sache  que  ton  rêve  sera 
Ton  despote  tenace  et  qu'il  te  poussera 

A  l'assaut  de  l'Insaisissable 

Et  sans  pitié  t'exténuera 
A  scruter  l'Infini  qu'aujourd'hui  tu  détractes, 
Jusqu'à  l'heure  fatale  inscrite  sur  vos  pactes 

Où  ton  rêve,  enfin,  te  tuera  !  » 

II.   —   SUR  LA   ROUTE   INCONNUE 

Le  nouvel  incarné  arrive  devant  l'énorme  Cité  humaine 

Celui  qui  rêve  là,  dans  Tombre,  a  Tâge  d'homme, 
Et  pourtant  tout  lui  semble  inconnu,  tout  l'émeut  ; 
Son  regard  étonné  glisse  comme  un  arôme 
Sur  la  Cité,  qui  le  respire  peu  à  peu. 


Lors  le  regard  de  l'homme  a  comme  un  goût  céleste. 
La  Ville  a  pressenti  qu'un  maître  était  venu. 
Celui  qui  rêve  là  n'a  plus  qu'à  faire  un  geste, 
Et  la  Cité  viendra  s'ofirir  à  l'inconnu. 

VI 

(fragment) 


La  Ville  est  un  chaos  qui  trépide  d'angoisses, 
Un  cœur  émietté  dans  des  mains  qui  le  froissent, 

Un  cœur  qui  bat  de  mille  battements  divers, 
Le  cœur  sublime  et  sanglotant  de  l'univers  I 

G  Ville,  l'on  dirait  que  tes  échafaudages. 
Pendus  sinistres,  sont  les  squelettes  des  Ages. 

Tes  brouillards,  n'est-ce  point  l'haleine  du  Passé  ? 
Et  tes  canaux,  du  sang  pâli  de  trépassé  } 


I06  TOUTES    LES    LYRES 


Tes  carillons,  lorsqu'ils  égrènent  leur  rosaire, 
Semblent  pleurer  ta  mort  mille  fois  séculaire. 

Et  pourtant,  tu  renais,  tu  vis,  tu  vis  toujours  ! 
Dans  leur  linceul,  les  jours  te  tissent  d'autres  jours. 

Vaste  moulin  muni  d'ailes  surnaturelles. 
Tu  fais  tourner,  tourner  l'éternité  sur  elles. 

Oh  !  Ville,  l'on  dirait  de  loin  que  ton  contour 
S'agrandit  démesurément  à  chaque  tour. 

Quand  vas-tu  t'arrêter  ?...  Arrête,  Ville,  arrête  ! 
Ne  vois-tu  pas  le  sang  qui  gicle  sur  ta  crête  ? 

Ta  meule  moud  des  gens  en  tas,  comme  un  fétu  I 
Ecoute-les  hurler  !  Ville,  les  entends-tu  ?... 

Mais  la  Villp  homicide  a  travesti  son  geste, 
Et  d'un  air  magnifique  et  fier,  elle  proteste. 

La  voici,  d'un  sursaut,  qui  monte  jusqu'aux  cieux 
Et  qui  s'identifie  avec  les  anciens  dieux. 

D'avoir  vidé  tant  de  cerveaux  et  de  matrices, 
La  Ville  a  déliré  d'ivresses  créatrices, 

Et  tout  à  coup,  de  ses  cratères  furieux. 
Ruisselle  la  clarté  des  demains  merveilleux. 

Et  tout  fermente,  et  tout  trépigne,  et  tout  exulte! 
La  Ville  est  l'Avenir  énorme  qui  se  sculpte. 

Les  ciseaux  acharnés  s'ébrèchent  sur  le  roc. 

Ah  !  l'effort  des  marteaux  pour  détacher  le  bloc! 

Ah  !  la  besogne  aventureuse  et  colossale  ! 

Ces  bras  grouillants,  ce  sont  des  vers  sous  une  dalle, 

jamais  ils  ne  pourront  étreindre  le  granit  ! 
Ils  ont  livré  bataille,  hélas!  à  l'Infini  !... 


FLORIAN-PARMENTIER  IO7 


Mais  la  Ville  implacable  ordonne.  Les  esclaves 
Ignorent  ce  que  sont  les  puissances  qu'ils  bravent  ! 

Soumis,  ils  veulent  prendre,  en  des  réseaux  de  fers, 
Tout  l'Inconnu,  le  ciel,  les  astres,  les  enfers, 

Et  nul  ne  sait  où  doit  s'arrêter  ton  caprice, 
O  Ville  !  impénétrable  et  folle  Impératrice. 

Et  l'étranger  entend  une  voix  qui  lui  dit  : 

f  ...  Apprends-leur  à  goûter  le  doux  miel  des  minutes, 
Conseille-leur 
Le  seul  trésor  intérieur, 
Affranchis-les  des  convoitises  et  des  luttes... 
...  El,  puisqu'à  toi  viendra  l'heure  des  Funérailles, 
Que  de  ton  sang  dans  le  mystère  de  la  mort 
La  Sève  Universelle  communie 
El  que  ce  soit  de  toi  que  se  distille  encor 
La  douceur  nuptiale  et  vierge  de  la  vie  !  » 


111.    —    LA    VOIE    REVELATRICE 

Dans  la  Ville  où  tout  est  nouveau  pour  lui,  l'étranger  assiste  à 
d'angoissants  spectacles.  Eîi  lui  s'agitent  les  problèmes  de  la  nais- 
sance, de  l'amour,  de  la  vie  et  de  la  conditioii  humaines,  de  la  pensée 
et  de  la  mort. 

IX 

C'est  étrange.  Des  hommes  marchent,  puis  s'arrêtent... 
Oh  !  la  tristesse  des  vieux  murs  indifférents  ! 
Oui,  ces  maisons,  que  font-elles  là  sur  deux  rangs  ? 
Et  ces  hommes,  quels  buts  secrets  les  émiettent  ? 

Oh  !  la  rue  !  oh  !  mystère  au  loin  se  propageant  ! 
Des  bôtcs  vont,  traînant  de  bizarres  machines. 
Leurs  pauvres  pieds  cloués  de  couronnes  d'épines. 
Et  tout  ce  que  l'on  voit  de  l'homme  est  affligeant. 


I08  TOUTES    LES    LYRES 


Dans  le  gris  des  maisons  certaines  gens  pénètrent. 

Est-ce  pour  un  pèlerinage  clandestin  ? 

D'autres  attendent  là  l'on  ne  sait  quel  destin. 

Et  rien  ne  vient  troubler  les  yeux  morts  des  fenêtres. 

La  ville  qu'on  rêvait  de  loin  pleine  d'ardeurs, 
La  ville  est  presque  inerte,  et  tout  y  temporise 
Comme  si,  conscient  de  sa  vaine  entreprise, 
L'homme  s'ensommeillait  enfin  dans  des  langueurs. 

Quelques-uns  mangent,  dorment,  mangent,  se  recouchent. 

Le  peu  de  mouvements  que  font  les  autres  sont 

Pour  leur  servir  la  victuaiUe  et  la  boisson, 

Et  pour  les  dorloter  en  rebordant  leurs  couches. 

Mais,  au  loin,  —  car  il  faut  respecter  le  sommeil 
Des  rois  aux  draps  tramés  d'existences  humaines,  — 
Dans  les  faubourgs,  là-bas,  des  foules  se  démènent, 
Et,  sans  répit,  l'on  voit  leur  ardeur  en  éveil. 

Quelle  démence  !  Et,  tout  ce  labeur,  pourquoi  faire  ? 
Oh  !  mystère  !  mystère  humain  !  Ces  forcenés 
Sont,  implacablement,  au  mépris  destinés. 
Et  rien  ne  les  arrache  à  l'œuvre  délétère  !. . . 

Tout  est  étrange,  ici  :  ces  murs  indifférents, 
Ces  hommes  qu'on  ne  sait  quels  désirs  fous  dirigent, 
Ces  maisons  qu'on  abat,  ces  autres  qu'ils  érigent... 
Ah  !  ces  maisons  !  que  font-elles  là  sur  deux  rangs  ?... 


L'étranger 
devant  un  en 


interroge  un  passant,  qui  fuit  épouvanté;  puis  il  s'arrête 
fant,  de  qui  il  apprend  le  pouvoir  terrible  de  l'argent. 


Un  enfant  dans  la  rue 
S'amuse  avec  des  sous, 
Et  l'étranger  s'arrête, 
Pour  entendre  tinter, 


^ 


FLORIAN-PARMENTIER  lOQ 


Musique  inattendue, 
Ces  sortes  de  cailloux 
Dont  le  bruit  de  clochette 
Ricoctie,  émietté... 


XV 


Un  misérable,  auprès  de  l'arche  d'un  vieux  pont, 
Parle  en  gesticulant,  tout  seul,  en  l'ombre  accrue, 
Et  ce  qu'il  dit  plante  dans  la  paix  de  la  rue 
Comme  un  mystérieux  et  terrible  harpon. 

((  Ah  I  s'est-il  écrié,  toi,  mon  père,  mon  père  1 
De  quel  droit  pensas-tu  m'engendrer,  de  quel  droit  } 
A  ton  plaisir  de  brute  il  fallait  par  surcroît 
Cet  imbécile  orgueil  d'un  crime  héréditaire  ? 

«  Tu  le  savais,  pourtant,  combien  je  souffrirais, 
Et  qu'avant  de  toucher  à  la  fin  de  ma  vie 
L'amertume  serait  pour  moi  la  seule  hostie, 
Invariablement,  dont  je  communierais  ! 

«  Tu  les  savais  tous  les  mépris,  tous  les  outrages. 
Tous  les  maux,  les  dégoûts  qui  m'étaient  réservés. 
Et  mes  propres  forfaits,  tu  les  as  approuvés 
Dans  le  suprême  instant  de  tes  ardeurs  sauvages  I 

a  Assassin  !  tu  savais  que  ma  vie  ici-bas 

Ne  serait  qu'une  lente  et  pénible  agonie  ; 

Et,  l'horreur  de  ma  mort  tout  à  l'heure  accomplie. 

Me  diras-tu  :  Mon  fils,  je  ne  la  savais  pas  ? 

((  Assassin  I  Assassin  !...  »  Et,  sur  cet  anathème, 
L'homme  avec  le  courant  songe  à  partir  au  loin, 
Mais,  semant  la  présence  occulte  d'un  témoin. 
Il  se  retourne,  et  simplement  entend  ;  Je  t'aime. 


no  TOUTES    LES    LYRES 


XVI 

«  Je  t'aime  !...  »  Deux  amants  errent  au  bord  de  l'eau, 
Blottis  l'un  contre  l'autre  et  ne  formant  qu'une  ombre  ; 
Ils  se  disent  des  mots  d'amour  d'une  voix  sombre 
Et  leurs  serments  semblent  tramés  comme  un  complot. 

Quel  crime  ourdissent-ils  ainsi  dans  les  ténèbres  ? 
Pourquoi  parlent-ils  bas  si  leurs  aveux  sont  purs  ? 
Et,  leur  bonheur,  pourquoi  veut-il  des  coins  obscurs  ? 
Pourquoi  tourmente-t-il  leurs  visages  funèbres  ? 

Leur  groupe  quelquefois  semble  se  partager. 
On  dirait  que  chacun  conspire  contre  l'autre. 
Ils  s'enlacent  peut-être  ainsi  pour  s'égorger  .^ 
Peut-être  l'un  des  deux  sur  un  mourant  se  vautre  ?. . . 


Deux  ombres  maintenant  rôdent  au  bord  de  l'eau, 
L'une  et  l'autre  n'a  pu  cacher  sa  fourberie, 
Mais  un  même  intérêt  grossier  les  apparie 
Et  leur  instinct  déjà  trame  un  nouveau  complot. 

XVII 

Tout  ce  jour  l'étranger  a  souffert 
D'une  mort  dans  la  chambre  attenante  à  la  sienne. 

Que  les  vieux  malades,  en  hiver, 
S'en  aillent,  c'est  la  loi,  loi  triste  mais  ancienne. 
Ici,  c'est  un  enfant  de  vingt  ans  qui  se  meurt, 
Et  si  doux  !  à  la  fois  si  naïf  et  si  grave! 
Avec  des  yeux  si  rayonnants,  sur  sa  pâleur  ! 
Avec  quelque  chose  d'infini  qui  se  grave 

A  son  front. 
Comme  s'il  savait  tout  du  mystère  profond 
Depuis  longtemps,  depuis  qu'il  sait  parler  peut-être. 


FLORIAN-PARMENTIER  III 


L'homme  sent  pénétrer  jusqu'au  fond  de  son  être 
Le  soliloque  du  petit  agonisant: 

((  Mon  Dieu,  dit  la  voix  qui  défaille, 

Ma  mère  sanglote  à  présent. 
Est-ce  aujourd'hui  qu'il  faut  que  je  m'en  aille? 
Est-ce  aujourd'hui  le  jour  de  ma  mort  } 

Je  dois  leur  paraître  plus  pâle  ; 
Peut-être  ai-je  déjà  l'air  d'être  mort  ; 

Ils  entendent  peut-être  mon  râle  ? 
Père  se  retient  de  pleurer  ; 
Il  y  a  dans  ses  yeux  comme  une  absence. 

J'entends  un  chapelet  dénombrer 

—  Donnant  le  malaise  au  silence  — 
Ses  avé  plus  pressants,  plus  douloureux. 
Mon  Dieu  1  qu'elle  me  fait  de  la  peine, 

Ma  pauvre  mère,  avec  ces  creux 
Dans  sa  face  amaigrie,  et  presque  plus  humaine  ! 
Elle  claque  des  dents  à  m'arracher  le  cœur... 
Ah  I  je  voudrais  les  consoler!...  Ils  me  font  peur, 

Tant  est  affreuse  leur  souffrance. 
Je  fais  un  grand  effort  —  il  me  paraît  immense  — 
Pour  leur  tendre  les  mains,  leur  parler  doucement. 
Mais  ma  gorge,  encor  plus,  se  serre  atrocement. 
Je  ne  puis  proférer  une  seule  parole. 
La  mort  sur  moi  s'exerce.  Elle  m'apprend  mon  rôle. 
Elle  anticipe  ;  elle  pourrait   m'attendre  au  port  ; 
Car,  mourir,  ce  n'est  rien  ; 

mais  vivre  comme  un  mort  !.. 

«  Voici  ma  pauvre  vieille  mère,  épouvantée, 
Qui  vient  mettre  sa  main  sur  mon  cœur.  Anxieux, 
Mon  père  écoute.. .  Ah  !  comme  il  la  scrute  des  yeux 
Pour  lire,  avant  qu'elle  ait  rien  dit,  dans  sa  pensée  I 
«  Son  cœur  bat,  »  dit  ma  mère.  Et  vaguement  l'espoir 
Naît  en  elle  que  Dieu  daignera  bien  surseoir. 
Mais  je  sais,  moi,  je  sais.. .  Ce  sera  pour  ce  soir. 


12  TOUTES    LES    LYRES 


Et  voilà  que  les  mots  reviennent  sur  ma  lèvre, 
Des  mots  vrais,  pas  de  ceux  que  fait  dire  la  fièvre, 
Non,  des  mots  que  je  sens  s'écouler  de  mon  cœur  : 
«  Papa,  maman,  ne  pleurez  plus,  n'ayez  pas  peur, 
Venez  tout  près,  tout  près  de  moi 

pour  mieux  m'entendre. 
Voilà...  Je  vais  partir.  Le  bon  Dieu  va  me  prendre... 
...  Si,  si.,    moi,  je  le  sais...  Il  ne  faut  pas  pleurer. 
Je  vous  aime  l  J'aurais  bien  voulu  différer 
Un  peu  plus...  vous  aimer  plus  longtemps... 

Mais  c'est  l'Heure  !... 

«  ...  Le  soir  se  blesse,  en  pénétrant  dans  la  demeure, 
Car  il  y  a  la  Faulx,  dans  ce  coin,  voyez-vous  ?... 
Oh  !  pardonnez  !  Ces  mots  que  je  dis  là  sont  fous. 
Non,  non,  je  n'ai  pas  peur  de  mourir...  je  vais  vivre  ! 
Oui,  je  vois  sur  les  murs  de  merveilleux  reflets 
Et  je  lis  du  bonheur  partout,  comme  en  un  livre  I... 


((  Mais  n'a-t-on  pas  tapé  du  doigt  sur  les  volets  ?...  » 

Et  l'étranger  veut  scruter  le   mystère  humain.   Mais  «  c'est    en 
vain  que  l'âme  à  flamber  s'évertue  »  ; 

Elle  eut  voulu  ravir  au  soleil  sa  lumière. 

Elle  rêvait  de  s'élancer,  lys  diaphane 

Où  se  réfléchirait  la  vérité  plénière, 

Jusqu'aux  jardins  du  ciel  où  nul  souffle  ne  fane... 


...  Ainsi  l'âme  des  forts,  l'âme  des  Zoroastres, 
Triomphante  pourtant,  n'eût  pas  d'autre  fortune, 
Elle  qui  convoitait  de  régner  sur  les  astres, 
Que  d'être  par  intermittence  un  clair  de  luïie. 


FLORIAN-PARMENTIER  II} 


IV.    —    LE    SENTIER    ENSOLEILLE 

Retiré  dans  la  campagne,  l'homme,  en  s'identi/iant  à  la  Nature, 
croit  pénétrer  le  Secret  du  monde  tt  goûter  au  Bonheur  parfait. 

XXI 

C'est  le  calme,  et  ce  n'est  pourtant  pas  le  silence. 
Oh!  la  campagne  aux  mille  appels  familiers  ! 
Que  de  caresses  dans  le  vent  qui  se  balance  ! 
Que  de  baisers  dans  les  feuilles  des  peupliers  ! 

On  sent  autour  de  soi  la  présence  invisible 
D'êtres  épars,  frissons  volatils  des  roseaux, 
Et  l'on  entend  se  moduler  dans  l'air  paisible 
L'âme  toujours  chantante  et  si  vague  des  eaux. 

Une  vie  onduleuse  et  douce  s'évapore 

Des  fleurs  pleines  de  miel,  des  arbres  pleins  de  chants. 

Et  l'on  sent  pénétrer  en  soi  par  chaque  pore 

La  joie  amnistiante  et  discrète  des  champs. 

On  ressuscite  ;  et  tout  semble  fêter  la  pâque. 
L'espace  est  un  clavier  frôlé  par  mille  mains  ; 
Tant  d  âmes  sont  là  que  notre  paupière  opaque 
Nous  empêche  de  voir  flotter  sur  les  chemins  I 

Mais  confidentielle  est  la  nature  émue 

A  qui  sut  l'approcher  avec  humilité, 

Et,  moins  charnelle,  alors,  1  âme  humaine  est  promue 

Visitandine  de  sa  sainte  intimité. 


114  TOUTES  LES  LYRES 


XXV 


Tandis  que  l'étranger  berce  sa  rêverie 

Sur  des  ondes  d'extase,  en  un  lac  enchanté. 

Il  sent  auprès  de  sa  spiritualité 

Un  frôlis  d'âme  infléchissant  l'air  qui  se  strie. 

C'est  l'approche  d'un  homme  au  visage  sans  fard. 
Au  teint  que  dès  longtemps  le  soleil  influence, 
Aux  cheveux  qu'on  croirait,  à  leur  double  nuance, 
Entremêlés  des  fleurs  d'argent  du  nénuphar. 

Il  reconnaît  un  fils  de  sa  terre  natale 

Dans  celui  qu'insensiblement  la  brise  endort 

Et  dont  l'haleine  a  comme  un  goût  de  nectar  d'or 

S'appariant  à  l'exhalaison  végétale. 

Et,  l'étranger  l'ayant  à  son  tour  regardé, 

Il  naît  en  eux  une  commune  sympathie. 

Sur  leurs  lèvres  les  mots  fondant  comme  une  hostie. 

L'accord  dans  les  destins  secrets  est  décidé. 

XXVI 

Le  nouveau  compagnon  conduit  l'autre  à  sa  grange  ; 

Il  lui  montre  le  blé  que  lui-même  moudra  ; 

Et,  désignant  le  sol  qu'il  ensemencera. 

Il  se  dit  riche  en  souriant  d'un  air  étrange. 

Il  montre  son  verger,  ses  légumes,  ses  fruits 
Dont  on  verra  bientôt  regorger  ses  corbeilles, 
Et  ses  ruches  d'osier  bourdonnantes  d'abeilles, 
Et  la  plaine,  où,  mourants,  s'harmonisent  les  bruits. 

«  Je  suis  ce  que  je  suis,  dit-il  ;  oh!  pas  grand  chose  ! 

Mes  jours  auront  coulé  dénués  d'appareil. 

Mais  je  jouis  du  privilège  sans  pareil 

De  boire  au  ciel  pâmé  dans  son  apothéose. 


FLORIAN-PARMENTIBR  II5 


«  Le  miel  des  heures  goutte  à  goutte  flue  en  moi. 
Je  saisie  charme  pur  et  renaissant  des  aubes. 
Les  couchants  ont  laissé  les  joyaux  de  leurs  robes 
A  mon  âme  trop  riche  et  mise  en  grand  émoi. 

«  J'ai  pour  amis  tous  les  oiseaux,  tous  les  insectes  ; 
Et,  rien  ne  présageant  en  moi  l'hostilité, 
En  leurs  conseils  secrets  ils  daignent  m'accepter, 
Et  je  suis  dans  la  confidence  de  leurs  sectes. 

Inégalables  sont  leurs  merveilleux  destins. 

Ah  !  que  je  me  sens  nul  devant  leur  turbulence  ! 

Il  y  a  plus  de  vie,  ici,  dans  le  silence, 

Qu'il  n'y  en  eut  dans  tous  les  empires  éteints  ! 

{(  L'homme  au  sein  de  la  paix  comprend  sa  petitesse 
Et  qu'il  n'est  pas  le  roi  que  son  orgueil  rêvait  : 
Grain  de  sable  dans  la  nature  qu'il  bravait, 
Il  doit  le  peu  qu'il  est  à  cette  bonne  hôtesse. 

«  Combien  sont  plus  que  lui  surprenantes  les  fleurs. 
Et  que  la  moindre  bète  atteste  d  industriel 
L'homme  insolent  ne  sent-il  pas  la  raillerie 
Des  bruyants  moucherons  et  des  oiseaux  siffleurs  ? 

«  Je  ne  suis,  moi,  qu'un  paysan  un  peu  farouche 
Et  je  n'ai  guère  appris  aux  pages  du  savoir; 
Mais  ne  suffit-il  pas  de  regarder  pour  voir, 
Et,  pour  goûter  un  peu  du  ciel,  d'ouvrir  la  bouche  ? 

Dans  le  Grand-Tout  l'appel  est  toujours  entendu 
S'il  est  le  souffle  ardent  d'une  âme  qui  palpite; 
La  vie  insaisissable  alors  se  précipite, 
Impatiente  du  baiser  tant  attendu. 

«  Je  crois,  d'un  cœur  fidèle  et  d'une  toi  fervente, 
Que  tout,  dans  l'univers  occulte,  est  conscient  ; 
Et  qui  sait  si  je  n'eus,  en  m'y  associant, 
La  surhumaine  omniscience  qu'on  nous  vante  ?... 


Il6  TOUTES    LES    LYRES 


V.  —  AU   CŒUR   DE   LA   CITE 

Revenu  parmi  ses  frères,  l'homme  essaie  de  leur  partager  ses 
richesses  intérieures  ;  mais  ils  ne  peuvent  point  le  comprendre... 

XXX 

«  Puisqu'ils  n'ont  pas  compris  mon  cœur, 
Puisqu'ils  ont  bafoué  mon  rêve, 
O  mon  cœur,  aime-les  sans  trêve, 
Pour  que  mon  rêve  soit  vainqueur. 

((  Puisque  telle  est  leur  ignorance 
Qu'ils  aiment  leurs  infirmités, 
Laisse  aux  bonheurs  inusités 
Le  temps  de  la  persévérance. 

«  Puisqu'ils  ne  savent  rien  de  toi, 
Montre-toi  bien,  qu'on  te  contemple  ; 
Et,  s'imaginent  voir  un  temple. 
Qu'ils  viennent  rêver  sous  ton  toit. 

«  S'ils  te  prirent  pour  une  estrade, 
Mon  cœur,  mon  cœur,  pardonne-leur: 
Pourquoi,  comme  un  vil  bateleur, 
Leur  ai-je  joué  la  parade  ? 

«  Plutôt  que  de  trahir  en  vain 
Mon  incompréhensible  ivresse, 
J'aurais  dû  montrer  ta  richesse 
Pour  qu'ils  te  sentissent  divin. 

0  J'aurais  dû  de  façon  disciète 
Et  sans  un  mot  t'offrir  aux  yeux. 
Quand  un  astre  s'allume  aux  cieux, 
Il  n'a  pas  besoin  d'interprète. 


FLORIAN-PARMENTIER  II7 


((Aussi,  jamais  plus  je  n'irai 
En  apôtre  chanter  merveille  : 
Les  paroles,  si  l'on  n'y  veille, 
Travestissent  en  faux  le  vrai. 

((  Mais,  comme  l'ostensoir  du  prêtre, 
Je  t'élèverai  gravement. 
O  mon  cœur,  ô  saint-sacrement, 
Tu  vas  comme  une  aube  apparaître. 

((  Ton  auréole  attirera 
Ceux-là  que  ma  voix  fit  sourire  ; 
Et  ce  coeur  qu'ils  croyaient  proscrire 
Sur  leurs  cœurs  à  tous  régnera. 

((  Comme  ils  viendront  en  multitude 
Pour  connaître  ta  vérité. 
Elargis  l'hospitalité, 
Prouve-leur  ta  mansuétude. 

((  Et,  te  grandissant  jusqu'aux  cieux, 
Tant  l'œuvre  d'amour  est  féconde, 
Tu  seras  le  temple  du   monde 
Dont  les  hommes  seront  les  dieux  !  » 

L'étranger  s'adresse  aux  poètes,  gui  le  raillent,  n'étant,  ceux  ci, 
que  des  jongleurs  de  mots.  Pourtant,  se  dit-il,  «  il  en  fut  d'à  jamais 
immortels  »...  et  il  évogue  les  prodigieux  avatars  de  i Homme- 
Poète  d  travers  les  temps.  Mais  aujourd'hui  l'homme  «  ne  voit  rien 
de  l'dme,  et  rien  de  ses  splendeurs  »...  L'étranger  cherche  un  refuge 
dans  l'amour  : 

«  J'irai,  vil,  ondoyant,  souple  comme  uneécharpe; 
J'entendrai  dans  mon  cœur  vibrer  des  chants  de  harpe... 
t  Je  ne  suis  déjà  plus  le  même,  je  le  sens  ; 
Je  serai  désormais  moins  hostile  aux  passants...  > 

Mais  «  Elle  »  prend  le  cœur  gu'on  lui  offre,  sans  comprendre, 
«  s'amuse  à  l'ouvrir,  et  le  vide  de  sa  tendresse  ».  L'étranger  s'adresse 
alors  à  quelques-uns  qu'il  souhaiterait  avoir  pour  amis  : 


Il6  TOUTES    LES    LYRES 


V.   —  AU   CŒUR   DE   LA   CITE 

Revenu  parmi  ses  frères,  l'homme  essaie  de  leur  partager  ses 
richesses  intérieures  ;  mais  ils  ne  peuvent  point  le  comprendre.., 

XXX 

«  Puisqu'ils  n'ont  pas  compris  mon  cœur, 
Puisqu'ils  ont  bafoué  mon  rêve, 
O  mon  cœur,  aime-les  sans  trêve. 
Pour  que  mon  rêve  soit  vainqueur. 

«  Puisque  telle  est  leur  ignorance 
Qu'ils  aiment  leurs  infirmités, 
Laisse  aux  bonheurs  inusités 
Le  temps  de  la  persévérance. 

«  Puisqu'ils  ne  savent  rien  de  toi, 
Montre-toi  bien,  qu'on  te  contemple  ; 
Et,  s'imaginent  voir  un  temple. 
Qu'ils  viennent  rêver  sous  ton  toit. 

«  S'ils  te  prirent  pour  une  estrade, 
Mon  cœur,  mon  cœur,  pardonne-leur: 
Pourquoi,  comme  un  vil  bateleur, 
Leur  ai-je  joué  la  parade  ? 

«  Plutôt  que  de  trahir  en  vain 
Mon  incompréhensible  ivresse, 
J'aurais  dû  montrer  ta  richesse 
Pour  qu'ils  te  sentissent  divin. 

((  J'aurais  dû  de  façon  discrète 
Et  sans  un  mot  t'ofFrir  aux  yeux. 
Quand  un  astre  s'allume  aux  cieux, 
Il  n'a  pas  besoin  d'interprète. 


FLORIAN-PARMENTIER  II7 


((Aussi,  jamais  plus  je  n'irai 
En  apOtre  chanter  merveille: 
Les  paroles,  si  l'on  n'y  veille, 
Travestissent  en  faux  le  vrai. 

«  Mais,  comme  l'ostensoir  du  prêtre, 
Je  t'élèverai  gravement. 
O  mon  cœur,  0  saint-sacrement, 
Tu  vas  comme  une  aube  apparaître. 

((  Ton  auréole  attirera 
Ceux-là  que  ma  voix  fit  sourire  ; 
Et  ce  cœur  qu'ils  croyaient  proscrire 
Sur  leurs  coeurs  à  tous  régnera. 

((  Comme  ils  viendront  en  multitude 
Pour  connaître  ta  vérité. 
Elargis  l'hospitalité. 
Prouve-leur  ta  mansuétude. 

((  Et,  te  grandissant  jusqu'aux  cieux. 
Tant  l'œuvre  d'amour  est  féconde, 
Tu  seras  le  temple  du    monde 
Dont  les  hommes  seront  les  dieux  !  » 

L'étranger  s'adresse  aux  poètes,  qui  le  raillent,  n'étant,  ceux  ci, 
que  des  jongleurs  de  mots.  Pourtant,  se  dit-il,  «  il  en  fut  d'à  jamais 
immortels  »...  et  il  évoque  les  prodigieux  avatars  de  l'Homme- 
Poète  d  travers  les  temps.  Mais  aujourd'hui  l'homme  «  ne  voit  rien 
de  l'dme,  et  ri€n  de  ses  splendeurs  »...  L'étranger  cherche  un  refuge 
dans  l'amour  : 

«  J'irai,  vif,  ondoyant,  souple  comme  une  écharpe; 
J'entendrai  dans  mon  cœur  vibrer  des  chants  de  harpe... 
i  Je  ne  suis  déjà  plus  le  même,  je  le  sens  ; 
Je  serai  désormais  moins  hostile  aux  passants...  1 

Mais  «  Elle  »  prend  le  cœur  qu'on  lui  offre,  sans  comprendre, 
«  s'amuse  à  l'ouvrir,  et  le  vide  de  sa  tendresse  ».  L'étranger  s'adresse 
alors  à  quelques-uns  qu'il  souhaiterait  avoir  pour  amis  : 


Il8  TOUTES    LES    LYRES 


«...  Amis,  tout  ce  que  j'ai  de  noblesse  sera 

Digne  d'introniser  et  vêtir  d'apparat 

Notre  unanime  amour  que  rien  n'atténuera...  » 

If  au  eux,  après  l'avoir  «  cinglé  des  verges  de  l'envie  »,  l'ont  vite 
dépossédé  de  ses  trésors 

Et,  voyant  poindre  enfin  le  mal  lent,  mais  profond, 
Ils  savourent  parfois  les  larmes  qu'il  refoule... 

Alors,  parle  une  voix  intérieure  : 
XLII 

Ne  renonce  pas  à  toi-même, 
Mais,  confiant  en  ton  labeur, 
Trouve  la  majesté  suprême 
Dans  l'intégrité  de  ton  cœur. 

N'attends  pas  de  mains  étrangères 
L'aumône  d'un  peu  de  clarté  ; 
Les  vérités  sont  mensongères 
Qui  ne  sont  pas  ta  vérité. 

XLIV 

N'aspire  pas  à  l'impossible, 
Mais  remplis  ton  humble  devoir, 
Et,  dans  le  mystère  indicible, 
Tu  seras  grand  sans  le  savoir. 

Ne  berce  point  l'orgueil  intime 
De  la  gloire  humaine  qui  ment  : 
Préfère-lui  ta  propre  estime 
Si  tu  la  mérites  vraiment. 


FLORIAN-PARMENTIER  I  I9 

VI.   —    SUR   LE  CHEMIN   DU   RETOUR 

L'étranger,  parvenu  à  la  sagesse,  a  un  retour  sur  lui-même  : 
XLVI 

Malgré  le  pauvre  orgueil  d'une  pauvre  sagesse, 
L'on  éprouve  parfois  l'angoisse  d'un  remord 
Comme  si  l'on  voulait  de  soi  plus  de  largesse. 

Car  ce  n'est  pas  assez  que  d'attendre  la  mort 
Avec  le  calme  auguste  et  fier  d'un  sage  antique  : 
On  se  voudrait  plus  beau,  plus  magnanime  encor. 

On  voudrait  écouter  en  soi,  —  comme  un  cantique,  — 
Vibrer  la  voix  de  ses  ineffables  vertus. 
Et  ce  serait  pour  l'âme  un  divin  viatique. 

On  voudrait  voir  passer,  opulemment  vêtus, 
Des  cortèges  sans  fin  d'éclatants  héroïsmes 
En  remontant  en  soi  par  les  sentiers  battus. 

Mais  c'est  bien  juste  si  tout  n'est   point  égoïsmes... 

PuiSy  après  avoir  découvert  le  Dieu  unique  dans  les  dieux  multi- 
ples avec  lesquels  il  a  vécu^  l'homme  meurt  ;  et,  selon  la  doctrine 
pythagoricienne,  son  âme,  victorieuse  de  la  matière,  entre  dans 
l'Essence  Divine. 


Paul  FORT 


Parmi  les  poètes,  artistes  et  lettrés,  Paul  Fort  est  aujourd'hui 
célèbre.  Phénomène  assez  rare,  sa  forte  personnalité  lui  a  con- 
quis l'estime  de  tous  ses  confrères    et  les  suffrages  des  critiques, 

bien  qu'il  ait  toujours  paru 
plutôt  dédaigneux  de  l'ap- 
préciation des  uns  et  des 
autres.  Il  raille  même  agréa- 
blement ses  admirateurs: 

«  Je  suis  rhomme  heu- 
reux: ils  l'ont  décrété,  parce 
que  ma  lyre  a  su  tout 
chanter. 

))  Ils  m'ont  décrété  le  seul 
homme  heureux.  Où  me 
cacher  ?  où  cacher  mon 
bonheur  >...  » 

Néanmoins,  on  a  pu  voir 
récemment  de  quelle  solide 
qualité  est  sa  jeune  gloire  : 
à  peu  près  tout  ce  qui 
compte  en  littérature  etdans 
les  arts  assistait  au  banquet 
qui  lui  fut  offert  par  la  nou- 
velle génération... 
A  dire  vrai,  Paul  Fort  est  une  voix  qui  chante.  11  lui  importe 
peu  de  chanter  suivant  les  lois  de  l'harmonie,  car  ses  chants 
sont  l'Harmonie  même.  Aussi,  pour  éviter  les  discussions  inop- 
portunes sur  la  technique  de  ses  vers,  a-t-il  imaginé  de  les  trans- 
crire les  uns  à  la  suite  des  autres,  comme  de  la  prose.  Il  veut  être 
libre  de  compter  ou  de  ne  pas  compter  les  syllabes  muettes,  de 
se  servir  de  l'assonance  ou  d'avoir  recours  à  la  rime,  ou  même 
de  rejeter  l'une  et  l'autre,  selon  sa  fantaisie.  Et  pour  n'être  pas 


Masque,  par  Félix  Vallotton  (*) 


(*)  Le  masque  publié  ici  est  extrait  du  II""  Livre  des   Masques 
de  M.  Rémy  de  Gourmont  (Mercure  de  France,  édit.). 


PAUL    FORT  121 


troublé  dans  ses  rêveries  par  de  sottes  récriminations,  il  intitule 
«  poèmes  en  prose  »  des  poèmts  qui,  en  réalité,  sont  en  fort 
beaux  vers. 

Mais  l'aspect  typographique  ne  sufiBrait  pas  à  faite  du  style 
d'un  écrivain  un  style  particulier,  et  pour  ainsi  dire  une  langue 
nouvelle,  si  à  cette  singularité  ne  venaient  se  joindre  des  preu- 
ves beaucoup  plus  manifestes  d'une  profonde  individualité.  La 
phrase  de  Paul  Fort,  tout  en  prenant  la  plastique  du  vers,  de- 
meure souple,  alerte,  simple  et  claire, —  essentiellement  fiançaise 
en  un  mot.  Elle  a  de  la  variété  et  du  coloris  ;  elle  est  picturale  et 
lyrique  à  la  fois;  si  bien  que  jamais  elle  ne  donne  l'impression 
d'être  maniérée  comme  la  forme  habituelle  du  vers,  non  plus  que 
de  souffrir  de  l'incurable  banalité  de  la  prose.  Et  c'est  pourquoi 
M.  Pierre  Louys  a  pu  dire,  dans  sa  préface  au  premier  volume 
des  Ballades  françaises  :  «  Désormais,  il  existe  un  style  intermé- 
diaire entre  la  prose  et  le  vers  français,  un  style  complet  qui 
semble  unir  les  qualités  contraires  de  ses  deux  aines...  » 

La  spontanéité,  le  naturel,  le  don  des  images,  le  négligé  du 
vêtement  verbal,  l'allégresse  du  rythme,  la  vie  libre  et  jeune  des 
sentiments,  le  réalisme,  parfois,  des  impressions,  l'insouciance 
gamine,  les  notations  plaisantes  ou  désinvoltes,  tout  cela  ratta- 
che Paul  Fort  à  la  grande  lignée  française  des  trouvères,  des 
Villon,  des  Rabelais,  des  La  Fontaine.  Certaines  de  ses 
«  ballades  »  ont  la  fraîcheur,  l'ingénuité  des  légendes  rimées  du 
folklore.  D'autres,  sans  nul  artifice,  atteignent  à  une  pénétrante 
beauté.  Cela  est  si  imprévu  dans  la  littérature  moderne  qu'on 
est  d'abord  tenté  de  se  demander  s'il  n'y  a  pas  là  un  parti-pris 
et  comme  l'indice  d'une  suprême  adresse  à  user,  sans  se  trahir, 
d'un  procédé.  Mais  il  suffit  d'avoir  vu  Paul  Fort  une  seule  fois 
pour  comprendre  que  cet  homme  n'est  vraiment  pas  de  notre 
temps.  Et  d'ailleurs  la  lecture  de  ceux  de  ses  livres  où  il  traduit 
des  impressions  directes,  tels  que  l'Ile-de-France  et  La  Tristesse 
de  l'Homme,  aurait  vite  fait  de  rassurer  les  plus  soupçonneux.  La 
seule  virtuosité  est  impuissante  à  susciter  de  pareilles  trou- 
vailles; il  y  a  bien  ici  génération  spontanée. 

Paul  Fort  est  néà  Reims,  en  1872.  À  dix-huit  ans,  il  fondait  le 


122  TOUTES    LES    LYRES 


Théâtre  d'Art,  qui  est  devenu  depuis  le  théâtre  de  L'Œuvre. 
Grâce  à  lui,  Les  Cenci  de  Shelley,  La  tragique  histoire  du  docteur 
Faust  de  Marlowe,  L'Intruse  et  Les  Aveugles  de  Maurice  Maeter- 
linck, Les  Uns  et  les  Autres  de  Paul  Verlaine,  Les  Flaireurs  de 
Ch.  Van  Lerberghe,  Théodat  de  Rémy  de  Gourmont,  La  Fille 
aux  mains  coupées  de  Pierre  Quillard,  etc.,  connurent  successi- 
vement les  honneurs  de  la  rampe. 

En  même  temps,  le  jeune  homme  publiait  différentes  plaquet- 
tes :  La  Petite  Bête,  comédie  en  un  acte,  en  prose  (Vanier,  1890) 
Plusieurs  choses,  poèmes,  (L'art  Indépendant,  1894)  ;  'Premières 
Lueurs  sur  la  Colline,  poèmes  (d*,  1894)  ;  Monnaie  de  Jer,  vers 
et  prose  (d",  1894);  Presque  les  doigts  aux  clés  (d%  1895);  ^' V  ^  ^^ 
des  cris  (Mercure  de  France,  1895),  et  quatre  petits  recueils  de 
((  ballades  »  réunis,  en  1897,  sous  le  titre  de  Ballades  Françaises, 
avec  préface  de  Pierre  Louys  (Mercure  de  France). 

Dans  l'intervalle,  Paul  Fort  fondait  une  revue  littéraire, 
Le  Livre  d'Art  (1896-97).  Puis  se  succédaient  de  nouvelles  séries 
de  «  Ballades  Françaises  »  :  [Montagne  (Mercure  de  France,  1898); 
Le  Roman  de  Louis  XI  (d%  1899)  ;  Les  Idylles  Antiques  (d», 
1900)  ;  L'Amour  Marin  (d",  1900)  ;  Paris  Sentimental  (d',  1902)  ; 
Les  Hymnes  de  Feu  précédés  de  Lucienne  (d",  1903)  ;  Coxcomb, 
ou  l'Homme  tout  nu  tombé  du  Paradis  (d*,  1906)  ;  Ile-de-France 
{Vers  et  Prose,  1908)  ;  Saint- Jean-aux-Bois  (d*,  1908)  ;  Mortcerf 
(d*,  1909);  La  Tristesse  de  l'Homme  (Figuière,  1910);  L'Aventure 
Eternelle  (d°,  191 1). 

Paul  Fort  est  directeur  d'une  revue  de  haute  littérature,  Vers 
et  Prose,  qu'il  a  fondée  en  1905  et  pour  laquelle  il  s'assura  la  col- 
laboration de  Henry  Bataille,  Paul  Claudel,  André  Gide,  Rémy 
de  Gourmont,  Francis  Jammes,  Gustave  Kahn,  Ch.  Van  Ler- 
berghe, Pierre  Louys,  Maurice  Maeterlinck,  Henri  de  Régnier, 
Emile  Verhaeren,  Francis  Viélé-Griffin,  etc.,  etc.  Depuis  1910, 
M.  Alexandre  Mercereau  partage  la  direction  avec  l'auteur  des 
Ballades  Françaises. 

Paul  Fort  a  collaboré  à  toutes  les  revues  d'avant-garde  impor- 
tantes, et  notamment  au  Mercure  de  France,  à  la  Société  Nou- 
velle, à  l'Ermitage,  au  Coq  Rouge,  etc. 


PAUL    FORT  123 


POUR    FLÉTRIR  MA  PENSÉE... 

Pour  flétrir  ma  pensée  et  rire  à  ce  plaisir,  ils  ont 
mêlé  mon  Rêve  au  deuil  de  leurs  sourires,  leur  fri- 
leuse ironie  aux  clartés  de  mon  dire. 

Ma  pensée  fut  surprise. . .  Ils  l'ont  menée  cueillir  la 
fleur  où  reluisaient,  rosée,  mes  souvenirs,  —  je  l'ai 
jetée  au  vent,  à  l'éclat  de  leurs  rires  ! 

Mais  quand  j'ai  retrouvé  sa  corolle  séchée,  le  livre 
de  bonté  de  mon  cœur  s'est  cherché,  pour  s'ouvrir  à 
la  fleur  au  loin  de  leur  péché. 

{Ballades  Françaises,  i'*  série). 


BALLADES  DE  LA  MONTAGNE, 

DES  GLACIERS  ET  DES  SOURCES 

l.  —  Du  COTEAU... 

Du  coteau,  qu'illumine  l'or  tremblant  des  genêts, 
j'ai  vu  jusqu'au  lointain  le  bercement  du  monde,  j'ai 
vu  ce  peu  de  terre  infiniment  rythmée  me  donner  le 
vertige  des  distances  profondes. 

L'azur  moulait  les  monts.  Leurs  pentes  alanguies 
s'animaient  sous  le  vent  du  lent  frisson  des  mers.  J'ai 
vu,  mêlant  leurs  lignes,  les  vallons  rebondis  trembler 
jusqu'au  lointain  de  la  fièvre  de  l'air. 

Là,  le  bondissement  au  penchant  du  coteau  des 


126  TOUTES    LES    LYRES 


leurs  cornes  d'or,  qui  trouent  l'argent  des  cimes,  mille 
têtes  crépues  émergent  autour  de  lui. 

Le  dos  de  la  forêt  grouille  de  toisons  fauves  ;  le 
grand  chêne  panique  en  est  comme  échevelé.  Les 
feuilles  sont  des  mains  ;  chaque  branche  est  un  faune 
auquel  des  mains  s'agrippent,  qui  veulent  se 
hisser  !... 

{Ballades  Françaises^  IV*  série) 


LE  PRINTEMPS   DANS  LA  PLAINE 

Printemps  enveloppé  des  mélodies  des  brises,  je 
vois  de  ma  fenêtre  se  bercer  tes  rameaux, 

les  peupliers,  les  hêtres  se  saluer  au  ciel,  tandis 
qu'au  bord  de  l'eau  se  saluent  les  ormeaux. 

Que  ce  fleuve  est  léger  qu'emportent  les  zéphyrs, 
avec  tous  ses  reflets,  ses  roseaux,  ses  courlis  ! 

Tout  là-bas  des  vergers,  blancs  sous  de  noirs  nua- 
ges, vont  au  bout  de  la  plaine  glisser  sous  Tarc-en- 
ciel. 

Et  tout  là-bas,  je  vois  —  où  miroite  une  église,  où 
brillent  des  tourelles  couleur  de  tourterelle  — 

les  premiers  cerfs-volants  voler  sur  une  ville,  si  lé- 
gère, qu'ils  semblent  la  bercer  au  soleil. 

Oh  !  je  vois  sous  ses  murs,  j'aperçois,  dans  la 
plaine,  la  Fontaine-au-cheval  qui  se  myosotise  ! 

L'air  est  si  frais,  si  pur  et  si  virginisé  :  on  dirait  que 
des  palmes  frémissent  dans  mon  âme. 


PAUL    FORT  127 


Ma  vie  est  plus  légère  que  ce  petit  nuage  posé  sur 
l'arc-en  ciel.  11  est  en  équilibre. 

O  premières  étoiles,  bercez  ma  vie  légère  !  Vos 
rayons  invisibles  la  soulèvent  dans  l'air, 

ou  ce  sont  les  zéphyrs?..  Ah!  je  veux  que  mon 
âme,  en  sa  félicité,  se  répande  en  rosée, 

afin  que  dans  la  plaine  ce  couple  d'amoureux,  qui 
puise  en  la  fontaine  un  plein  seau  de  fleurs  bleues, 

me  puise  en  la  fontaine  —  où  la  ville  se  mire,  où 
tremblent  des  tourelles  couleur  de  tourterelle. 


{Ballades  Françaises,  xiu*  série.) 


ILE    DE    FRANCE 


13.  —  Bien  allongé... 

Bien  allongé  comme  je  suis,  les  deux  coudes  contre 
la  terre,  j'écoute  mon  cœur  solitaire  battre  en  secret 
pour  mon  amie. 

Sous  le  pur  silence  des  hêtres,  je  vais  donc  penser 
à  ma  belle.  Tiens  !  je  veux  lui  écrire  aussi  en  grigno- 
tant une  prunelle. 

Un  beau  lièvre,  à  cinq  pas  de  moi,  près  de  trois 
fleurs  fait  sa  toilette.  A  demain  ma  lettre  secrète.  Je 
ne  veux  pas  troubler  les  bois. 

Quel  zéphyr  prend  ma  feuille  blanche)  Pourquoi 
t'enfuir,  beau  lièvre  ami }  L'amour  a  rompu  le  silence, 
en  s'envolant  de  mon  esprit. 


128  TOUTES    LES    LYRES 


Vais-je  courir  après  l'amour,  effaroucher  les  écu- 
reuils? Qu'elle  est  douce  la  fin  du  jour!  Et  j'écoute 
rêver  les  feuilles. 

N'est-il  douceur  que  dans  les  cœurs  ?  L'Amour 
vaut-il  que  je  l'écoute  >  J'entends  sous  le  jour  qui  se 
meurt  un  lièvre  traverser  la  route... 

{Ballades  françaises^  IX'  série). 


MUSES,  JE    CHANTE... 

Muses,  je  chante  et  me  proclame  à  voix  hautaine, 
contre  tous  prétendants,  roi  de  Pissefontaine,  —  Sei- 
gneur, si  vous  voulez,  mais  roi  ce  n'est  pas  trop.  Je 
fonds  la  lance  au  poing  sur  les  godelureaux  qui  vien- 
draient tout  armés,  le  fussent-ils  de  litres,  à  travers 
champs  et  vignes  me  disputer  ce  titre. 

Qui  mieux  que  moi  se  plaît  à  chanter  ce  village 
amant  des  clairs  matins  et  le  plus  haut  juché,  dont 
vingt  coqs  sur  les  toits,  à  défaut  de  clocher,  lui  font 
dire  le  premier  bonjour  au  paysage?  Qui  passe  des 
journées  heureuses  dans  l'air  libre  à  le  voir  sur  son 
roc  tenir  en  équilibre,  à  compter  ses  maisons,  sautant 
les  arbrisseaux,  comme  un  troupeau  léger  de  gais 
petits  cheveaux  ? 

C'est  moi.  N'est-ce  pas  moi  —  vous  faut-il  d'autres 
preuves  ?  Allons  boire  et  souffrez  qu'en  buvant  je  les 
treuve  —  qui  descends  à  l'aurore,  et  magnifique  et 
digne,  le  mollet  caressé  par  la  vrille  des  vignes,  les 


PAUL    FORT  129 


grains  de  la  rosée  roulant  sur  le  mantel,  vers  l'Esta- 
minet bleu  dont  j'ai  fait  mon  castel,  et,  verre  en  main, 
dehors,  sans  craindre  les  coups  de  cornes,  chipe  au 
mari  dormant  sa  jolie  maritorne  (eh!  oui,  pour  un  ins- 
tant fleuri  de  baisers  sages,  car  de  l'œil  seulement  j'use 
du  droit  de  jambage),  puis  dans  un  rocking-chair 
plongé  royalement  —  ce  trône  qu'un  Anglais  nous 
laissa  pour  paiement  —  regarde,  sur  la  place,  avec  béa- 
titude, les  tilleuls  frissonner  comme  à  leur  habitude, 
et,  dans  les  chemins  creux  mes  sujets,  les  marmots, 
rouler  jusqu'à  Triel  des  fûts  de  picolo,  —  appliquant 
mes  esprits,  bien  que  sages  encore,  à  rythmer  ma 
chanson  sur  leur  galop  sonore  > 


(Ballades  Françaises,  XI*  série). 


Roger  FRÊNE 


M.  Roger  Frêne  est  né  en  1878,  à  Rodez,  où  il  a  presque  tou- 
jours vécu  jusqu'en  ces  dernières  années.  11  se  défend  donc 
d'être,  comme  on  l'a  dit,  un  poète  toulousain.  II  semble  même 
souffrir,  aujourd'hui,  d'être  éloigné  de  ses  montagnes,  si  pa- 
rentes de  ses  poèmes, 

M.  Jean  Royère  a  dit  de  lui  dans  La  Phalange  : 

«Roger  Frêne,  dont  le  premier  livre  Paysages  de  l'Ame  et  de  la 
Terre  fut  une  révélation,  est  sans  contredit  le  plus  puissant  et  le 
plus  personnel  des  poètes  à  forme  classique.  Dès  son  premier 
livre,  il  s'est  affirmé  poète  ne  relevant  que  de  lui-même...  Je  vois 
en  lui  un  peintre  hardi,  fort,  qui  ne  doit  pas  craindre  d'empâter 
ses  lignes.  Il  est  de  la  race  des  artistes  outrés,  et  je  le  trouve  égal 
à  lui-même  dans  l'outrance  sagace.  » 

De  son  côté,  M.  Louis  Mandin  a  déclaré  dans  la  revue  Le  Feu: 
«  Ce  poète  est  entièrement  maître  de  sa  forme  littéraire.  Son 
œuvre,  qui  est  une  œuvre,  est  bien  équilibrée.  Ses  vers,  à  peu 
près  classiques,  fermes,  nets,  précis,  évocateurs  des  sèves  chaudes 
et  des  harmonies  naturelles,  ressemblent  à  «  la  femme  rousse  » 
dont  ils  célèbrent,  dans  un  poème,  «  la  splendeur  pesante,  la 
chair  copieuse  »,  qui  «  se  tend  vers  l'air  doré  »,  et  qui  «  satisfait 
l'esprit  plus  encore  que  les  sens  ».  L'inspiration  de  Frêne,  comme 
cette  beauté  grasse,  ignore  l'anémie  et  la  mièvrerie.  Elle  est  saine 
comme  la  campagne,  un  peu  matérielle  comme  le  campagnard. 
Elle  touche  au  réalisme,  mais  elle  s'ouvre  aussi  à  un  panthéisme 
confiant  et  contemplatif...  » 

Extrayons  encore  d'une  brochure  de  M.  Charles  Callet,  Poètes 
Nouveaux,  ces  appréciations  qui  achèveront  de  dépeindre  l'au- 
teur des  Paysages  et  des  Sèves  :  «  Roger  Frêne  est  un  naturiste; 
mais  ce  qui  le  sépare  de  la  plupart  des  poètes  de  cette  école,  c'est 
qu'il  pénètre  dans  l'intimité  des  apparences,  et  là  où  tant  de  con- 
templateurs ne  s'émeuvent  qu'aux  harmonies  des  formes  et  des 
couleurs,  il  rêve  aux  forces  actives  et  cachées  ;  il  évoque  les  aspects 
abolis,  les  conséquences  futures,  et  ses  poèmes  sont  plus  chargés 
de  méditations  que  de  paillettes  verbales...  Le  dernier  recueil. 
Les  Sèves  Originaires  suivies  de  Nocturnes,  affirme  la  totale  con- 


ROGER    FRÊNE  I31 


quête  de  l'expression  définitive  de  son  sentiment,  expression 
simple,  lucide  et  mâle.  L'ouvrage  est  d'une  diversité  complète: 
il  passe  de  la  primitivité  des  instincts  au  modernisme  le  plus 
aigu.  Les  Sèves  disent  les  expansions  naturelles,  nos  contin- 
gences les  plus  savoureuses,  les  élans  brutaux  et  permanents  de 
la  Vie;  les  Nocturnes,  la  poésie  de  l'âme,  la  plainte  harmonisée, 
la  nuance  et  la  mélancolie  qui  suivent  si  souvent  nos  ivresses 
et  nos  triomphes...  La  pensée,  toujours  choisie  et  haute,  s'élève 
parfois  prodigieusement.  » 

M.  Roger  Frêne  a  collaboré  à  L.j  Revue  Provinciale,  dont  il  a 
été  le  secrétaire,  au  Beffroi,  au  Mercure  de  France,  à  La  Pha- 
lange^  aux  Guêpes,  à  Pan,  à  l'Ile  sonnante^  à  La  Nouvelle 
Athènes,  au  Journal  de  l'Aveyron,  à  Clavellina,  etc.  On  peut  con- 
sulter à  son  sujet  l'anthologie  des  Poètes  du  Terroir,  par  A.  Van 
Bever,  et  celle  des  D^eilleurs  Poèmes  de  V Année  igog,  par 
Alphonse  Séché. 


TU   ETOUFFES... 

Tu  étouffes  dans  la  vallée, 
Il  faut  à  tes  libres  poumons 
L'infinité  des  horizons 
Et  de  la  campagne  étalée  ; 

Tu  aimes  la  neige,  le  vent, 

Et  les  chaumières  accroupies 

Sous  les  orageuses  furies, 

Près  du  front  lourd  des  bois  mouvants  ; 

Il  te  faut  des  midis  énormes 

Qui  font  les  épis  crépiter 

Au  souffle  infime  de  l'été 

Et  les  landes  aux  larges  formes... 


32  TOUTES    LES    LYRES 

Comme  là-haut  hurlent  les  vents 
Sur  les  villages  de  tristesse, 
L'âpre  goût  des  départs  t'oppresse 
Au  calme  du  val  étouffant  ; 

Tu  regrettes  les  noirs  orages 
Sous  quoi  les  pays  sont  courbés, 
Les  cris  des  rouliers  embourbés 
Et  la  tempête  des  feuillages. 

Ton  cœur  roule  un  flot  de  désirs 
Tumultueux,  vagues  et  vastes, 
Et  les  monts  que  l'autan  dévaste 
Les  pourraient  peut-être  assouvir  ! 


LA  FEMME  ROUSSE 

Que  j'aime  ta  splendeur  pesante,  ô  fruit  d'automne, 
Lourd  raisin  qu'un  soleil  écrasant  a  nourri  ! 
Ta  grasse  nudité,  comme  un  muscat  meurtri. 
S'enchante  de  désirs,  abeilles  qui  bourdonnent. 

Quand  la  peau  lumineuse  et  souple  de  ton  dos 
Où  ta  chair  copieuse  arbore  un  blond  superbe 
Se  tend  vers  l'air  doré  qui  l'oint  et  l'exacerbe, 
Tu  fais  chanter  la  volupté  dans  tous  mes  os. 

De  ton  front  les  rayons  de  tes  cheveux  descendent 
Et  c'est  un  vigoureux  et  sûr  enchantement. 


ROGER    FRÊNE  I33 


Ta  bouche  fait  songer,  souriant  à  ramant, 

Aux  grenades  en  sang  qui  doucement  se  fendent. 

Garde  toi  de  parler,  ô  musique  !  —  ô  clarté, 
Laisse  le  rêve  en  feu  couver  sa  houle  ardente  I 
De  toi-même  éblouie,  et  de  toi-même  amante. 
Immobile,  un  moment  sois  ma  divinité. 

Combien  de  vignerons  râblés,  Vendange  mûre, 
Pourraient  fouailler  ton  ventre  et  pressurer  tes  seins 
Avec  des  cris  d'orgueil  héroïques  et  sains, 
Sans  que  ta  lassitude  exhalât  un  murmure  ! 

Ta  chair  a  la  couleur  d'un  nuage  vermeil 

Et  l'alanguissement  d'une  eau  jaune  et  moirée  ; 

Rubens  ou  Titien,  qui  t'auraient  adorée, 

Eussent  couché  ton  corps,  pour  le  peindre,  au  soleil. 

O  beau  fruit  lumineux,  ô  grasse  gourmandise, 
Tu  satisfais  l'esprit  plus  encor  que  les  sens  : 
Tes  bras  pendant  l'amour  sont  tendres  et  puissants. 
Mais  ton  rythme  au  repos  plus  que  l'autre  nous  grise. 

Les  lignes  de  ton  corps  fléchissent  en  baisant 

Toute  cette  harmonie  abondante  et  nacrée. 

Telle  qu'on  la  rêvait  jadis  pour  Cythérée  ; 

Mais  je  te  sais  Bacchante  aux  fruits  d'ambre  et  de  sang. 

Laisse-moi  t'emporter,  triomphatrice  et  nue. 
Au  delà  de  la  foule  et  parmi  la  forêt. 


134  TOUTES    LES    LYRES 

Ici,  tout  s'étiole  ;  et  qui  te  comprendrait, 
O  source  de  beauté  primitive  et  perdue  } 

LE  VERTIGE  DE  VIVRE 

Je  suis  rempli  ce  soir  du  vertige  de  vivre  : 
Mes  veines,  charriant  un  sang  net  et  léger. 
Chantent  qu'il  faut  s'enfuir  de  la  chambre  et  du  livre 
Et  retrouver  le  sol  qui  devient  étranger. 

La  jeunesse  murmure  aux  prisons  de  ma  tempe, 
Mes  yeux  brûlent  un  feu  convulsif  et  mes  doigts 
Sentent  dans  les  réseaux  que  leur  sang  doré  trempe 
Le  rêve  et  le  réel  les  tenter  à  la  fois. 

—  Comme  le  soir  est  grand,  qu'il  est  libre  l'espace  ! 
S'exclame  cette  voix  qui  ne  se  taira  plus 
Et  dont  j'éprouve  enfin  l'intérieure  grâce  ; 
Vous  me  quittez,  dit-elle,  ô  songes  superflus  ; 

Il  n'est  rien  que  ma  joie  égoïste  et  farouche, 
Habile  à  se  jouer  dans  cette  immensité  ; 
Il  n'est  rien  que  mon  âme,  ici,  rien  que  ma  bouche 
Aspirant  la  fraîcheur  nocturne  de  l'été. 

Vais-je  danser  ce  soir  sous  les  lueurs  célestes 
Et,  dans  l'odeur  d'un  parc  de  rosiers  encombré, 
Traduire  en  saluant  l'univers  de  mes  gestes 
Ton  vertige,  ô  ma  vie,  et  son  rythme  empourpré  ! 


René  GHIL 


L'exemple  que  nous  donnons  ici  de  la  «  Poésie  scientifique  » 
préconisée  par  M.  René  Ghil  est  extrait  de  ïOrdre  altruiste,  Li- 
vre IV  de  Dire  du  mieux,  i"  partie  de  VŒuvre,  (Edition  nou- 
velle et  revue,  Paris,  1909.) 

Nous  ne  reviendrons   pas  sur  la  biographie  du  poète  qui  a  été 
faite  par  un  esprit  critique  des  plus  avi- 
sés,  M,   John-L.    Charpentier,   dans    la 
1"  série  de  Toutes  les  Lyres.  Rappelons 
seulement  les  titres  de  ses  ouvrages: 

Œuvre  :  En  Méthode  à  l'œuvre  ;  — 
l.  Dire  du  Mieux  :  Le  meilleur  Devenir, 
Le  Geste  ingénu  ;  La  Preuve  égoïste  ; 
Le  Vœu  de  vivre  ;  V Ordre  altruiste  ;  — 
IL  Dire  des  sangs  :  Le  Pas  humain  ;  Le 
Toit  des  hommes  ;  Les  Images  du  Monde, 
Les  Images  de  l'homme,  et  suivants,  en 
préparation.  —  III.  Dire  de  la  loi  :  La 
Loi  (plusieurs  vol.)  Le  tout,  chez  Mes- 
scin.  —  A  part  de  l'Œuvre  :  Le  Pan- 
toun  des  Pantoun  (Poème  javanais,  Paris 

et  Batavia,  1902);  De  la  Poésie  scientifique  (Gastein-Serge,  édit.); 
Légendes  d'âmes  et  de  sangs.    Traité  du  Verbe. 

M.  René  Ghil  est  né  à  Tourcoing,  le  27  septembre  1862. 


Masque,  par  Djinn 


PLUS-ETRE 

Etre  vient  de  Savoir  :  et  qui  saura,  sera... 

Je  sais  :  donc  — 

Je  suis... 


Et,  comme  ma  plus  présente 


rjÔ  TOUTES    LES    LYRES 


conscience,  n'aspire  en  même  anxiété 

qu'à  tout  s'agglomérer  du  monde,  et  ne  s'exempte 

d'être  d'un  seul  instant  le  miroir  ! 

attesté 
d'éternelle  muance,  —  mon  être  où  se  nie 
le  repos  que  ne  dormira  l'aridité 
non  plus,  de  ma  poussière  !  du  sens  palpité 
dont  se  pense  de  la  nature  indésunie 
l'harmonie  en  ma  pensée,  mon  être  où  sente 
l'Universel  aller  à  son  éternité 
son  éternité,  mon  être  devient  vers  être  ! 

Des  songes  et  du  tumulte  de  mes  Aïeux 
et  des  doutes  épars  de  moi-même,  où  le  drame 
de  tout,  de  ses  phantasmes  tourmente  mes  Yeux  : 
mon  esprit  large  s'est  lente-harmonïé  l'àme 
d'une  vivante  solidité  d'Action... 

Force 
consciente  du  phénomène,  l'humain  giroi 
de  mes  atomes  tend  à  l'unisson  d'émoi 
du  tournoiement  de  la  Matière,  dont  la  torse 
poussière  ne  sait  qu'en  moi,  ses  lois  ! 

et  les  Formes 
sous  lesquelles,  elle  et  moi  nous  avons,  d'énormes 
entre-pénétrations,  lié  de  ses  rapports 
un  peu  de  son  identité  tenue  hors 
du  Moment  !  ne  sont  ainsi,  que  le  signe  et  l'heure 
d'expansion  diverse  en  quoi  meut  et  demeure 
de  mes  savoirs  l'unité  scandée  ! 


RENÉ    GHIL  137 


Unité  !  ah  !  qui  s'émeut  aux  soirs  mixtilignes 
si  souvent,  plus  que  de  vérités  qu'en  mes  signes 
d'être,  se  démontre  ma  pensée  !  de  la 
détresse  de  mes  rêves  pré-scïents  : 

lucide 
cependant  à  presser  des  heures  d'au-delà 
le  silence  !  —  unité  longue  de  masapience 
hélas  !  qui  n'est  que  douloureuse  patïence 
à  savoir  davantage,  et  ne  sortir  du  long 
cercle  des  ignorantes  Fatalités  ! . .. 

Or! 
à  pénétrer  pourtant  de  tacts,  tels  que  d'Acide 
multipliants,  l'ouranienne  Matrice  !  comme 
des  quatre  horizons  torves  dont  s'enserre  l'homme 
selon  l'ordre  elliptique  du  monde  en  mon  Front 
tu  romps  l'entrave  ronde  !  et,  ô  Science  ! 

comme 
du  plus  loin  que  monta  possessoire  vers  Moi 
mon  âme,  de  Tout  active,  —  tu  es  ma  Foi  ! 


la. 


A.-IVI.  GOSSEZ 


Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  publier  ici,  sur  le  poète 
A.-M.  Gossez  un  article  inédit  de  M.  Philéas  Lebesgue,  que 
L'Au  delà  des  Grammaires  et  vingt  autres  ouvrages  ont  placé  au 
premier  rang  des  écrivains  d'aujourd'hui  :  * 

»  S  il  devenait  nécessaire,  pour  établir  la  sincérité  d'un  juge- 
ment, d'y  joindre  un  catalogue  de  défauts,  je  devrais  me  récuser 
de  présenter  ici  M.  Gossez,  car,  entre  les  amitiés  peu  nombreuses 
mais  d'autant  plus  ferventes  qui  se  sont  groupées  autour  de  moi 
et  qui  constituent  ma  famille  intellectuelle,  celle  d'A.-M.  Gossez 
tient  l'une  des  premières  places.  Le  poète  du  Soleil  sur  la  Porte 
et  des  Lettres  Familières  (Paris,  Mercure  de  France,  1905,  in- 18) 
a  raconté  lui-même,  en  vers,  la  journée  de  Septembre  qui  nous 
permit  de  faire  connaissance  réciproque  et  directe,  les  heures 
trop  brèves  qui,  à  mon  foyer  même,  marquèrent  le  début  de  nos 
sympathies  affirmées.  Ces  sympathies,  le  temps,  l'échange  des 
pensées,  les  loyaux  services  les  ont  progressivement  resserrées, 
mais,  pour  fraternelles  qu'elles  sont  devenues,  je  doute  que  les 
spéculations  de  l'intelligence  eussent  pu  suffire  à  leur  donner  ce 
caractère,  en  dehors  de  ces  conformités  mystérieuses  d'inspira- 
tions qui  émanent  du  cœur  et  qui  motivent  le  meilleur  de  nos 
résolutions  humaines.  Et,  cependant,  nul  plus  qu'A. -M.  Gossez 
ne  mérite  le  titre  d'intellectuel.  Ses  premiers  poèmes  Six  Atti- 
tudes d'adolescent  le  démontrent  assez.  Mais  c'est  également  un 
sensitif.  Il  harmonise  aux  richesses  imprévues  de  son  tempéra- 
ment des  qualités  qui  s'opposent  presque  toujours:  la  spontanéité 
de  l'inspiration  et  la  sûreté  du  goût,  le  lyrisme  et  l'esprit,  la  pré- 
cision scientifique  et  les  trouvailles  d'expressions  primesautières. 
Il  a  le  culte  du  réel,  la  haine  de  tout  ce  qui  est  en  toc,  le  mépris 
des  tabous  esthétiques  ou  autres.  Pour  lui,  la  grande  source  iné- 
puisable de  l'art  n'est   autre  que  l'émotion   individuelle.   Aussi, 


(*)  "Voir,  dans  la  i""'  Série  de  Toutes  les  Lyres,  l'étude  biogra- 
phique et  critique  de  M.  P. -M.  Gahisto  sur  Philéas  Lebesgue. 


A. -M.    GOSSEZ 


139 


les  recherches  du  Symbolisme,  qui  tendaient  à  exprimer  plus 
directement  le  mouvement  des  choses  et  de  la  vie,  ne  pouvaient  que 
l'enthousiasmer.  A. -M.  Gossez  a  proclamé  superbement  la  néces- 


Caricaturc,  par  Camille  Lieucy 


site  d'être  soi-même,  l'autorité  suprême  du  poète  en  matière  de 
rythmes  personnels,  la  fécondité  du  dynamisme  esthétique  à 
^'encontre  de  tous  les  »  davidismes  n  faussement  classiques. 


140  TOUTES    LES    LYRES 


»  Admirateur  de  Verhaeren,  de  Viélé-Griffin,  de  Francis  Jammes, 
de  Charles  Vildrac,  sans  renier  pour  cela  Racine  ni  rabaisser 
Vigny,  A. -M.  Gossez,  qui  descend  par  son  père  d'ouvriers  fla- 
mands et  par  sa  mère  d'agriculteurs  italiens,  ne  pouvait  faire 
autrement  que  d'aimer  la  musique  et  la  couleur.  Né  à  Lille,  le 
27  mars  1878,  il  y  fit  toutes  ses  études  à  la  Faculté  des  Lettres. 
Le  particularisme  citadin  du  Nord  industriel  français  et  la  proxi- 
mité du  pays  belge  firent  naître  en  lui  des  préférences  régiona- 
listes,  très  individuellement  motivées  et  qui  s'accordaient  parfai- 
tement avec  son  refus  d'obtempérer,  aux  rhétoriques  habituelles. 
La  petite  revue  L'Essor,  puis  Le  Beffroi,  qu'A. -M.  Gossez  codi- 
rigea  pendant  quatre  ans,  marquèrent  le  début  de  son  activité 
décentralisatrice,  affirmée  un  peu  plus  tard  par  l'anthologie 
des  Poètes  du  Nord,  (Paris,  Ollendorff,  1902),  puis  plus  récem- 
ment par  la  première  série  des  Provinces  Poétiques.  (Le  Havre, 
1908). 

»  Cette  attention  soutenue  à  scruter  la  richesse  des  provinces  et 
l'amour  qu'il  avait  voué  d'instinct  à  sa  petite  patrie,  le  culte  d'un 
aïeul,  Alphonse  Bianchi,  qui,  à  travers  tout  l'Empire  avait  lutté 
opiniâtrement  pour  la  justice  et  la  liberté,  un  grand  souhait  de 
contrôle  individuel  au  regard  de  toute  assertion  devaient  porter  le 
jeune  critique  à  se  doubler  d'un  historien.  Le  Département  du 
Nord  sous  la  deuxième  République,  (1H48-1852),  (Lille,  Leleu, 
1904,  in-8''),  vint  illustrer  d'une  démonstration  sans  réplique  la 
véracité  de  cette  idée  hardie  :  l'intervention  du  facteur  écono- 
mique est  prépondérante  dans  le  déclanchement  et  la  réussite 
des  révolutions. 

))  Par  là  même,  A. -M.  Gossez  s'avérait  un  penseur  perspicace  et 
puissant,  un  chercheur  patient  et  sûr.  Les  Mémoires  de  l'ouvrier 
François  ict/anc  (Monville  en  1848)  publié  avec  des  notes  (Paris, 
Cornély,  1907,  in-8»)  apportèrent  une  nouvelle  contribution  aux 
mêmes  études. 

))  Un  travail  très  documenté  sur  Le  St- Julien  de  Flaubert,  d'ingé- 
nieux rapprochements  opérés  d'après  des  fastes  de  village  sur 
Homais  et  Bovary,  hommes  politiques,  maints  comptes-rendus  d'ou- 
vrages, d'expositions,  des  biographies  d'écrivains  affirment,  par 


A. -M.    GOSSEZ  141 


ailleurs,  la  souplesse  d'un  esprit,  que  la  richesse  de  ses  dons  porte 
souvent  à  une  dispendieuse  générosité. 

»  A. -M.  Gossez  est  aussi  un  conférencier  de  talent,  aisément  spi- 
rituel, énergiquement  précis.  La  simplicité  expressive  dans  la 
diction  des  vers  dégage  un  charme  rare,  et  il  ne  chante  pas  ceux 
qu'il  compose.  Au  reste, —  l'ai-je  dit  ?  —  c'est  un  vers-libriste 
convaincu. 

»  Les  nécessités  delà  vie  universitaire  n'ont  nullement  amoindri 
la  verve  poétique  d'A.-M.  Gossez.  Après  les  variations  passion- 
nées Du  Soleil  sur  la  Porte,  après  les  tableaux  impressionnistes  et 
violemment  colorés  des  Lettres  /amilières^  deux  volumes  sont 
prêts  à  voir  le  jour,  l'un  qui  crie  les  peines  d'un  cœur  blessé 
dans  sa  foi:  La  Mauvaise  Aventure  ;  l'autre  qui  exalte  la  nature 
bienfaisante  du  Pays  Wallon.  Tous  deux  détaillent  des  émotions 
modernes,  sans  aucune  concession  aux  formules  surannées. 

))  A.  M.  Gossez  croit  que  c'est  là  le  meilleur  moyen  d  ensei- 
gner que  la  France  n'est  pas  morte  et  qu'au  surplus  elle  est 
moins  latine  qu'on  ne  pense,  mais  que  sa  fonction  étant  euro- 
péenne elle  doit  créer  à  chaque  instant,  pour  mieux  durer.  » 


CHANSONS    D'ENFANT 
IV 

A  la  mémoire  d'Emile  Galle. 

Tu  fais  des  vases  purs  avec  un  peu  de  sable, 
Verrier,  pour  y  blottir  des  fleurs  de  maintenant, 
Les  fleurs  de  nos  hivers  frileux,  de  nos  antans  ; 
Je  bâtis  ma  maison  avec  un  peu  de  paille. 

Tu  fais  des  vases  longs  comme  de  doux  fuseaux, 
Où  sourit  un  visage  immobile  des  eaux  ; 


142  TOUTES    LES    LYRES 

Rêves  OU  bulles,  et  clairs-obscurs  ineffables 
Où  l'algue  de  la  mer  enlace  le  corail  ; 

Des  anémones  bleues  aux  lèvres  des  iris  ; 

Les  yeux  tremblants,  ouverts,  des  trop  pâles  narcisses, 

Et  la  joie  villageoise  aux  murets  des  murailles. 

Les  roses,  les  oeillets  et  les  mimosas  d'or 
Parfument  la  lourdeur  des  chrysanthèmes  morts. 
Je  bâtis  mon  bonheur  avec  un  peu  de  paille... 

Les  baisers  d'une  enfant  et  mes  bras  à  sa  taille. 

(Du  Soleil  sur  la  porte  ) 

REPOS 

Un  autel  est  paré  d'agonisants  bouquets, 
Et  des  cires  fondant  sur  les  trop  jeunes  mortes 
Accaparent  l'adieu  du  soir;  et  par  la  porte 
L'Eglise  se  remplit  d'un  intime  respect 
Aux  prières  fleuries  sur  les  fillettes  mortes 

Le  lourd  cercueil  de  chêne  neuf  devant  l'autel. 
Le  beau  cercueil  de  chêne  lourd  aux  poignées  fortes  ! . . 
Allons!  fermez  les  cœurs.  — Vous,  hurlez,  gonds  des 
Vers  la  fosse  menons  les  seuls  restes  réels  :  [portes. — 
Le  cercueil  va  glisser  en  criant  sur  les  cordes. 

Et  la  boîte  sonore,  où  revit  ce  qui  meurt, 

A  frappé  creux  au  fond  du  trou  sur  le  sol  nu, 

Et  puis,  comme  au  tambour  les  baguettes  menues, 


A. -M.    GOSSEZ  149 


La  terre  en  mottes  tombe,  et  des  débris  de  fleurs. . . 
Et  la  mesure  est  comble,  ô  jeunes  inconnues. 

Fermez,  fermez  mon  cœuroù  crient  lesgonds  des  portes, 
Laisse-le  s'étouffer  sous  la  fadeur  des  fleurs. 

(La  Mauvaise  Aventure.) 


L'ORAGE 
Dans  la  nuit  lourde,  l'enfant  dort. 

Les  vitres  s'éclairent, 
blafardes  comme  des  visages, 

d'éclairs  bleus  et  verts 
et  de  subite  électricité  d'or, 
car  le  tonnerre, 
qui  gronde  dans  l'orage 

et  qui  bondit 
jusqu'au  fond  de  la  nuit, 
approche,  en  se  roulant  approche  encor... 
L'éclair  qui  la  déchire  illumine  la  nue  ; 
cependant  que,  le  bras  dehors, 
sur  sa  couche,  et  l'épaule  nue, 
d'un  souffle  égal  et  doux  l'enfant  respire  et  dort. 

Mais  ses  deux  sœurs,  que  rend  plus  sensibles  leur  âge, 
déjà  sont  éveillées,  dans  l'ombre,  par  l'orage. 
Blanche,  leur  forme  bouge,  indistincte  du  lit 
d'où  l'aînée  inquiète  est  levée  à  demi, 
car  le  sommeil  les  fuit  ; 


44  TOUTES    LES    LYRES 


tremblantes,  elles  disent  leurs  prières 
tout  en  écoutant  dans  la  nuit... 
Et  bientôt  leurs  pieds  purs  ont  glissé  sur  la  pierre, 
et  leur  double  blancheur 
ainsi  que  leur  frayeur  jumelle, 
de  la  plus  belle  à  la  plus  belle, 
s'éclairent,  tout  debout,  en  de  brusques  lueurs. 

Elles  se  penchent  sur  le  lit 
et  prennent,  doucement  dans  leurs  bras,  le  petit. 
Par  les  escaliers  et  les  corridors, 
dans  leur  chemise  de  lin  blanc, 
elles  passent  confusément 
ou  s'illuminent  par  moments, 
comme  enveloppées  de  caresses  d'or. 
Bercé  sur  leursein.  dans  leurs  mains  amies, 
cet  enfant  toujours  endormi 
et  beau  (|u'elles  portent 
n'entend  pas  ses  sœurs  frapper  à  la  porte... 
On  entie  en  ce  refuge,  et,  sans  voir  la  lumière 

de  la  lampe  relevée  toute  droite, 
il  continue  à  reposer,  les  tempes  moites, 

et  sommeille  entre  son  père  et  sa  mère 
où  chaudement  on  l'a  blotti... 

Au  bruit  précipité  que  fait  l'averse 
aux  paroles  qu'on  dit,  aux  éclairs  réguliers 
et  aux  tonnerres  redoublants  et  successifs, 
quand,  rassurées,  ses  sœurs  osent  enfin  crier 
de  leurs  petits  cris  d'effrois  excessifs, 


A. -M.    GOSSEZ  145 


surpris, 

l'enfant  s'éveille  heureux  et  tendrement  sourit. 
Dans  un  reste  de  peur  les  deux  filles  s'enlacent 
chaque  fois  que  des  lueurs  passent 
par  les  fentes  des  contrevents. 
Et  la  ferme  entière  ruisselle 
sous  l'onde,  et  les  agneaux  bêlent 
et  les  vaches  en  mugissant 
répondent  aux  vents 
qui  tordent  les  ramures  et  les  érables 
et  soufflent  sous  les  portes  des  étables... 
Tous  songent,  dans  la  chambre,  autant  qu'ils  sont, 
à  la  moisson  ! 

Mais  le  fracas,  tout  à  coup,  est  si  proche 

dans  un  bourdonnement, 
que  c'est  le  sourd  et  violent  déchirement 
de  la  campagne  tout  entière. 

Et,  filles  et  fermière, 
elles  prient  dévotement.. . 
Et,  se  tournant  vers  la  muraille, 
le  Maître  dressé  à  demi 
s'est  signé  pour  qu'ailleurs  cette  foudre  s'en  aille, 
ailleurs  que  sur  ses  bêtes,  ses  semailles, 
ses  granges  et  ses  écuries, 
ailleurs,  ailleurs  qu'en  son  logis  ! 

Et  quand,  à  l'aube  violette, 
ses  filles  remontées  dans  leur  froide  couchette, 
et  sa  femme  serrant  leur  enfant  dans  ses  bras, 


146 


TOUTES    LES    LYRES 


enfin  le  Maître  se  leva, 
qu'il  poussa  la  porte  massive 
pour  voir  ce  que  la  terrible  lessive 
derrière  son  sabbat  avait  bien  pu  laisser, 
l'ombre,  rôdant  encor  dans  quelques  encoignures, 
découvrait  les  pommiers  tordus  dans  les  pâtures 
et,  seuls  dans  l'horizon,  deux  peupliers  brisés. 

(En  pays  wallon). 


Fernand  GREGH 


Nous  avons  consacré  a  M.  Fernand  Gregh  un  longue  étude 
dans  la  i'*  série  de  Toutes  les  Lyres. 
Mais,  depuis,  le  poète  a  publié  un 
ouvrage  très  important  et  qui  fut 
fort  remarqué,  La  Chaîne  Eternelle 
(Fasqueile,  1910).  Le  poème  qu'on 
va  lire  est  extrait  de  ce  volume. 

Nous  nous  contenterons  de  rap- 
peler ici  les  œuvres  précédentes  de 
M.  Gregh  :  La  tMaison  de  l'Enfance, 
La  Beauté  de  Vivre,  Les  Clartés  hu- 
maines, L'Or  des  thîinuteSy  poèmes 
(Fasqueile,  éditeur)  ;  Pré'ude  Féeri- 
que, poème  dialogué  (Mercure  de 
France);  La  Fenêtre  ouverte^  essais 
de  critique,  et  Etude  sur  Victor  Hugo 
(Fasqueile,  éditeur). 

M.  Fernand  Gregh  est  né  à  Paris,  le  14  octobre  1873. 


Masque,  par  Djinn 


HOMO 

Je  rentre  enfin,  laissant  derrière  moi  la  Ville  ; 
Et,  dans  ma  chambre  étroite  où  s'assombrit  le  soir. 
Je  reconnais  à  peine,  au  fond  du  vieux  miroir, 
Mon  visage  flétri  par  la  vie  âpre  et  vile. 


Je  rentre, lefront  chaud, lesyeux  lourds, les  mains  sèches, 
Fatigué  de  soucis,  de  craintes  harassé, 
Tremblant,  fiévreux,  hagard,  haletant,  hérissé, 
Criblé  de  passions  comme  un  blessé  de  flèches. 


148  TOUTES    LES    LYRES 

Le  mal  quotidien,  le  grand  mal  d'être,  vibre 
Comme  un  couteau  planté  dans  mon  cœur  palpitant, 
Et  sursaute  selon  son  rythme  et,  par  instant, 
Y  semble  pénétrer  encor,  de  fibre  en  fibre. 

Mon  corps  s'épuise  avec  mon  âme  en  luttes  vaines  ; 
Le  sang  heurte  ma  tempe  à  grands  coups  continus, 
Et  j'ai  toute  la  vie  au  bout  de  mes  nerfs  nus 
Et  toute  la  douleur  aboutit  à  mes  veines. 

Les  hommes  sont  menteurs,  lâches,  durs,  égoïstes  ; 
L'amitié  même  cache  un  échange  accepté  ; 
L'amour  n'est  que  l'appel  de  détresse  jeté, 
Des  deux  côtés  d'un  mur,  par  deux  animaux  tristes  ! 

—  J'aimais  ce  vieil  ami  de  tout  mon  cœur  sincère  : 
Notre  Jeunesse  avait  ses  deux  mains  entre  nous, 
Comme  une  vierge  aux  doigts  invisibles  et  doux 
Qui  rapprochait  nos  mains  à  l'heure  nécessaire. 

Cet  autre,  je  l'admire  encor  plus  que  je  l'aime: 
Son  nom,  naguère,  avec  un  éclat  triomphant. 
Brillait,  illustre  et  pur,  à  mes  regards  d'enfant, 
Comme  le  nom  sacré  de  la  gloire  elle-même... 

Et  quand,  meurtri,  cherchant  le  soutien  que  réclame 
Tôt, ou  tard,  aux  tournants  du  sort,  l'homme  perdu. 
Quand  je  criais  d'angoisse,  aucun  n'a  répondu, 
Et  je  suis  resté  seul,  avec  mes  cris  dans  l'âme. 


FBRNAND    GREGH  I49 


Ah  !  ce  que  je  lisais  jadis  n'est  pas  un  songe  ! 
Les  hommes  sont  pareils  à  des  cachots  murés, 
Et,  sous  le  beau  vernis  des  grands  mots  vénérés, 
Il  n'est  rien  qu'un  lugubre  et  vulgaire  mensonge  ! 

—  Et  cependant  mon  âme  est  ardemment  joyeuse  ! 
Si  la  Mort  m'appelait  ce  soir,  je  dirais  :  «  Non  !  » 
Et  quelque  chose  encorme  dit  que  tout  est  bon 
D'une  grande  bonté  sourde  et  mystérieuse  ! 

Quelque  chose...  Ah  !  qui  sait,  hélas  !  peut-être  n'est-ce 
Que  cet  étrange  espoir  tout  physique  et  naïf, 
Que  l'orgueil  d'éprouver  son  corps  allègre  et  vif, 
Que  cette  confiance  enfin  de  la  jeunesse  ! 

Non.  Si  parfois  j'entends  bondir  mon  pouls  sonore. 
Si  mes  doigts  me  font  mal  quand  je  serre  le  poing, 
Je  sais  ma  force  brève  et  ne  m'abuse  point. 
Et,  même  faible  et  vieux,  je  voudrais  vivre  encore  ! 

Ah  !  sans  doute,  au  hasard,  je  désire,  et  regrette; 
Je  ne  sais  d'où  je  viens,  je  ne  sais  où  je  vais, 
Et  la  vie  est  cruelle,  et  les  hommes  mauvais . . . 
Mais  je  sens  là-dessous  une  splendeur  secrète  ! 

Mon  cœur  amer  est  plein  d'une  gaîté  stoïque, 
D'un  désespoir  fervent  et  d'une  heureuse  horreur  : 
Comme  un  acteur  frémit  de  feindre  la  terreur, 
Je  m'enivre,  en  jouant,  du  grand  drame  héroïque  ! 


150  TOUTES    LES    LYRES 

J'ai  dans  l'âme  toute  une  ardente  et  sombre  fête  ; 
Je  suis  comme  un  marin  au  pied  des  mâts  brisés 
Qui,  se  sachant  perdu,  s'assied,  les  bras  croisés, 
Et  d'un  regard  lucide  admire  la  tempête  ! 

Je  suis  comme  un  soldat  qui  rit  pendant  qu'il  charge, 
Blessé,  mais  par  la  poudre  et  la  rage  exalté, 
Comme  un  nageur  nerveux  qui  se  noie  en  été. 
Et  qui  roule  au  soleil  dans  les  vagues  du  large  ! 

Je  me  sens  dans  le  cœur  d'une  Chose  profonde, 
Faible  atome  que  baigne  un  tourbillon  puissant, 
Humble  goutte  éphémère  et  brûlante  du  sang 
Qui  circule  à  jamais  dans  les  veines  du  monde! 


^.^§Pt 


mim^ 


HENRY-MARX 


M.  Henry-Marx  est  parisien  :  il  est  né  en  1882. 

Un  conférencier  a  dit  de  lui  :  a  Entre  autres  œuvres,  Henry- 
Marx  a  fait  sa  vie.  »  Et  rien  n  est  plus  juste.  A  20  ans,  le  poète 
avait  conquis  ses  titres  de  professeur  libre.  Depuis,  il  a  accu- 
mulé une  œuvre  parlée  considérable,  fragmentée  en  cours 
d"art,  et  qui  est  d'une  grave  sérénité.  Une  faculté  maîtresse  a  fa- 
vorisé le  développement  de  sa  manière;  son  éloquence.  Chez  lui, 
une  diction  précise  rythme  la  pensée,  jusqu'à  taire  attendre  la 
rime...  Et  cette  parole  qui  chante  la  bonté  corrige  tôt  la  pre- 
mière impression  produite  par  les  yeux  sévères  et  par  l'attitude 
un  peu  intimidante. 

M.  Henry-Marx  a  publié,  en  1908,  un  volume  de  vers  :  Les 
Heures  Ferventes  (Gasiein  Serge,  éditeur.)  De  la  préface  intitu- 
lée «  Pour  l'Idée  »,  nous  extrayons  ces  phrases  qui  expliquent  la 
«  manière  »  du  poète  : 

«...  J  ai  voulu  —  dans  une  forme  classique  —  une  poésie  sym- 
bolique... 

«...  La  poésie  symbolique,  pour  moi,  c'est,  dans  le  vers  clas- 
sique, le  mot  choisi  pour  créer  de  l'imprécis,  de  l'estompé,  de 
l'atténué  —  pour  créer  l'idée  vague,  large,  indéfinie.  Le  précis 
et  le  net  amenuise  et  limite...» 

Voici,  d'autre  part,  emprunté  à  une  étude  d'Henry-Marx,  un 
passage  qui  complète  l'idée  que  le  poète  se  fait  de  sa  fonction  ; 
«  La  poésie  qui  célèbre  les  destins  sereins,  qui  veut  que  nos 
petits  instincts  soient  tentés  par  de  l'héroïsme,  est  une  manière 
de  cantique  à  la  gloire  de  l'homme-dieu.  Qui  sait  si,  en  notre 
temps  d'athéisme,  l'idée  n'est  pas  destinée  à  être  l'hostie  néces- 
saire pour  l'adoration  de  la  Toute-Beauté  en  esprit  et  en 
vérité;  si  la  poésie  n'est  pas  «l'inconsciente  et , parfaite  prière 
des  lèvres  humaines  »,  si  le  Poète  n'est  pas  le  rédempteur,  et  si  le 
messianisme  d'Israël,  et  de  toute  l'inquiétude  humaine  en  mal  de 
vivre,  n'est  pas  le  progrès  ?...  » 

Plus  que  tout  autre.   Henry-Marx  a  cette  superbe  prescience 


152  TOUTES    LES    LYRES 


causée  par  l'amour —  selon  l'appréciation  de  M.  Edmond  Harau- 
court.  Et  sa  chambre  de  travail  est  devenue  un  oratoire,  le  salle 
de  ses  cours,  un  temple. 

La  poétique  de  M.  Henry-Marx  offre  donc  des  poèmes  philoso- 
phiques que  la  richesse  du  rythme  et  du  mot  varient  en  inatten- 
dus. «  Il  y  a  dans  cette  poésie,  a  dit  un  critique,  comme  le 
meilleur  de  chacun  de  nous,  et  nous  nous  estimons  en  aimant  le 
poème.  ))  François  Coppée  pardonnait  à  Henry-Marx  son 
athéisme.  «  Prendre  la  beauté  en  soi,  disait-il,  ne  laisse  pas  que 
d'être  orgueilleux  ;  mais  il  y  a  tellement  d'amour  pour  les  autres 
dans  cette  idolâtrie  du    soi  !  »... 

Et  il  nous  plaît  de  clore  cette  note  à  propos  de  Henry-Marx  sur 
ces  mots  d'un  poète  qui  ne  fut  rien  moins  que  Nietzschéen... 

M.  Henry -Marx  vient  de  terminer  un  nouveau  volume  de  vers, 
à  paraître  :  La  Gloire  Intérieure,  et  une  pièce  en  3  actes,  La  Statue, 
actuellement  en  instance  à  l'Odéon. 


PORTRAIT  DE  TOUT-PETIT 


Sur  ma  table  où  la  lampe,  humble  soleil  des  soirs, 
Attend,  pour  le  mûrir,  le  fruit  de  ma  pensée, 
Un  portrait  d'enfant  doux  rêve  par  des  yeux  noirs, 
Et,  dans  mon  soir,  c'est  une  aurore  éternisée... 

On  m'a  dit  que  je  fus  cet  enfant  de  douceur... 
Le  cœur  est  plein  d'oubli  pour  son  passé  de  grâce  ; 
Son  jour  profane,  instant  orgueilleux  de  l'espace, 
Eteint  l'hier  gentil,  tendrement  obsesseur. 


HENRY-MARX  I53 


Un  hymne  épand  en  moi  ses  ondes  de  plain-chant  ; 
Mais  je  suis  insensible  aux  rythmes  du  poème  ; 
Tout  mon  être  est  tendu  vers  ce  petit  moi-même, 
Et  mon  cœur  ébloui  n'est  presque  plus  méchant. 

Oh  I  ce  commencement,  aube  de  ma  clarté, 
Qui  rappelle  à  mes  yeux  leur  petit  ciel  de  joie... 
Je  sens  l'âme  d'hier  qui  monte,  et  qui  s'éploie 
Dans  l'azur  du  printemps  de  mon  présent  été. 

Et  je  revois  les  gestes  vifs  des  jeux  légers 
Créant  encor  toute  une  vie  en  miniature  ; 
Et  je  pleure  sur  mon  destin  de  créature, 
Et  sur  les  petits  morts  que  je  n'ai  pas  vengés... 

—  Car  je  vous  dois  l'éternité  du  souvenir, 
Frères  momentanés  de  mon  adolescence. 
Moi  qui  suis  le  réel  de  votre  pure  essence, 

Et  le  jour  blond  en  qui  votre  aube  vient  finir. 

—  Et  devant  la  beauté  de  cet  enfant  lointain, 
Je  cherche  le  premier  baiser  de  mon  sourire 
Et  le  premier  regard  fervent  qui  me  désire... 
Mais  suis  je  ton  midi  de  rêve,  ô  mon  matin)... 

Une  aurore  se  glisse  en  ma  chambre  de  nuit, 
Et  le  silence  est  un  éveil  d'ombres  surprises  ; 
J'aspire  autour  de  moi  comme  des  douceurs  grises, 
Et  je  me  meurs  un  peu  dans  cette  ombre  qui  fuit. 


I  54  TOUTES    LES    LYRES 

Auprès  du  rêve  auguste  et  tendre  que  je  fis... 
Mon  cœur  est  imprégné  d'une  langueur  d'automne, 
D'une  langueur  d'amour  étrange  qui  l'étonné... 
... Et  l'enfantdouxn'estplus  moi-même:  c'est  monfils!... 

Mon  fils...  ma  chair  frissonne,  et  je  mors  le  baiser 
Que  le  sublime  instinct  a  pensé  sur  mes  lèvres  ; 
Mon  fils...  voici  mes  yeux  aux  fiertés  encor  mièvres, 
Voici  mon  front  de  doute  à  l'orgueil  apaisé... 

Mystère  créateur  de  l'Homme  et  de  l'Instant 
Qui  met  de  l'infini  dans  le  présent  de  l'être, 
Quelle  cause  à  l'obscur  dessein  fait  méconnaître 
—  Près  les  hiers  fanés  au  parfum  persistant 

Et  les  demains  d'amour  si  frais  aux  cœurs  d'espoir  — 
Le  réel  de  la  vie  et  le  présent  de  l'âme  ? 
Est-ce  pour  nous  livrer  au  Tout  qui  nous  réclame, 
Immensité  sans  ciel,  sans  aurore  et  sans  soir>... 

Ainsi,  nous  nous  cherchons  en  nos  temps  confondus  ; 
L'âme  est  un  souvenir  embaumé  d'espérance... 
Et  l'homme  esclave  rêve  au  jour  de  délivrance, 
En  pleurant,  par  instinct,  des  paradis  perdus. 

(La  Gloire  Intérieure,  à  paraître.) 


HENRY-MARX  I55 


AU    FOND  D'UN   PARC... 

Au  fond  d'un  parc  et  sous  l'ombre  antique  d'un  arbre, 
Elle  se  dresse  avec  un  souci  de  beauté. 
On  perçoit  qu'un  génie,  en  passant,  a  tenté 
D'éterniser  son  rêve  en  la  blancheur  du  marbre. 

La  forme  nue,  avec  sa  câline  splendeur, 
Impose  une  attitude  où  des  lignes  peureuses 
Descendent  en  creusant  les  courbes  amoureuses 
D'un  timide  abandon  de  grâce  et  de  pudeur. 

Par  ses  yeux  estompés  de  vague,  elle  contemple, 
Entre  ses  bras  levés,  les  azurs  obscurcis, 
Et  c'est,  dans  l'ombre  au  bleu  flottant,  c'est  l'indécis 
D'une  flamme  blanche  et  nimbée  au  fond  d'un  temple. 

Et  quand  le  soir,  tombé  du  grand  ciel  apaisé, 
A  fait  mourir  le  parc  dans  son  tendre  mystère, 
Je  m'égare  vers  le  fantôme  solitaire 
Qui,  blanc,  veut  vaincre  l'ombre,  et  paraît  épuisé. 

Mon  cœur  découragé  que  la  vie  exaspère, 
Apprend  le  rêve  de  ce  corps  extasié, 
Le  rêve  qui,  par  les  bras  fous,  semble  prié... 
—  Et  mon  être  reçoit  des  pensers  de  prière. 

Je  sens  que  mon  cœur  fier  de  poète  est  hanté 
Par  un  amour  immense  et  triste  qui  l'enivre, 


156  TOUTES    LES    LYRES 


—  Et  je  sens,  par  mes  pleurs  heureux,  que  je  vais  vivre 
Dans  l'adoration  sainte  de  la  Beauté  !... 

{Les  Heures  Ferventes). 


LE   CHIFFONNIER 

(fragment) 

Créature  d'ombre  —  indistincte... 
Lueur  humaine  presque  éteinte 
Par  le  souffle  d'un  soir  d'été... 
Il  est  un  reflet  de  la  vie, 
Une  forme  trouble,  asservie, 
Qui  mourra  dans  de  la  clarté. 

Il  est  un  doute...  Sa  lanterne 
Impose  un  cercle  blond  qui  cerne 
Ses  pas  sans  joie  et  sans  destin... 
Et  cette  lanterne  apeurée, 
C'est  sa  petite  âme  égarée 
Dans  le  bleu  d'un  jour  clandestin. 


Devant  les  laideurs  équivoques, 
Elle  choisit  parmi  les  loques, 
Cette  petite  âme,  un  lambeau 
Que  l'instant  présent  décompose 
Débris  agonisant  de  chose 
Que  les  yeux  d'hier  virent  beau. 


HENRY-MARX  157 


—  Chiffonnier,  ta  hotte  recueille 
Chaque  jour  tombé,  cette  feuille 
De  l'arbre  tremblant  du  passé, 
Et  la  hotte  que  tu  promènes 

Est  lourde  des  erreurs  humaines, 
Des  débris  du  temps  trépassé. 

—  O  !  toi  qui  surveille  les  aubes. 
Noir  silencieux  qui  dérobes 
Delà  nuit  pour  faire  des  jours, 
Clame  au  fier  présent  de  la  vie 
Que  l'instant  parfait  qu'il  envie, 
...  C'est  hier  qui  rêve  toujours.  . . 

Apprends  aux  vanités  du  monde 
Que  ta  moisson,  fruit  de  l'immonde, 
Porte  les  nécessaires  grains 
Pour  la  quotidienne  semence  ; 
Apprends-leur  que  tout  recommence 
Dans  nos  gestes  contemporains. 

Chiffonnier,  je  parcours  ta  route  : 

Je  suis  las.  La  sueur  du  doute 

Pleure  sur  mon  corps,  goutte  à  goutte, 

—  Et  je  connais  tes  cercles  blonds  ! 
Je  cherche  l'idée  égarée 

Que  chantera  ma  voix  sacrée... 

—  Et  dans  notre  route  ignorée, 

Je  sens  que  nous  nous  ressemblons... 

{Les  Heures  Ferventes). 


Francis  JAMMES 


Francis  Jammes,  c'est  le  poète  bien-aimé, 
parce  qu'il  est  plus  doux  que  l'eau  de  la  fontaine, 
et  qu'il  est  la  chanson  des  choses,  au  mois  de  mai, 
dans  l'allégresse  lumineuse  de  la  plaine. 


Croquis  à  la  plume,  par  Albert  Beaume 

Francis  Jammes  n'est  point  l'orfèvre  de  Paris 

qui  cisèle  de  fins  bijoux,  que  les  «  saphiques  » 

se  feront  acheter  très  cher  par  leurs  maris 

pour  montrer  que  leurs  goûts  sont  des  plus  artistiques. 

Il  remplit  son  devoir  de  modeste  ouvrier 

en  taillant  dans  le  buis,  et  d'une  humeur  égale, 


FRANCIS   JAMMES  I  SQ 


les  grains  d'un  chapelet  où  chacun  peut  prier. 
Tel  meurt,  de  tailler  l'air,  le  cri  d'une  cigale, 
ou  mourra  sous  le  bât  l'âne  du  vieux  meunier. 

Vous  entendrez  souvent  Jammes  parler  des  Antilles. 
Il  n'est  pas  né  là-bas,  mais  son  grand-père  y  fut  ; 
et  du  passft  lointain  viennent  sur  des  flottilles 
des  colibris  de  rêve  et  de  beaux  fruits  joufflus 
jusqu  à  Orthez,  où  vit  aujourd'hui  le  poète. 

Il  fut  clerc  de  notaire  ;  et  la  rapacité 

des  gens,  qu'à  peine  égale  celle  du  gypaète, 

il  l'a,  dans  son  roman  Existences,  notée. 

Et  voyez  comme  il  mêle  les  réalités 

aux  limpides  candeurs,  à  la  grâce  ingénue  I 

Nul  comme  lui  n'a  montré  son  âme  toute  nue. 

Il  vit  entre  sa  mère  et  Dieu,  comme  un  enfant, 

mais  un  enfant  terrible,  parfois,  et  Protée 

change  moins  aisément  de  visage  que  lui  : 

Il  fait  verser  des  pleurs  quand  il  dit  l'aventure 

de  Clara  d'Ellébeuse.  O  blancheur  !...  Et  voici 

qu'ailleurs  il  lâche  des  mots  tout  à  fait  «  nature  )) 

et  raconte  comme  on  attrape  la  syphilis... 

Ce  qui  nous  semble  une  souillure  sur  un  lys 

ne  saurait  assombrir  son  âme  délicieuse. 

Oh  !  poète  qui  voit  en  tout  Toeuvre  de  Dieu 

et  le  Tfiomphe  de  la  Vie  !  Oh  !  précieuse 

franchise  qui  permet  de  ne  fermer  les  yeux 

sur  rien,  et  de  a  chasser  de  son  cœur  les  scrupules 

littéraires  et  autres  »,  pour  «  être  »  simplement  ! 

Il  dit  les  cinq  fameuses  lettres  aux  crapules 

en  haussant  les  épaules  d'un  air  indifférent, 

et  jamais,  fut-ce  par  politesse,  il  ne  ment. 

Oh  I  l'intime  béatitude  :  être  sincère  ! 

Y  at-il  un  plus  grand  bonheur  sur  la  terre  ? 

C'est  vrai  qu'on  n'a  jamais  le  sou  dans  son  gousset... 

Moi  qui  vous  parle...  Eh  bien  !  oui...  je  sais  ce  que  c'est... 


l60  TOUTES    LES    LYRES 


Mais  quand  on  se  promène —  n'est-ce  pas,  mon  vieux  Jammes  ?- 

aux  champs,  on  s'entretient  avec  des  milliers  d'âmes  ; 

on  n'est  pas,  comme  eux  tous,  un  étranger  parmi 

les  lièvres,  les  oiseaux,  la  guêpe  et  la  fourmi  ; 

on  sait  que  si  elles  ne  parlent  pas,  les  pierres, 

elles  n'en  sont  pas  moins  frémissantes  de  Dieu 

et  que,  si  l'on  pouvait  soulever  leurs  paupières, 

leur  regard  publierait  la  louange  des  cieux. 

Jammes  a  fait  comme  les  pierres  et  les  feuilles, 

les  cailles,  les  grillons,  les  chiens,  les  écureuils: 

il  a  vécu  pour  être  quelque  chose  comme 

le  naturel  épanouissement  d'un  Te  Deum. 

Et  c'est  un  peu  pourquoi  Jammes  est  catholique, 

et  qu'il  écrit  avec  piété  ses  Géorgiques. 

Prêtre  ou  poète,  il  est  le  bon  pasteur  du  Christ, 

et  ses  ouailles,  il  les  conduit  à  l'improviste 

vers  V Eglise  habillée  de  feuilles,  vrai  ciboire 

de  rosée  où,  joyeux,  les  oiseaux  viennent  boire 

De  V Angélus  de  V (Aube à  V Angélus  du  Soir. 

Et  puisque,  dans  les  chamys,  c'est  tout  partout  la  messe, 

puisque  c'est  l'offertoire  et  la  communion, 

pourquoi  l'homme  ne  tiendrait-il  pas  la  promesse 

que  tout  l'univers  semble  avoir  faite  en  son  nom 

de  s'unir  en  esprit,  et  même  en  vérité, 

au  rythme  harmonieux  de  la  divinité  ?... 

Va,  Jammes,  dis  tes  chants  comme  on  dit  des  Prières, 
persiste  à  découvrir  «  dans  le  ciel  »  des  a  clairières  », 
et  ta  gloire  sera  d'avoir  vaincu  l'orgueil. 

Pour  moi,  je  me  souviens  qu'un  jour  tu  fis  accueil 

à  l'un  de  mes  amis  de  collège,  un  poète, 

—  il  s'appelle  René-Mary  Clerfeyt  de  Croix,  — 

et  qu'il  traça,  quand  il  revint,  ta  silhouette, 

et  qu'il  nous  lut  tes  vers,  et  qu'ensuite,  je  crois, 

j'eus  la  sensation  d'être  un  peu  plus  poète. 


FRANCIS    JAMMES  l6l 


Eh  bien  !  voilà  :  je  te  remercie,  Francis  Jammes, 

car  j'aime  encor  mieux  ça  que  les  joies  qu'  «  ils  »  proclament. 

Bibliographie.  —  T>e  VAngdus  de  l'Aube  à  V Angélus  du  Soir^ 
poèmes  (1888-1897),  volume  renfermant  en  outre  diverses  pla- 
quettes parues  antérieurement  :  La  Naissance  du  Poète^  Un  Jour^ 
La  Mort  du  Poète,  etc.  (P avis,  Mercure  de  France,  1898);  Le 
'Deuil  des  Primevères,  poèmes  (1898- 1900),  volume  renfermant 
Les  Elégies,  La  Jeune  Fille  nue.  Le  'Poète  et  l'Oiseau,  Poésies 
Diverses  et  Quator^^e  Prières,  (Mercure  de  France.  igoi);Le 
Triomphe  de  la  Vie,  poèmes  (1900-igoi),  volume  comprenant 
Jean  de  Noarrieu  et  Existences  (d*,  1902)  ;  Le  Roman  du  Lièvre, 
proses,  volume  renfermant  Clara  d'Ellébeuse,  Almaïde  d' Etre- 
mont,  Les  Choses,  Contes,  Notes  sur  des  Oasis  et  Alger,  Notes 
sur  J.-J.  Rousseau  et  éM""  de  Waiens  {d*,  1903)  ;  Pomme  d'Anis 
ou  l'histoire  d'une  jeune  Jille  injirme,  roman  (d*,  \<)0^)  ;  Pensée 
des  Jardins,  prose  et  vers  (d%  1906)  ;  Clairières  dans  le  Ciel, 
poèmes  (1903 -1906),  volume  renfermant  En  Dieu,  Tristesses, 
Le  Poêle  et  sa  femme,  Poésies  diverses,  l'Eglise  habillée  de  feuilles, 
(d»,  1906);  Toèmes  mesurés  (d*,  1908);  Les  Géorgiques  chré- 
tiennes (d*,  191 1  ). 


SI  TU  POUVAIS... 

Si  tu  pouvais  savoir  toute  la  tristesse 

qui  est  au  fond  de  mon  cœur,  tu  la   comparerais 

aux   larmes   d'une  pauvre  mère  bien  malade, 

à   la   figure   usée,   creuse,  torturée   et  pâle, 

pauvre  mère  qui  sent  qu'elle  va  bientôt  mourir 

et  qui  déplie  pour  son  enfant  le  plus   petit 

déplie,  déplie,  pour  le  lui  donner, 

un  jouet  de  treize  sous,  un  jouet  luisant,  un  jouet. 

1897  (De  V Angélus  de  l'aube  à  l' Angélus  du  soir). 

14. 


102  TOUTES    LES    LYRES 


MON    HUMBLE  AMI,    MON    CHIEN   FIDELE. 

Mon  humble  ami,  mon  chien  fidèle,  tu  es  mort 
de  cette  mort  que  tu  fuyais  comme  une  guêpe 
lorsque  tu  te  cachais  sous  la  table.  Ta  tête 
s'est  dirigée  vers  moi  à  l'heure  brève  et  morne. 

O  compagnon  banal  de  l'homme  :  être  béni  ! 
toi  que  nourrit  la  faim  que  ton  maître  partage, 
toi  qui  accompagnas  dans  leur  pèlerinage 
l'archange  Raphaël  et  le  jeune  Tobie... 

O  serviteur  :  que  tu  me  sois  d'un  grand  exemple, 
ô  toi  qui  m'as  aimé  ainsi  qu'un  saint  son  Dieu  ! 
Le  mystère  de  ton  obscure  intelligence 
vit  dans  un  paradis  innocent  et  joyeux. 

Ah  !  faites,  mon  Dieu,  si  vous  me  donnez  la  grâce 
de  vous  voir  face  à  Face  aux  jours  d'Eternité, 
faites  qu'un  pauvre  chien  contemple   face  à  face 
celui  qui  fut  son  dieu  parmi  l'humanité. 

(Clairières  dans  le  ciel). 


FRANCIS    JAMMES  163 


DANS  LE  SILENCE  DE  LA  NUIT 

(fragment) 

Dans  le  silence  de  la  nuit  chantait,  hier  soir, 
chantait  je  ne  sais  où  le  grillon  du  foyer. 
Ce  petit  chant  élargissait  encor  le  noir. 
La  flamme  triste  de  ma  bougie  s'allongeait. 

Allons.  11  a  fallu  se  recoucher,  la  mort 
dans  l'âme,  en  se  disant  que,  pas  plus  qu'autrefois, 
je  n'aurais  de  bonheur  sans  doute,  et  que  la  voix 
de  ce  cri-cri  n'était  que  moi-même,  et  rien  d'autre. 

Ecoute,  mon  enfant,  écoute  le  cri-cri. 

Tu  n'as  pour  te  calmer  que  ce  grésillement  ; 

mais  comprends  comme  il  est  vaste,  comme  il  s'étend 

sur  toute  la  vallée  du  cœur  endolori. . . 

Tout  se  tait,  lechagrin,  l'ennui,  l'homme,  que  sais-je  > 
Seul,  le  chant  continue  du  grillon-boulanger. 
Adresse-t-il  à  Dieu  une  plainte  légère, 
et  Dieu  laisse-t-il  seul  ce  grillon  lui  parler  > 

Ecoute  ce  qu'il  dit.   Il  dit  le  pain  obscur 
et  le  pot  ébréché  dans  les  cendres  amèrcs. 
Il  dit  le  chien  qui  dort.  Il  dit  la  ménagère. 
Il  dit  je  ne  sais  quoi  de  triste,  bon  et  pur.   . 

{Clairières  dans  le  ciel). 


104  TOUTES    LES    LYRES 


IL  EST  DES  JOURS... 

Il  est  des  jours  où  l'âme  est  triste.  Elle  retombe. 

Et  Dieu  ne  répond  plus,  semble-t  il.  Et  l'on  songe 

à  la  sueur  d'angoisse,  à  l'abandon  du  Fils. 

«  Vàme  est  triste  jusqu'à  la  mort.  ))  Et  Ton  supplie, 

on  s'obstine.  Mais  Dieu  comme  un  mur  de  cachot 

demeure  sourd,  et  l'on  flotte  dans  le  chaos. 

Et  le  cœur  se  dissout  dans  l'âme  ainsi  troublée. 

Alors,  tenant  ainsi  qu'une  poignée  de  blé 
son  chapelet,  ces  grains  de  l'humilité  sombre, 
le  poète  le  sème  aux  divers  champs  de  l'ombre 
où  germe  la  moisson  de  toutes  les  prières. 
Il  sent  confusément  qu'une  grande  Lumière 
lui  est  cachée  par  son  corps  dont  il  ne  peut  sortir. 
Pour  briser  la  cloison,  et  voir,  il  faut  mourir. 
L'œil  ne  laisse  passer  que  ce  jour  de  souffrance 
que  voit  un  prisonnier  qui  attend  sa  délivrance. 
Le  poète  s'obstine,  il  appelle  son  Dieu. 
Or,  tandis  qu'il  l'appelle,  un  Sens  mystérieux 
semble  à  peine  venir,  mais  vient,  des  profondeurs 
qui  le  recouvrent  peu  à  peu  comme  un  plongeur. 
.  .  Ce  sont  les  fruits  de  son  rosaire  qui  éclosent 
dans  le  Ciel.  Ce  sont  les  fruits  de  Foi  interdits 
au  triste  Orgueil  qui  méprise  ces  grains  de  buis 
parce  qu'il  ignore  le  mystère  de  toute  chose. 

[L'Eglise  habillée  de  feuilles). 


FRANCIS    JAMMES  165 


BIEN  D'AUTRES  AVANT  MOI... 

Bien  d'autres  avant  moi  ont  chanté  cette  terre. 
Tout  livre  que  l'on  ouvre  est  rempli  de  lumière. 

Chaque  voix  inspirée  affirme  de  nouveau 

Que  plus  on  le  répète  et  plus  le  monde  est  beau. 

La  source  qui  fut  là  pour  Ovide  et  Virgile 

Est  la  même  qui  luit  dans  ce  bas-fond  d'argile. 

Au  chevreau  que  l'on  sèvre  il  semble  que  le  bois 
Produise  chaque  baie  pour  la  première  fois. 

Ainsi  moi,  à  mon  tour,  comme  ces  grands  ancêtres. 
Et  comme  le  chevreau,  j'ai  vu  le  monde  naître. 

Si  nombreux  qu'aient  été  les  poètes  du  blé, 
Je  le  célèbre  aussi  et  n'en  suis  pas  troublé. 

Il  n'est  pas  de  poème  égal  à  la  prière, 
La  même  répétée,  et  par  toute  la  terre. 

Donc,  comme  si  jamais  nul  n'eût  parlé  d'amour, 
Ici  j'ai  fiancé  deux  enfants  du  labour. 

Telle,  à  la  cime,  une  cigale  continue 

Sa  sœur,  dont  la  dépouille  au  pied  s'est  abattue.. . 

{Les  Géorgiques  chrétiennes,  chant  I). 


l66  TOUTES    LES    LYRES 


J'ENTENDIS    UN   MATIN... 

J'entendis  un  matin,  au  milieu  de  l'Hiver, 

Le  bruit  que  fait  l'insecte  en  Août  sous  les  couverts. 

C'était  la  noce  et  les  thèmes  stridents  du  fifre 
Que  le  ménétrier  note  à  note  déchiffre. 

L'air,  à  présent,  semblait  balbutier  des  mots 
Ou  copier  la  cigale  au  cœur  des  noirs  ormeaux. 

Jamais  la  fiancée  n'avait  été  si  belle  : 

Son  voile  éblouissait  comme  une  pluie  de  grêle. 

Elle  donnait  le  bras  au  maître  et  s'avançait  : 
Telle  une  barque  en  fête  arbore  des  bouquets. 

Le  fiancé  suivait.  La  joie  sur  sa  figure 
Brillait  comme  une  fleur  à  la  neuve  verdure. 

La  montagne  dressait,  ainsi  que  fait  la  mer, 
Des  flots  bleus  aux  sommets  de  neige  recouverts. 

Des  enfants  qui  semblaient  former  un  groupe  d'anges 
Faisaient  rouler  devant  l'église  des  oranges. 

Frères  des  papillons,  se  posèrent  leurs  yeux 
Sur  un  si  beau  cortège.  Ils  laissèrent  leur  jeu. 


FRANCIS    JAMMES  167 


Ces  ruches  en  rumeur,  les  cloches  catholiques, 
Aux  cigales  du  tifre  envoyaient  la  réplique. 

Tous  étaient  maintenant  dans  l'éternel  vaisseau 
Dont  la  voile  à  son  mât  est  un  Christ  en  lambeaux. 

Ce  vaisseau  emportait  vers  la  béatitude 
Ces  passagers  en  qui  vivait  la  Certitude. 

Les  époux  se  tenaient  inclinés  de  l'avant, 
Saisis  par  le  frisson  d'un  mystérieux  vent. 

Prés  d'eux,  habituée  à  la  tâche  qui  prie, 
L'aïeule  offrait  à  Dieu  l'humble  lin  de  sa  vie. 

Le  gouvernail  dans  ses  doigts  joints,  tendant  au  ciel, 
A  l'arriére,  je  vis  le  pauvre  de  Noël. 

Venez,  Seigneur,  venez  bénir  les  épousailles 

De  ceux  que  Vous  aimez,  qui  dans  l'ombre  travaillent. 

Venez,  Seigneur.  Pour  eux  descendez  ici-bas. 
Car  Vous  Vous  abaissez  où  l'homme  n'atteint  pas. 

Un  roi  ne  bouge  point  quand  un  prince  l'appelle  ; 
Mais  Vous,  il  Vous  suffit  qu'un  mendiant  Vous  héle  ; 

Vous  arrivez  sans  gloire  ainsi  qu'un  laboureur, 

Et  Vos  pieds  sont  blessés.  Vos  mains  et  Votre  cœur. 


l68  TOUTES    LES    LYRES 

Mais  Vous  n'avez  pour  nous  qu'un  sourire  ineffable  ; 
Rabboni  !  Vous  Vous  asseyez  à  notre  table. 

Venez,  Seigneur.  Ouvrez  les  urnes  de  l'amour 
Sur  ces  fronts  couronnés  du  hâle  des  labours. 

Considérez  ces  gens  qui  pétrirent  la  terre 
Que  Vous  avez  créée,  Vous,  l'Esprit  et  le  Père. 

Ils  en  ont  fait  sortir  toutes  sortes  de  fruits, 
Leur  foi  n'a  point  douté  du  Ciel  qui  les  produit. 

Venez,  Seigneur.  Voici  :  dans  cette  pauvre  argile, 
Des  hommes  germeront,  fils  de  votre  Evangile. 

(Les  Géorgiques  chrétiennes,  chant  III). 


Gustave  KAHN 


Nous  avons  dit  dans  la  Préface  ce  qu'il  faut  penser  de  l'inno- 
vation prosodique  de  M.  Gustave  Kahn  et  du  retentissement 
qu'elle  eut  dans  les  Lettres.  Il  suffira  donc  de  rappeiei-  ici  que 
le  poète  est  né  à  Metz,  le  21  décembre  1859,  qu'il  a  suivi  les 
cours  de  l'Ecole  des  Chartes  et  de  I  Ecole  des  langues  orientales, 
et  que,  dès  1886,  il  fondait  une  revue  hebdomadaire  dont 
le  succès  n'est  pas  oublié  : 
La  Vogue.  La  même  année, 
il  créait  avec  Jean  Moréas  et 
Paul  Adam  un  journal  inti- 
tulé Le  Symboliste,  et,  deux 
ans  plus  tard,  participait  à  la 
fondation  de  La  Revue  Indé- 
pendante, où  il  donna  des 
essais  critiques  qui  retinrent 
l'attention.  En  1889,  parais- 
sait une  nouvelle  série  de 
La  Vogue;  et,  en  1897, 
M.  Gustave  Kahn  organisait 
avec  Catulle  Mendès  les 
fameuses  «  Matinées  de 
Poètes  »,    qui    se   donnèrent 

d'abord  à  l'Odéon,  puis  au  Théâtre  Antoine,  et  enfin  au  Théâtre 
Sarah-Bernhardt. 

M.  G.  Kahn,  aujourd'hui  chevalier  de  la  Légion  d'Honneur,  a 
publié:  Les  Talais  Nomades,  poèmes  (Tresse  et  Stock,  1887); 
Chansons  d'amant,  poèmes  (Lacombiez,  Bruxelles,  1891);  Do- 
maine de  Fée,  poèmes  (V*  Monnom,  Bruxelles,  1895)  ;  La  Pluie 
et  le  'Beau  Temps,  poèmes  (Vanier,  1895);  Le  Roi  Fou,  roman 
(Havard,  1895);  Limbes  de  Lumière,  poèmes  (Deman,  Bruxelles, 
1895)  ;  Premiers  Poèmes,  réunion  des  3  premiers  ouvrages,  avec 
une  Etude  sur  le  vers  libre  (Mercure  de  France,  1897)  ;  Le  Livre 
d'Images,  poèmes  (d»,    1897);    Les  Contes  de   l'Or  et  du  Silence 

(•t  Le  masque  publié  ici  est  extrait  du  i"  Livre  des  Masques 
de  M.  Rémy  de  Gourmont  (Mercure  de  France,  édit.). 


Masque,  par  Félix  Vallotton  (•). 


'5 


70  TOUTES    LES    LYRES 


(d*,  1898)  ;  Les  Petites  Ames  'Pressées^  roman  (Ollendorfï,  1898); 
Le  Cirque  Solaire  y  roman  (Revue  Blanche,  1899);  Les  Fleurs  de 
la  Passion  (OllendorfF,  1900);  L'Esthétique  de  la  Rue  (Fasquelle, 
1901)  ;  L'Adultè-e  sentimental,  roman  (Revue  Blanche,  1903); 
Odes  de  la  Raison  (Ed.  de  ((  la  Raison  »,  1902)  ;  Symbolistes  et 
'Décadents  (Messein,  1902):  Contes  hollandais  (Fasquelle,  1903); 
Boucher,  biographie-critique  (H.  Laurens,  1905)  ;  De  Tartufe  à 
ces  Messieurs,  critique  (Sansot,  1905);  Le  Salon  du  Mobilier 
(Guérinei,  1906)  ;  Polichinelle  (de  Guignol,  Sansot,  1906)  ; 
Rops,  étude  critique  («  L'Art  et  le  Beau  »)  ;  'Rodin  (d*)  ;  Mont- 
martre et  les  Artistes  (d*);  Louis  Legrand  (d»)  ;  Fragonard  (d*) 
Les  Nymphes  de  François  Boucher  (d*)  ,  La  Femme  dans  la  carica- 
ture française  (Méricant,   1910). 

Il  a  collaboré  à  la  plupart  des  revues  d'avant-garde  de  la  pé- 
riode symboliste,  à  La  'Revue  Blanche,  La  Revue  de  Paris,  La 
Revue  Illustrée,  La  'Revue  Encyclopédique,  Le  Mercure  de  France, 
Le  Journal,  Le  Livre  d'Art,  La  Nouvelle  Revue,  L'Art  et  le  Beau, 
Le  Gil  Blas,  Le  Siècle,  et  à  quantité  d'autres   journaux  et  revues. 


CHANSONS 
X 


Si  je  meurs 

moissonné  par  la  vie, 

fauché  par  la  durée, 

si  je  meurs 

d'avoir  oublié  l'heure 

aux  détroits  tristes  de  la  vie, 

si  la  mort 

étend  sur  moi  le  manteau  pauvre, 

si  je  meurs 


GUSTAVE    KAHN  I7I 


couché  sur  un  large  bouclier, 
mon  cœur  battra  de  toi. 

Si  je  vis 

par  les  parcs  énamourés, 

si  je  vis 

par  les  psaumes  des  paumes  qui  disent  oui 

à  mes  paroles, 

si  je  vis  glorieux  et  doux, 

nos  fanfares  résonneront 

sur  les  âmes  en  chansons 

qui  écoutent 

le  pas  de  notre  cheval  sur  les  routes. 

Si  je  parle, 

c'est  ta  voix 

qui  parlera  dans  la  flûte  de  bois, 

orgueil  unique  du  poète, 

si  je  parle, 

c'est  pour  toi, 

c'est  pour  ta  beauté-loi, 

les  lèvres  sur  l'âme  aux  abois. 

Si  je  chante,  ce  sera 

l'hymne  des  choses  brunes  et  d'ambre, 

ce  sera  l'avril  des  temps 

et  le  réveil  des  rois  des  temps. 

Les  éventails  de  mon  rêve 

sur  le  rêve  des  gens  passeront 


172  TOUTES    LES    LYRES 

comme  un  vif  émerveillement 
pavoisé  de  paons  en  rêve. 

Et  si  plus  tard  je  me  tais, 

ce  sera  que  les  vieilles  lyres 

des  antécesseurs  vaincus 

orneront  le  parloir  à  sourires 

où  tes  yeux,  sur  les  miens  vaincus, 

pèsent  de  leur  despotisme  aigu 

mais  si  cher  et  si  tenaillant 

l'âme  folle  que  moi  je  suis, 

que,  loin  de  toi,  je  m'en  irais 

lentement  comme  vers  un  gouffre 

glissant,  comme  une  herbe  qui  souffre. 

XVII 

Ma  mémoire  fête  une  nativité. 

Parmi  la  foule  des  pages, 

la  dextre  fleurie  d'un  grand  lys  blanc, 

d'autres  tenant  en  laisse  des  lévriers  blancs 

dont  la  tête  vers  la  terre  se  baisse, 

parmi  les  rois  de  haut  parage 

dont  l'escarboucleet  les  rubis  ornent  le  front 

et  les  turquoises  et  les  grenats  scellent  les  sabres, 

parmi  les  sages  en  turbans, 

à  peine  vit  et  remue, 

déjà  esprit,  déjà  sourire, 

un  enfant. 


GUSTAVE    KAHN  I73 


Sur  la  mer  les  frustes  équipages 

attendent  sous  le  soleil  droit, 

sur  les  espaliers  blancs  des  palais  de  marbre 

s'éveillent  des  tapis  de  Turquie 

et  des  soies  de  la  Bactriane, 

cependant  que  les   pâtres  au  long  des  longs  sentiers, 

les  bêlants  et  meuglants  leur  tâtant  les  talons, 

montent  vers  les  palais  de  marbre  froid 

élincelants  sous  la  haute  beauté  de  soleil  droit, 

Et  les  fleurettes  aventurières  le  long  des  haies 

et  les  fleurs  tachées  du  sang  des  champs 

s'éploient. 

Dans  l'arbre  lointain  qui  se  meurt  de  l'Occident 

le  rossignol  des  années  anciennes  se  reprend 

à  clamer  l'antienne  des  vieux  printemps  ; 

des  coqs  chantent  sans  savoir  pourquoi. 

Le  souffle  des  bonheurs  indicibles 

des  jours  filés  d'or  et  de  soie 

passe  sur  ce  jour  d'avril  du  monde. 

O  Fortune,  les  piastres  et  les  sequins  ruissellent 

lentement,  lentement,  comme  de  lèvres  de  nymphes, 

vers  le  populaire  et  l'enfançon  malingre; 

des  vasques  merveilleuses  éclairent  les  platanes 

et  dans  les  cieux  bleus  où  danse  la  nue  blanche, 

des  ménétriers  angelots 

et  les  muses  ailées  échangent 

l'hymne  glorieux  des  instruments 

au-dessus  du  palais  en  gaieté  de  firmament. 

«5- 


174  TOUTES    LES    LYRES 


EVENTAILS   TRISTES 


II 

Vous,  n'entendez-vous  pas  : 
d'enfance,  tandis  qu'ils  dormaient  dans  l'étable 
où  des  bras  pieux  et  frais  les  berçaient, 
vous,  n'entendez-vous  pas,  sur  le  sable, 

venir  les  Rois 
qui  parcourent  les  crèches  des  étables 
pour  bénir  les  nouveau-nés  qu'on  berçait,  — 
les  Rois,  n'entendez-vous  pas  leurs  pas  > 

Vous,  ne  savez- vous  pas 
qu'ils  leur  laissaient  l'épée,  aussi  le  baudrier  : 

une  baguette  de  coudrier 
pour  évoquer  les  songes  sous  leurs  pas 
parmi  les  forêts  florales  et  les  buissons  fruitiers  des 

Vous  ne  savez-vous  pas  [cépées  } 

qu'ils  laissaient  sous  leurs  pas 
les  cailloux  blancs,  hérauts  muets  de  la  cépée 
où  les  nouveau-nés  trouvaient  dormir  la  petite  fée,? 

Vous,  ne  croyez-vous  pas 

qu'à  quelque  détour 
des  routes  où  lamentent  les  déshérités, 
à  quelque  angle  de  murs  saillant  des  tours, 

pour  les  déshérités 
les  Rois  parrains  appelleront  de  leur  voix  de  bonté 


GUSTAVE    KAHN  I75 


ceux  qui  souffrent  sur  la  route 

et  leur  donneront  encore 
l'épée,  le  baudrier,  et  la  baguette  de  coudrier, 

puis  les  mèneront  où  dort, 
oublieuse  depuis  tant  de  journées,  la  petite  fée? 

[ceaux 
Vous,  ne  savez-vous  pas  qu'ils  ont  mis  près  des  ber- 
une  idole  aux  traits  lointains,  une  idole  sans  parole) 
Mais  si  les  Rois  parrains  l'ont  mise  près  des  berceaux 
c'est  qu'ils  viendront  chercher  et  guider  de  leur  parole 
ceux  qui  attendent  dès  l'heure  du  berceau. 

Ils  les  sauront  vêtir 

comme  eux  dans  les  âges, 

les  munir  aussi  des  paroles  sages 

qui,  dans  les  temps  anciens,  pouvaient  nourrir 

tel  aventurier  en  route  vers  les  âges  ; 

ils  leur  sauront  parler  dans  un  rêve  sur  la  route, 

leurs  pas  sur  le  sable  quand  ils  furent  nouveau-nés, 

le  pas  de  leur  parole  qui  sait  nourrir 

la  faim  et  calmer  la  soif  et  faire  dormir 

les  aventuriers  tombant  au  long  des  routes. 

Pour  nous  nul  n'est  venu  ; 

le  soir  en  orage 

chassait  loin  des  villages  les  Rois  ;  — 

on  guérissait  l'épave  de  barques  en  naufrage,    [Rois  : 

des  soirs  où  des  souhaits   attendris   attendaient   les 

le  silence  le  plus  profond  qui  suit  les  nuits  d'orage 

gardait  nos  berceaux  loin  des  yeux  des  Rois. 


76  TOUTES    LES    LYRES 


III 


Est-ce  Détresse  qui  frappe  à  la  porte  r 
Non,  c'est  un  cadavre  qu'on  emporte 

loin  de  nous 
vers  le  moutier  où  prient  à  genoux 

les  reines  mortes. 

Est-ce  l'Epouvante  qui  frappe  à  la  porte  > 
Non,  c'est  un  bruit  de  choc  d'épées  qu'apporte 

le  vent  furieux  de  cette  nuit; 
des  cavaliers  dont  le  casque  luit 
laissent  leur  sang  couler  et  bruire  pour  l'âme  morte 

d'un  fantôme  de  reine  morte. 

Est-ce  la  Mort  qui  frappe  à  la  porte? 

Non,  sa  course  est  occupée 

à  cueillir  des  âmes  au  passer  des  corps  ; 

à  ce  jour  la  Mort  est  occupée 

à  prendre  les  âmes  et  daigner  les  corps 

que  des  lutins  pour  en  rire,  vifs,  emportent. 

Alors,  qui  donc  frappe  à  la  porte  ? 
C'est  le  supplicié  du  Souvenir 

avec  son  fils  l'Avenir, 
tous  deux  si  douloureux,  aux  prunelles  si  mortes, 
qu'ils  croient  supplier  que  la  mort  les  emporte. 

CPremiers  'Poèmes). 


Louis  LE  CARDONNEL 


L'unique  volume  de  vers  de  M.  Louis  Le  Cardonnel,  Toèmes^ 
reçut  à  son  apparition,  en  1904,  un  accueil  des  plus  enthousias- 
tes. C'est  que  ce  livre  est  non  seulement  une  petite  merveille 
d'art,  mais  aussi  un  document  humain  extrêmement  émouvant. 
Il  nous  fait  assister  aux  incertitudes  d'une  jeunesse  partagée 
entre  d'intimes  convictions  religieuses  et  les  ambitions  les  plus 
nobles  du  Poète.  Il  nous  dit  les  goûts  délicats  et  rares  de  l'ar- 
tiste, les  étonnements  de  l'homme  chaste  devant  le  désordre  pa- 
risien, les  regrets  et  les  effrois  alternatifs  du  cœur  indécis,  les 
élans  de  l'âme  généreuse,  et  la  sérénité,  enfin,  du  mystique  ayant 
obéi  à  sa  vocation. 

Normand  par  son  père,  lorrain  par  sa  mère,  irlandais  par  ses 
ancêtres  paternels.  M.  Louis  Le  Cardonnel  est  né,  en  1862,  à  Va- 
lence, où  il  fit  toutes  ses  études,  mi-partie  au  Petit  Séminaire, 
mi -partie  au  Collège. 

Dès  le  début  de  l'année  1883,  il  venait  à  Paris,  fréquentait 
chez  Stéphane  Mallarmé,  se  liait  avec  Albert  Samain,  George 
Auriol,  Paul  Morisse,  etc.  et  assistait  avec  eux  aux  soirées  du 
Chat  Noir^  où  il  fut  baptisé  du  nom  d'  «  aumônier  du  symbolis- 
me )). 

Un  ami  auquel  il  a  consacré  un  poème  ému,  L'Inspirateur^ 
l'ayant  emmené  en  Italie,  M.  Louis  Le  Cardonnel,  loin  des 
bruits  de  Paris,  dans  le  recueillement  impressionnant  du  Campo- 
Santo,  se  sentit  plus  impérieusement  appelé  au  sacerdoce. 
J'ignore  si  c'est  à  la  suite  de  ce  voyage  qu'il  fit  une  première 
retraite  au  séminaire  d'issy,  —  vers  1887,  je  crois.  Toujours  est- 
il  que  des  scrupules  de  conscience  l'empêchèrent  alors  de  com- 
mencer son  noviciat. 

Ce  n'est  qu'en  1894  qu'il  s'y  décida  enfin.  Le  poète  avait  été 
présenté  dans  l'intervalle  à  M"»  Delzant,  chez  qui  se  tenait,  place 
St-François-Xavier,  l'un  des  derniers  salons  littéraires  parisiens. 
L'hôtesse,  qui  avait  elle-même  des  sentiments  religieux  très  viva- 
ces,  lui  conseilla  de  ne  pas  résister  plus  longtemps  à  la  voix  in- 


178  TOUTES    LES    LYRES 


térieure  qui  le  poussait  vers  la  prêtrise.  C'est  ainsi  qu'il  entra  au 
Séminaire  français  de  Rome.  Deux  ans  après,  en  1896,  il  était 
ordonné  prêtre  et  placé,  comme  vicaire,  dans  une  paroisse  du 
diocèse  de  Valence. 

En  1900,  M.  l'abbé  Le  Cardonnel  voulut  embrasser  la  vie  mo- 
nastique. Poète  et  théologien  également  remarquable,  il  songea 
tout  naturellement  au  plus  érudit  des  ordres  religieux  et  entra 
comme  novice  chez  les  Bénédictins  de  Ligugé.  Sa  santé  ne  lui 
permit  d'y  rester  qu'un  an.  Il  reprit  alors  son  vicariat,  puis,  en 
1905,  devint  précepteur  à  Assise,  dans  l'illustre  famille  sicilienne 
des  Frangipani,  et  enfin  se  fixa  à  Rome,  où  il  fut  nommé  chape- 
lain de  St-Louis-des-Français  et  professeur  de  Littérature  à  l'Ecole 
Chateaubriand. 

La  discipline  religieuse  ne  lui  a  permis  de  publier  son  recueil. 
Poèmes,  que  dix  ans  après  son  entrée  au  séminaire,  c'est-à-dire 
en  1904,  (Mercure  de  France,  édit.).  Depuis,  le  poète  a  écrit  un 
nouveau  livre,  Carmina  Sacra,  qui  ne  tardera  plus  à  paraître. 

J'ai  dit  l'art  raffiné  de  M.  Louis  Le  Cardonnel  et  son  intensité 
poétique.  Quelques  mots  sur  sa  technique  ne  seront  pas  super- 
flus, car  elle  est  singulièrement  significative  au  point  de  vue  de 
l'avenir  de  notre  prosodie.  En  pleine  période  symboliste  et  vers- 
libriste,  l'auteur  des  Poèmes  a  su  se  garder  des  exagérations  qui 
menacèrent  quelque  temps  de  disloquer,  de  dévertébrer  le  vers 
français.  Toujours  il  a  possédé  un  sens  parfait  de  l'eurythmie, 
cette  qualité  première  en  poésie.  Mais  il  n'en  a  pas  moins  fait 
preuve  d'une  admirable  intuition  à  l'égard  des  ressources  infinies 
que  nous  offrent  les  rythmes  impairs,  les  accouplements  de  rimes 
bissexuelles  (désert,  misère  ;  manne,  Schumann,  etc.),  les  stro- 
phes aux  rythmes  combinés  (par  exemple  :  deux  alexandrins, 
deux  octosyllabes  et  un  alexandrin,  etc.),  les  vers  blancs,  les  poè- 
mes aux  rimes  unisexuées,  etc.,  etc. 

Ce  n'est  pas  le  lieu,  ici,  d'expliquer  pourquoi  ces  artifices  — 
qui  n'en  sont  pas,  lorsqu'ils  correspondent  vraiment  à  une  sensa- 
tion —  nous  aident  à  saisir  les  nuances  les  plus  subtiles  du  Mys- 
tère. Disons  seulement  que  s'ils  sont  ridicules,  mis  au  service  des 
simples  virtuoses,  ils  deviennent,  aux   mains  d'un   poète  comme 


LOUIS    LE    CARDONNEL  I  79 


Louis  Le  Cardonnel,  des  instruments  exceptionnels  de  transcen- 
dante beauté.  C'est  là  ce  qu'aura  laissé  de  meilleur  le  Symbolisme 
aux  Inspirés  de  l'avenir,  à  ceux  qui  réellement  se  sentiront  dé- 
sormais en  correspondance  avec  les  puissances  mystérieuses  de 
l'Infini. 

je  dois  ajouter,  pour  être  tout  à  fait  exact,  que  la  seconde  moi- 
tié des  Poèmes  et,  je  crois,  tout  l'ouvrage  Carmùia  Sacra  sont, 
sinon  conçus,  du  moins  réalisés  dans  une  forme  d'une  absolue 
pureté  classique.  La  pensée  est  mystique,  et  par  conséquent  éthé- 
rée,  aérienne;  mais  elle  se  trouve  soumise  à  une  plastique  sévère 
par  la  même  volonté  de  discipline  qui  impose  aujourd'hui  à  l'au- 
teur la  rigide  perfection  d'une  vie  rituelle.  Et  pourtant,  de  cette 
simple  magnificence,  qui  se  voudrait  marmoréenne,  voyez,  voyez 
combien  il  s'exhale  encore  de  souffles  ailés!... 

M.  Louis  le  Cardonnel  a  collaboré  ou  collabore  au  Mercure  de 
France,  où  il  tient  la  chronique  des  Questions  religieuses^  au  Chat 
Noir,  au  Scapin,  aux  Ecrits  foui  l'Art,  à  La  Plume,  au  Parti  Na- 
tional^ au  Saint-Graal,  au  Bulletin  de  Si-Martin  et  de  St-Benolt,  à 
V Ermitage,  à  Vers  et  Prose,  à  Durendaly  au  Spectateur  Catholique, 
à  La  Revue  Hebdomadaire,  à  Poesia,  à  L'Eco  de  Subasio,  etc. 


LE    PIANO 

Sur  le  clavier  sanglote  une  dolente  phrase, 
Dans  la  maison  la  plus  triste  du  quai  désert  ; 
Lourde  Teau,  bas  le  ciel,  où  le  couchant  s'écrase. 

Phrase  lente,  elle  conte  une  longue  misère  : 
C'est  un  De  Profundis  qui  ne  croit  pas  en  Dieu, 
Et  supplie,  en  sachant  le  néant  de  son  vœu. 
Et  l'on  sent,  reflétée  en  sa  monotonie, 
La  monotone  horreur  de  ce  vide  infini. 


l80  TOUTES    LES    LYRES 


Monotones  les  jours  de  celle-là  qui  joue, 
Et  que  l'Amour  n'a  pas  assez  de  ciel  comblée, 
Ou  qui,  peut-être,  songe  à  quelqu'un  d'exilé 
Là-bas,  sur  quelque  mer  monotone,  ou  mort  fou 
Des  mépris  expiés  par  celle-là  qui  joue. 

Ah  !  dans  cette  maison  triste  du  quai  désert, 
C'est  le  Miserere  de  toute  sa  misère, 
Au  milieu  d'un  désert  qui  n'aura  pas  de  manne, 
Et  que  traversera  seule,  écho  de  Schumann, 
Et  que  remplira  seule,  à  jamais,  cette  phrase 
Morne  comme  le  ciel  où  le  couchant  s'écrase  ! 


INVOCATION    D'AUTOMNE 

Automne  merveilleux,  Automne  qui  me  dores 
L'horizon  de  la  vie  encore  cette  fois. 
Toi  qui,  si  doux,  épands  les  feux  de  tes  aurores 
Et  ceux  de  tes  couchants  aux  limites  des  bois, 

Mélancolique  Automne,  avec  qui  l'on  voyage 
En  des  mondes  de  songe  et  de  sérénité. 
Bel  Automne,  pour  qui,  sous  le  dernier  feuillage, 
Un  oiseau,  mais  tout  bas,  poursuit  son  chant  d'été, 

Toujours  tu  m'exaltas,  saison  harmonieuse  ; 
Ta  flamme  brûle  encore  en  mes  hymnes  anciens  : 
Tu  m'as  tout  pénétré  d'une  ardeur  sérieuse... 
Dis  que  tu  le  savais  et  que  tu  t'en  souviens  ! 


LOUIS    LE    CARDONNEL  l8l 


Pourtant,  si  je  t'invoque  aujourd'hui,  cher  Automne, 
Ce  n'est  pas  pour  revivre  aux  luttes  du  passé, 
Pour  remettre  à  mon  front  une  vaine  couronne. 
Et  rendre  un  peu  de  lustre  à  mon  nom  effacé. 

Que  dans  l'apaisement  de  cet  octobre,  meure 
Ce  qui  n'est  pas  en  moi  le  vierge  attrait  du  Beau  ; 
Que,  la  Gloire  ayant  fui,  le  seuil  de  ma  demeure 
Semble  à  jamais  le  seuil  délaissé  d'un  tombeau. 

Loin  l'orgueil,  espérant  des  revanches  tardives  ! 

Uniquement  épris  d'un  rêve  aérien, 

Je  ne  regarde  plus  vers  les  ingrates  rives 

Du  monde  aveugle  et  sourd,  dont  je  n'attends  plus  rien. 

Je  ne  veux  contempler  que  de  pures  images  : 
Mon  calme  enivrement,  c'est  l'ampleur  de  tes  cieux, 
C'est  ton  azur  à  peine  offensé  de  nuages. 
Saison  noble  au  divin  rire  silencieux. 

Ta  tendresse  me  parle  et  ma  ferveur  t'écoute  : 
Automne  inspirateur,  fais  encor  sous  tes  lois 
Tomber,  comme  un  cristal,  mes  heures,  goutte  à  goût- 
Mets  invisiblement  des  cordes  sous  mes  doigts  ;     [te  ; 

Et  que,  la  mélodie  affluant  dans  mes  veines, 
Ardente  comme  aux  jours  de  ma  jeune  vigueur, 
Sans  désir  de  frapper  les  oreilles  humaines, 
Je  chante  seulement  pour  enchanter  mon  cœur... 

i6 


l82  TOUTES    LES    LYRES 


LA   POURSUITE   DIVINE 

O  mon  Dieu,  vous  avez  des  ruses  adorables 
Pour  triompher  des  cœurs  et  vous  les  attacher, 
Car  vous  êtes  épris  de  ces  cœurs  misérables  ; 

Jusqu'au  bord  de  l'Enfer  vous  courez  les  chercher, 
Et,  vous  penchant  sur  eux  doucement,  vous  leur  dites 
De  céder  à  l'Amour  et  de  ne  plus  pécher. 

Puis,  si  l'enchantement  des  vanités  maudites 
Ne  les  a  pas  lassés,  vous  ne  vous  lassez  pas, 
Vous,  de  renouveler  vos  ardentes  poursuites. 

Vous  allez  devant  vous  et  vous  tendez  les  bras  ; 
Il  faudra  que  demain  la  brebis  égarée 
Y  repose,  arrachée  aux  ronces  d'ici-bas. 

Ah  !  comme  en  Emmaûs,  dans  la  calme  soirée, 
Qu'au  moins,  sur  votre  sein,  vers  le  tomber  du  jour, 
Nous  appuyions,  Seigneur,  notre  tête  éplorée  ! 

Et  que  nos  cœurs,  longtemps  cherchés  par  votre  amour, 
Afin  qu'ils  n'aillent  pas,  rejetés  de  la  Gloire, 
Loin  de  Vous,  dans  la  nuit,  se  crisper  sans  retour. 

Vous  laissent  remporter  la  derrière  victoire. 


LOUIS    LE    CARDONNBL  183 


EPILOGUE 

(fragment) 

...  A  présent,  le  voilà  seul  dans  la  foule  humaine, 

Où  la  souffrance  râle  avec  la  volupté  : 

Il  semble  se  mêler  au  tourbillon  que  mène 

Un  invisible  Esprit,  impur  et  révolté. 

Il  regarde  venir  sur  la  Seine  livide, 
Avec  ses  feux  tremblants,  le  ciel  troué  de  cris  ; 
Il  sent  se  refléter  dans  son  cœur  las  et  vide 
La  misère  et  l'horreur  de  tant  de  cœurs  flétris. 

Cédera-t-il  lui-même  aux  mauvaises  délices, 
Et,  n'obéissant  plus  au  vieil  attrait  divin, 
Ira-t-il  s'enivrer  aux  profanes  calices, 
Ce  Lévite  oublieux,  fait  pour  un  autre  Vin  } 

Deviendra-t-il  pareil  aux  mimes  du  théâtre, 
Dont  les  grossiers  bravos  sont  le  suprême  vœu, 
Ou  voudra-t-il  servir  en  païen  idolâtre 
L'Art  subtil  et  pervers,  qui  ne  cherche  pas  Dieu? 

Il  erre,  s'éplorant  sur  la  vie,  il  est  triste; 

Seule  encore  la  nuit  des  églises  lui  plaît  ; 

11  demande  aux  vitraux  de  pourpre  ou  d'améthyste 

D'envelopper  son  front  d'un  glorieux  reflet. 


184  TOUTES    LES    LYRES 

Et  la  profonde  voix,  la  voix  tendre  et  secrète, 
Revenant  lui  parler  dans  son  charme  ancien, 
Dit  au  Prêtre  futur  caché  dans  le  Poète  : 
J'ai  mis  sur  toi  mon  signe,  un  jour  tu  seras  mien  ! 

Sortilèges,  enfin,  vous  tombez  !  il  est  libre. 
Loin  de  lui  ce  néant  qui  le  faisait  souffrir  ! 
Sa  victoire,  il  la  conte  aux  rivages  du  Tibre; 
Ses  généreux  desseins  vont  maintenant  mûrir. 

Son  âme  s'initie  aux  grandes  disciplines, 
Il  respire  à  plein  cœur  la  sainte  antiquité, 
Il  contemple  la  Ville  assise  aux  sept  Collines, 
Dans  sa  mélancolique  immutabilité. 

Aux  horizons  de  Rome  il  égale  son  rêve  : 
Puis,  un  jour,  consommant  l'entière  oblation, 
Dans  le  ravissement  de  son  amour,  il  lève 
Ses  frémissantes  mains  où  coula  l'onction. 

M  s'en  ira,  semant  la  Parole  céleste, 
Et,  pour  dire  le  Verbe  aux  temps  qui  vont  venir, 
Harmonieusement  il  mêlera  le  geste 
D'accorder  la  cithare  au  geste  de  bénir. 

Sous  le  souffle  divin,  il  la  fera  renaître, 

Fils  des  premiers  Voyants,  fils  des  Chanteurs  sacrés, 

Cette  antique  union  du  Poète  et  du  Prêtre, 

Tous  deux  consolateurs  et  tous  deux  inspirés  !.. . 


SEBASTIEN-CHARLES    LECONTE 

Profil,  par  Djinn 


Sébastien-Charles  LECONTE 


L'œuvre  de  M.  S.-Ch.  Leconte  n'est  pas  de  celles  qu'on  lit  au 
jardin,  les  soirs  d'été,  pour  se  délasser  d'une  journée  trop  labo- 
rieuse. Et,  bien  que  son  verbe  soit  d'une  éclatante  splendeur, 
elle  n'est  pas  davantage  de  celles  qu'on  peut  déclamer  à  l'impro- 
viste,  avec  la  certitude  d'obtenir  l'effet  dramatique,  en  même 
temps  que  l'effet  d'orchestre.  Elle  veut  être  lue  et  relue,  et  lon- 
guement méditée  dans  le  silence,  avant  de  livrer,  avec  la  gloire 
de  ses  cortèges  musicaux,  tout  le  mystère  de  son  sens  profond. 

On  n'a  peut-être  pas  assez  insisté  sur  le  côté  philosophique  et 
ésotérique  de  cette  œuvre.  C'est,  en  tout  cas,  juger  le  poète  de 
façon  bien  superficielle  que  de  l'apparenter,  comme  on  l'a  fait, 
purement  et  simplement  à  Leconte  de  l'Isle.  Il  ne  faut  voir  là, 
sans  doute,  que  la  suggestion  exercée  par  la  similitude  de  son 
nom  et  de  l'un  de  ses  prénoms  avec  ceux  de  son  illustre  devan- 
cier. M.  Lucien  Maury  s'est  montré  mieux  avisé  en  disant  dans 
un  récent  article  de  la  Revue  Bleue  :  «  Il  surgit  aux  confins  du 
Parnasse  et  du  Symbolisme...  Il  encadre  ses  peintures  du  clair- 
obscur  des  songes...  il  erre  parmi  la  mouvante  féerie  de  sa  pen- 
sée inquiète;  il  nous  convie  à  l'exploration  d'un  monde  majes- 
tueux de  symboles  ;  symboles,  visions,  où  l'hermétisme  de  la 
pensée  ne  nous  empêche  point  d'apercevoir  les  angoisses,  les 
élans,  le  drame  sincère  et  poignant  de  la  vie  d'un  esprit...  » 

Et,  en  effet,  Sébastien-Charles  Leconte  n'a  guère  de  parnassien 
que  l'orfèvrerie  apparente,  la  structure,  et  aussi  la  rudesse  métal- 
lique de  son  vers.  La  pensée,  elle,  est  très  souvent  symboliste.  Il 
suffit  de  citer  au  hasard  quelques  vers  pour  le  prouver  : 

Le  visage  du  songe  indéfini  de  l'être... 
O  Mains  de  l'inconnu  qui  frOlez  nos  détresses... 
Tout  s'absorbe  aux  remous  enveloppants  du  vide... 
La  solitude  aux  plis  muets  s'appesantit... 
L'invisible  se  meut  comme  un  spectre,  et  nous  raille... 
Ces  mots  venus  vers  nous  du  fond  de  l'invisible... 
Et  quand  tournait  la  porte  étrange  du  possible... 
Etc.,  etc.. 

i6. 


l86  TOUTES    LES    LYRES 


Quoi  qu'il  en  soit,  une  philosophie  très  haute  soulève  l'œuvre 
entier  du  poète.  L'Esprit  qui  passe,  ce  n'est  rien  moins  que  la 
synthèse  du  boudhisme  ésotérique  (*).  «  Aux  trois  portes  de  la 
vie  antérieure  »,  l'Esprit  de  l'homme  a  soudain  des  visions  ver- 
tigineusement reculées  (car  il  était  avant  que  fût  la  vie  humaine) 

De  ces  humanités  qu'amoncellent  les  âges. 

Et  voici  toute  l'Histoire  de  l'Ame,  dans   sa  course  éternelle  à 
travers  les  temps. 
Mais  l'Esprit  continue  à  monter,  —  dit-il,  — 

Vers  celui  qu'à  jamais  je  me  sens  devenir... 
Tant  l'instant  que  je  suis  contient  déjà  l'Histoire! 

Toutefois,  dans  La  Tentation  de  l'Homme,  l'Esprit  humain  se 
heurte  à  l'infranchissable  cercle  qui  est  à  la  fois  sa  forme  et, 
pense-t-il,  la  forme  du  Monde.  Dès  lors,  il  recherche  la  consola- 
tion dans  l'orgueil  de  son  désespoir,  dans  la  hantise  du  Mystère, 
dans  l'illusion  de  créer  en  Beauté  un  aspect  nouveau  de  l'univers, 
dans  l'œuvre  de  Science  qui,  du  moins,  puisqu'il  ne  peut  pénétrer 
l'essence  de  la  Nature,  doit  lui  asservir  le  monde  matériel.  Et  il 
garde  le  secret  espoir  —  espoir  bien  moderne  —  d'un  élargisse- 
ment de  ses  limites,  grâce  à  «  Ceux  qui  viendront  »,  à  ces  Huma- 
nités lointaines  et  prodigieuses. 

Peut-être  en  genèse  de  Dieu... 

Car,  selon  le  poète,  le  seul  Dieu  possible,  ce  serait  l'épanouis- 
sement de  l'esprit  de  l'homme  en  perpétuelle  ascension.  Toutes 
les  autres  déités,  ((  les  dieux  d'hier  et  de  demain  »  ne  sont  pour 
lui  que 

Le  visage  du  songe  humain. 

Aussi  dans  L«  Sa»^  de  (Méduse,  S.-Ch.  Leconte  a-t-il  chanté 
la  mort  des  dieux  antiques,  et  même  celle  de  «  Dieu,  le  dernier 
des  Dieux  ». 


(•)  M.  S.-Ch.  Leconte  a  fait  de  nombreux  voyages  en  Extrême- 
Orient. 


SÉBASTIEN-CHARLES    LECONTE  187 


Désormais  affranchi  de  ses  illusions,  l'Homme  connaît  la  déso- 
lation suprême  et  il  n'a  plus  d'espoir  que  dans  la  Mort,  déli- 
vrance et  terme  fatal  —  chaque  jour  plus  proche.  Et  c'est  le 
sujet  du  dernier  livre  du  poète  :  Le  Masque  de  Fer, 

Je  suis  l'amant  de  ma  Détresse 
Qui  me  regarde  captif  et  roi... 
Là-bas,  la  grande  nuit  m'appelle... 

Le  révolté,  prisonnier  de  son  angoisse,  redoute  que  la  capti- 
vité soit  longue  encore 

(O  Mort,  pour  me  punir  de  t'avoir  désirée 
Vas-tu  donc  m'oublier  et  me  laisser  vieillir.^..) 

et  il  écrit  «  aux  murs  du  cachot  »  son  horreur  de  ce  temps,  de  ce 
XIX*  siècle  qu'il  appelle  «  Le  Siècle  Maudit  »,  et  il  clame  des 
chansons  «  pour  les  temps  de  révolution»  où  ceux  qui  ont  semé 
l'incertitude  et  récolté  la  stupeur  des  foules 

Ecouteront  dans  l'infini 
Palpiter  la  Tempête. 

Car  le  stoïcisme  de  M.  S.-Ch.  Leconte  est  fièrement  héroïque 
et  son  pessimisme  ne  connaît  ni  la  résignation  ni  la  paralysie. 
Si  l'homme  ne  peut  pénétrer  le  secret  des  forces  éternelles,  du 
moins  sa  pensée  lui  reste,  suprême  refuge  des  orgueils  qui  font 
vivre.  Et  cette  pensée,  n'est-ce  pas  quelque  chose  d'immense,  s'il 
est  vrai,  comme  le  croit  le  poète,  que 

.. .  Cet  univers  qui  ne  peut  se  connaître 
N'a  de  conscience  qu'en  nous  r 

Et  faut-il  vraiment  désirer  qu'elle  sorte  de  ses  limites,  cette 
pensée,  si  réellement  l'Homme  ne  se  sait  exister  que  parce  qu'il 
est  le  Relatif?  Et  si  le  total  du  savoir  intégral  est  inconscient,  le 
jour  où  nous  arriverions  à  la  connaissance  entière,  ne  nous 
anéantirions  nous  pas  en  le  Grand-Tout,  pour  sombrer  comme 
lui  dans  l'inconscience  } 

Tels  sont  les  problèmes  que  hausse  jusqu'au  pathétique  une 
puissance  d'évocation  renforcée  par  de  symboliques  chevauchées 


TOUTES    LES    LYRES 


de  walkyries  et  des  fanfares  retentissantes.  M.  S.-Ch.  Leconte 
est  un  merveilleux  incantateur,  et  je  le  tiens  pour  un  poète  que 
l'Avenir  ne  manquera  pas  de  placer  au  premier  rang  de  ceux 
qui  doivent  rester  dans  les  mémoires. 

J'ajouterai  une  simple  remarque.  Une  fois  de  plus  se  vérifie  ici 
cette  vérité  que  la  France  septentrionale  est  tout  aussi  française 
que  l'autre,  et  que  sa  pénétration  intellectuelle,  quoi  qu'on  en 
dise,  est  souvent  plus  profonde  que  celle  de  sa  sœur  latine. 
M.  Sébastien-Charles  Leconte  est  homme  du  Nord.  Il  est  né  à 
Arras,  le  22  octobre  1865. 

Outre  les  œuvres  que  nous  venons  d'analyser,  il  a  publié  Le 
Bouclier  d'Ares^  Salamine,  Les  Bijoux  de  Marguerite,  L'Absolu- 
tion et  La  Gloire  de  Corneille.  L'Académie  a  couronné  plusieurs 
de  ses  ouvrages  ;  de  Hérédia  l'a  honoré  de  sa  constante  amitié  ; 
et  néanmoins  il  s'est  toujours  tenu  en  dehors  de  toutes  les  écoles. 
Si  sa  prosodie  est  restée  à  peu  près  celle  des  romantiques,  il  n'en 
croit  pas  moins  que  le  vers  traditionnel  doit  être  renouvelé  dé- 
sormais. D'ailleurs,  dit-il,  peu  importe  «  que  l'on  fasse  des  vers 
libres  ou  des  vers  réguliers  ;  l'essentiel  est  que  l'on  fasse  de 
beaux  poèmes.  » 

Nous  sommes  pleinement  de  cet  avis.  Moins  de  discussions,  et 
un  peu  plus  d'œuvres  fortes. 

Des  actes  et  non  des  paroles. 


L'ESPRIT   PASSE... 

Mes  Ames  ont  vécu  les  Siècles  de  la  Terre. 

Et  l'Esprit  que  je  suis,  désormais  solitaire, 

Va  laisser  dans  la  nuit,   sphère  d'ombre  et  de  sang, 

Voguer,  sur  les  orbes  de  son  erre, 
L'Astre  peuplé  de  Dieux  dont  il  fut  le  Passant. 


SÉBASTIEN-CHARLES    LECONTE  iSq 


Passant  des  Ages  morts  qu'animèrent  ses  Formes, 
Sombre  Arrivant  jeté  dans  les  cycles  énormes, 
De  qui  l'aurore  du  monde  écouta  les  pas, 
Dont  les  soleils  d'alors,  au  profond  de  la  nue 

Primitive,  virent  la  venue, 
Quand  il  venait  de  jours  qu'ils  n'éclairèrent  pas. 

Car  il  était  avant  que  fût  la  vie  humaine, 
Avant  les  sept  soirs  de  la  première  semaine, 
Avant  les  Immortels,  avant  les  Consacrés, 

Et  depuis  des  Eres,  c'est  à  peine 
S'il  se  souvient  encor  de  ceux  qu'il  a  créés. 

Il  fut  l'âme  des  Rois  de  la  Race  solaire. 
Des  Géants  qui  taillaient  les  monts,  et  la  colère 
Des  bâtisseurs  de  tours  qui  tuaient  les  lions 
Et  ramenaient,  vers  les  cités  hécatompyles 

Ceintes  de  symboles  immobiles, 
Les  captifs  entravés  d'airain,  par  millions. 

Il  fit  vivants  les  Dieux  de  pierre,  et  les  prophètes 
L'appelèrent  par  son  nom  parmi  les  tempêtes  ; 
Il  dressa  les  autels  du  Feu  sur  les  hauteurs, 

Il  fut  les  éternels  Interprètes, 
Les  Princes  du  Livre  et  les  Annonciateurs... 

...  Pourtant,  autour  de  lui,  triste  et  comme  étonnée, 
Suaire  d'une  Forme  à  la  mort  condamnée, 
Une  chair  d'Homme  pèse,  anxieuse  ;  pourtant, 


igO  TOUTES    LES    LYRES 

Je  sais,  comme  ceux-là  que  garde  la  matière 

Et  dont  l'âme  périt  tout  entière, 
Qu'une  tombe  est  là-bas,  devant  moi,  qui  m'attend. 

(L'Esprit  qui  passe) 


L'ABIME    INTERIEUR 

(fragment) 

Les  étoiles,  au  Nord  lentement  effacées, 
Sont  des  tisons  mourants  sur  des  piliers  d'airain, 
Et  l'ombre,  plus  profonde  autour  de  mes  pensées, 
S'abaisse  sur  mon  front  comme  un  ciel  souterrain. 

Et,  spirale  attirante  et  que  semblent  descendre 
Des  lumières  qu'effare  une  haleine  d'en  bas, 
Comme  un  gouffre  se  creuse  en  un  sol  fait  de  cendre, 
L'abîme  intérieur  a  bâillé  sous  mes  pas. 

Tout  s'absorbe  aux  remous  enveloppants  du  vide. 
Comme  pour  mieux,  autour  de  moi,  multiplier 
Le  tourbillon  sans  fin  que  sans  terme  dévide 
Le  centre  d'un  intarissable  sablier. 

Car  elles  sont  si  loin  de  moi,  les  pâles  lampes, 
Toujours  plus  pâles,  et  dans  l'espace  tournant, 
Que,  m'arcboutant  des  reins  au  vertige  des  rampes. 
Je  les  vois  comme  des  points  d'or,  et,  maintenant, 


SÉBASTIEN-CHARLES    LECONTE  IQI 

Leur  lueur,  qui  défaille  au  fond  du  puits  accore, 
Un  instant  se  ranime  et  palpite  et  s'éteint. 
En  un  scintillement  funèbre  où  brille  encore 
L'éphémère  rayon  sous  nos  cils  incertain. 

Ma  conscience  alors  s'étonne  d'être  seule 
Et  chétive  dans  le  formidable  réseau 
D'un  ouragan  qui  l'aspire,  comme  la  gueule 
Épouvantable  d'un  antre  boit  un  ruisseau. 

Et  mon  rêve,  enlacé  dans  une  trombe  d'ombre, 
Se  disperse  de  marche  en  marche,  ainsi  que  font 
Des  feuilles  d'arbre  au  vent  du  crépuscule  sombre. 
Dans  la  vrille  sans  fin  des  ténèbres  sans  fond . 

Et,  parmi  les  ressauts  des  terres  éboulées, 
Hagard  et  cramponné  du  poing  et  de  l'orteil 
Au  hasard  effrayant  des  roches  ébranlées, 
J'admire,  d'un  regard  ivre  encor  de  soleil, 

La  chute  frissonnante,  à  peine  ralentie 
Par  le  vent  glacial  soufflant  de  l'inconnu, 
De  la  poussière  de  mon  songe,  anéantie 
Dans  l'engloutissement  du  précipice  nu. 

(La  Tentation  de  l'Homme) 


192  TOUTES    LES    LYRES 


LES    ANCETRES 

(fragment) 

Vous  dont  le  sang  nourrit  encor  nos  muscles  souples, 
Héroïques  dompteurs  de  géants  étalons, 
De  qui  la  race  garde  à  l'orgueil  de  ses  couples 
L'honneur  de  ses  yeux  bleus  et  de  ses  cheveux  blonds, 

Aïeux  obscurs,  en  qui  ma  chair  eût  voulu  vivre, 
Sous  les  bardes  de  bronze  ou  sous  les  torques  d'or, 
Dont  mon  songe  obstiné  croit  encore  poursuivre 
La  barque  au  dur  taillant  sur  les  vagues  du  Nord, 

Guerriers  chastes,  conçus  au  flanc  des  mères  graves, 
Et  qui  passez,  au  fond  des  mémoires,  courbés 
Sur  le  col  des  chevaux  ou  le  soc  des  étraves. 
Par-delà  tant  de  jours  sous  l'horizon  tombés, 

Avez-vous  avec  moi  respiré  le  vent  libre 
Des  torrides  déserts  ou  des  désertes  eaux  ? 
Est-ce  votre  âme  encor  qui  revient,  chante  et  vibre. 
Et  fait  crier  en  moi  la  fibre  de  mes  os, 

Dans  un  élan  sauvage  et  de  force  et  de  joie, 
Quand  se  cabre  la  bête  ou  quand  hennit  la  mer 
Pour  ces  rébellions  inutiles  que  broie 
Ou  l'éperon  d'acier  ou  l'hélice  de  fer  ? 


SÉBASTIEN-CHARLES    LECONTE  I93 

Créez-vous  sous  mon  front  les  fabuleux  mirages 
Dont  s'embrase  le  porche  ardent  de  l'équateur  ? 
Me  clamez-vous,  parmi  la  splendeur  des  orages, 
La  haine  au  souffle  impur  du  sol  dévorateur  ? 

Si  vous  vous  redressez  parfois  sur  votre  couche. 
Barbares  d'Occident  !  le  reconnaissez-vous, 
S'enivrant  du  galop  de  son  mustang  farouche, 
Le  frêle  descendant  des  grands  cavaliers  roux  ?... 

(La  Tentation  de  l'Homme) 


LA  PYRAMIDE 

La  grande  Pyramide  est  enfin  achevée. 

Or,  muets,  tête  nue,  et  la  face  levée 

Vers  les  astres  brûlant  dans  le  vide  infini, 

Les  sages  sont  debout  sur  le  bloc  de  granit 

Qui  scelle  le  sommet  de  l'œuvre  surhumaine. 

A  l'occident  du  ciel,  la  nef  solaire  amène 

Les  voilures  de  pourpre  armant  ses  vergues  d'or. 

Et  c'est  l'heure  royale  où  la  Terre  s'endort. 

Où  les  foules,  ouvrant  d'anxieuses  paupières, 

Tendent  leur  vision  vers  la  cime  de  pierres. 

Se  disant  que  là-haut,  au-dessus  de  leur  bruit, 

Les  Maîtres  du  Savoir  interrogent  la  Nuit.  — 

17 


194  TOUTES    LES    LYRES 

((  Là-haut,  l'on  est  plus  près  des  étoiles,  sans  doute.  » 
Et  l'ombre   va  répondre,  et  le  silence  écoute. 

Ils  répètent  les  noms  que  répétait  alors, 

Dans  l'orage  où  passaient  leurs  cavales  sans  mors, 

L'essaim  féroce  et  blanc  des  amazones  nues. 

Les  noms  qui  précédaient  les  chars  armés  de  faulx, 

Et  faisaient  éclater,  en  accents  triomphaux, 

Le  cuivre  des  buccins  embouchés  vers  les  nues, 

Les  noms  de  ceux  qui,  si  longtemps,  ont  combattu, 
Et  dont,  comme  la  voix,  le  bruit  même  s'est  tu, 
De  ceux  dont  le  cimier  ailé  jetait  des  flammes, 
De  ceux  de  qui  la  lance  a  frappé  ces  créneaux, 
Qui  maintenant,  au  bord  des  fleuves  infernaux, 
Attendent  le  héraut  qui  doit  peser  les  âmes. 

Et  conducteurs  de  nefs,  archers  et  cavaliers 
Contemplent  les  remparts  déserts,  et  les  béliers 
Dont  le  mufle  de  bronze  éraille  en  vain  la  porte, 
Et  les  veilleurs  de  l'ombre,  assis  sur  les  sommets, 
Restent  graves,  songeant  qu'ils  ne  prendront  jamais 
Cette  cité,  muette  en  son  enceinte  forte. .. 

Les  Rois  ne  savent  pas  que  cette  ville  est  morte. 

((  Ici-bas,  vous  étiez  déjà  plus  grands  que  nous, 
Maintenant  les  éclairs  meurent  à  vos  genoux, 
Et  l'horizon  du  monde  est  à  vos  pieds.  Vous  êtes 
Comme  des  oiseleurs  dans  le  nid  des  tempêtes  : 


SÉBASTIEN-CHARLES    LECONTE  I95 

Vous  avez  le  talon  sur  l'aire  du  vautour, 

Vous  couvrez  du  regard  la  montagne  et  la  tour  ; 

La  face  du  silence  affronte  votre  face. 

Dites  !  que  voyez-vous  aux  déserts  de  l'espace  ? 

Dites  !  qu'entendez-vous  de  la  marche  du  temps  ?  » 

Et,  de  Tabîme  noir  aux  signes  éclatants 

Vers  la  plaine  étouffée  en  son  linceul  de  cendre, 

La  voix  lointaine  encor  des  sages  va  descendre. 

Et  cette  voix  tomba,  de  degrés  en  degrés, 

Si  grave  qu'elle  fut  aux  fronts  désespérés 

Comme  la  goutte  d'eau  sur  le  roc  qu'elle  évide  :  — 

((  L'horizon  est  plus  grand,  mais  il  est  toujours  vide.  » 

La  foule  blasphéma,  comme  prise  de  peur. 

De  grands  oiseaux  planaient,  dans  la  chaude  torpeur 

Du  soir,  où  languissaient  des  odeurs  de  vertige. 

Et  tous,  d'avoir  en  vain  attendu  le  prodige, 

Se  prosternaient,  tournés  vers  le  pâle  orient. 

Des  groupes  entouraient  les  devins,  leur  criant  :  — 
((  Faites-nous  doncdes  dieux  de  bois,  d'ambre  ou  de  cire. 
Que  nous  leur  apportions  et  l'encens  et  la  myrrhe  ; 
Et  faites-les  parler,  que  nous  les  adorions  !  )) 
Ceux  des  cités,  et  ceux  du  fleuve,  et  des  sillons 
Se  courbèrent  devant  les  vieux  sculpteurs  d'idoles. 
Qui  pétrissaient  l'argile  et  jetaient  des  paroles 
Etranges  et  des  mots  qu'on  prononçait  jadis. 
Des  charmeurs  de  serpents,  venus  des  oasis, 


196  TOUTES    LES    LYRES 


Passèrent,  avec  des  chameaux  lourds  d'aromates, 
Et  des  ascètes  nus  qui  montraient  leurs  stigmates  ; 
Et  des  mages  tournaient  sans  fin,  crachant  du  feu. 

L'Homme  n'a  pas  encore  appris  la  mort  de  Dieu. 

{Le  Sang  de  tMéduse) 


APRES  AVOIR  TUE... 

J'avais  achevé  l'homme  à  grands  coups  de  talon. . . 
Sa  cervelle  écrasée  imprégnait  mes  chaussures  ; 
Sa  bouche,  un  blanc  filet  de  bave  aux  commissures, 
Et  ses  traits  détendus  étaient  couleur  de  plomb. 

Son  cœur  avait  cessé  de  battre  sous  ses  côtes  ; 

Mes  deux  balles  avaient  abattu  ce  maudit 

Qui  gisait  là,  velu,  misérable  et  petit... 

Mon  cheval,  près  de  moi,  broutait  les  herbes  hautes. 

Je  ressanglai  la  bête  en  hâte.  Il  était  tard  : 

Des  feux  soudains  couraient  dans  les  brousses  perfides. 

Je  remplaçai  dans  mon  arme  les  douilles  vides. 

Je  songeais  :  ((  Est-il  vrai  qu'il  n'est  plus  nulle  part  ? 

((  Que  je  ne  reverrai  jamais  ces  yeux  d'angoisse, 
Et  que  jamais  pour  moi  ne  réapparaîtront 
Cette  face  de  haine  et  de  peur,  et  ce  front 
Qu'a  ridé  l'agonie  et  que  la  sueur  poisse  > 


SÉBASTIEN-CHARLES    LECONTE  I97 

((  Et  tout  cela  n'est-il  déjà  plus  rien,  sinon 
Un  souvenir  inscrit  aux  plis  de  ma  mémoire, 
Et  qu'à  mon  tour  j'emporterai  dans  l'ombre  noire, 
Dans  l'infini  sans  lieu,  sans  instant  et  sans  nom  ? 

((  Il  est  tombé.  Je  l'ai  visé  comme  à  la  cible. 
Nul  ne  le  vengera  :  nul  ne  m'aurait  vengé. 
Quelque  chose  pourtant  dans  ma  vie  a  changé 
Depuis  que  cette  chair  semble  un  marbre  insensible. 

((  Je  reste  mon  seul  juge,  étant  mon  seul  témoin. 
Et  je  ne  sais  de  Maître  à  qui  je  doive  compte. 
Et  pourtant  du  profond  de  moi-même  remonte 
Je  ne  sais  quoi  d'obscur  qui  revient  de  très  loin. 

«  Nulle  pitié  jamais  ne  hantera  mon  songe  : 
Je  dormirai  ce  soir  comme  je  dormais  hier, 
D'un  visage  aussi  calme  et  d'un  souffle  aussi  fier, 
Au  lit,  où,  chaque  nuit,  comme  un  mort,  je  m'allonge.  » 

Nul  spectre  ne  me  suit,  et  pourtant  il  me  plaît, 
A  moi,  né  pour  chanter  de  hautes  aventures. 
Dédire  envers  précis,  crêtes  de  rimes  dures, 
Que  mon  crime  fut  vil,  inexplicable  et  laid. 

(Le  Masque  de  Fer) 


17 


[98  TOUTES    LES    LYRES 


DECLARATION  A  LA  MORT 

Moi  qui  te  chante,  ô  Mort,  désespérément,  moi 
Dont  le  Rêve  a  maudit  l'action  en  démence 
Et  ce  Monde  sans  âme,  où  sans  fin  recommence 
Le  cycle  de  douleur  dont  le  Mal  est  seul  roi, 

Moi  qui  t'ai  défiée,  ô  Mort  !  et  qui  te  brave, 
Et  qui  voulais  tomber,  comme  un  cheval  s'abat, 
En  plein  galop  de  charge,  au  milieu  du  combat, 
Et  le  poitrail  bardé  de  fer  comme  une  étrave, 

Moi  qui  t'adore,  et  qui  t'appelle,  et  qui  t'attends, 
Que  nulle  peur  n'étreint,  que  nul  espoir  ne  berce, 
Sinon  l'illusion  de  l'heure  où  se  disperse 
Tout  ce  qui  fut  un  être  au  souffle  épars  du  temps, 

Maintenant  que  s'enfuit  ma  jeunesse  voilée, 

Qu'à  mon  regard  plus  clair  ou  plus  indifférent 

Le  ciel  semble  moins  haut  et  l'univers  moins  grand, 

Eros  moins  redoutable  et  Psyché  moins  ailée. 

Quand  tout  homme  en  tes  bras  un  jour  doit  défaillir, 
Maîtresse  inévitable,  à  tout  passant  livrée, — 
O  Mort  !  pour  me  punir  de  t'avoir  désirée, 
Vas-tu  donc  m'oublier  et  me  laisser  vieillir  r.  . . 

(Le  Masque  de  Fer) 


Abel   LÉGER 


Encore  qu'il  n'ait  certes  point  cessé  de  compter  parmi  «  les 
Jeunes  »  —  il  est  né  le  13  novembre  1882,  à  Paris,  —  M.  Abel 
Léger  n'est  plus  tout  à  fait  nouveau  venu  dans  les  choses  de  la 
littérature. 

Une  collaboration  déjà  longue  à  divers  périodiques  lui  a  en 
effet  permis  d'affirmer  un  fort  joli  talent,  tout  en  fines  nuances. 
De  ce  talent,  les  revues  Les  Lettres,  La  Phalange,  L'Italie  et  la 
France  recueillirent  les  prémices.  Puis  La  Nouvelle  lievue, 
Akadémos,  Le  Correspondant,  La  Hén ovation  Esthétique,  La  Revue 
catholique  et  royaliste,  dont  il  est  aujourd'hui  le  critique  litté- 
raire, publièrent   d'intéressants    essais  du  jeune  écrivain. 

iM.  Abel  Léger  nous  a  enfin  donné  en  1909  un  premier  recueil 
de  vers  joliment  intitulé:  Le  Cœur  insoupçonné^  et  dans  lequel 
la  délicatesse  de  la  pensée  s'allie  toujours  à  la  qualité  de  la  forme. 
(Messein,  édit.) 

Il  nous  annonce,  d'autre  part,  deux  nouveaux  volumes  :  un  ro- 
man, La  Vaine  Jeunesse,  et  des  vers  qui  s'intituleront  :  L'Ombre 
Invisible. 

M,  Abel  Léger  est  avant  lout  «  poète  »  —  et  de  l'école  de  ceux 
que  préfèrent  les  cœurs  tendres  et  silencieux.  Mais  il  est  aussi 
un  artiste  d'une  élégance  un  peu  dédaigneuse  et  d'un  charme  qui 
ne  va  pas  sans  quelque  gravité  subtile. 


FIERTE 

J'ai  toujours  eu  l'horreur  étrange  de  l'amour, 

De  la  femme  servile  et  des  vaines  caresses, 

De  tous  ces  faux  serments,  de  ces  brusques  tendresses, 

Caprices  oubliés  qui  ne  durent  qu'un  jour. 


200  TOUTES    LES    LYRES 


Et  quand  je  me  rappelle  et  revois  tour  à  tour 
Ces  créatures  qui,  pour  un  instant  d'ivresse, 
Ont  laissé  dans  mon  âme  encor  plus  de  détresse, 
A  leurs  accents  trompeurs  je  veux  demeurer  sourd. 

Car  elles  ont  surtout  le  mensonge  à  la  bouche, 
Et  le  seul  sentiment  qui  les  trouble  et  les  touche 
Est  de  voir  à  leurs  pieds  quelque  amant  désarmé. 

Mais  moi  qu'elles  n'ont  pu  ni  troubler  ni  séduire. 
Moi  qui  sais  quel  néant  en  leurs  yeux  je  puis  lii  e, 
Je  garde  la  fierté  de  n'être  pas  aimé. 


LES    MEDIOCRES 

O  vous,  petites  gens  qui  ne  recherchez  rien 
Que  de  vivre  au  hasard  selon  l'heure  qui  passe, 
Vous  dont  la  volonté  devant  le  sort  s'efface 
Et  pour  qui  l'existence  est  le  souverain  bien, 

Vous  qui,  satisfaits  du  labeur  quotidien, 

Suivez  tous  pas  à  pas  toujours  la  même  trace 

Et  ne  concevez  point  la  joie  en  d'autre  place 

Qu'à  celle  où  l'on  vous  mit  comme  on  poste  un  gardien, 

Vous  qui  pliez  toujours,  craintifs,  aux  pieds  du  maître, 
Vous  qui  ne  laissez  point  votre  âme  transparaître 
Avec  un  peu  d'orgueil  et  de  flamme  en  vos  yeux, 


ABEL    LÉGER  201 


Je  vous  hais  de  sourire  au  destin  misérable  ! 

Et  moi-même  à  vous  voir  me  sens  plus  méprisable, 

Car  vous  niez  la  vie  en  vous  disant  heureux. 


LES  STATUES 

Il  est  juste  d'orner  de  chefs-d'œuvre  splendides 
Les  immenses  jardins  aux  sombres  frondaisons, 
Car  le  marbre  insensible  aux  rigueurs  des  saisons 
Peuple  de  sa  clarté  les  grands  quinconces  vides. 

L'hiver,  le  geste  las  d'une  cariatide 
Supporte  le  ciel  lourd  qui  pèse  à  l'horizon, 
Et,  quand  l'été  brûlant  éclate  en  floraison, 
Elle  semble  ployer  sous  la  chaleur  torride. 

Et  que  ce  soit  l'hiver  ou  que  ce  soit  l'été, 
Chaque  statue  incarne  en  sa  grave  attitude 
L'âme  des  bosquets  verts  emplis  de  solitude. 

Le  parc  harmonieux  a  tant  de  majesté 

Qu'il  semble  que  les  dieux,  amoureux  du  silence, 

Ainsi  qu'un  bois  sacré,  l'aient  pris  pour  résidence. 


202  TOUTES    LES    LYRES 


INVOCATION 

Silence  des  jardins,  le  soir,  au  crépuscule, 
Toi  qui  calmes  nos  sens  lassés  de  tant  de  bruit, 
Accueille-moi,  silence,  et  toi,  confuse  nuit, 
Fais  plus  vaste  aux  humains  l'espace  qui  recule. 

Dieux  des  sombres  bosquets  où  la  brise  circule, 
Entr'ouvrant  le  feuillage  à  la  lune  qui  luit. 
Dieux  nimbés  de  clarté  par  un  rayon  fortuit. 
Toi,  superbe  Apollon,  ou  toi,  puissant  Hercule, 

Ohl  que  n'empêchezvous  le  jour  de  revenir! 
Ce  jour  cruel  à  ceux  qu'un  triste  souvenir 
Ferait  rêver  plutôt  d'éternelles  ténèbres. 

Et  vous,  vases  sculptés  aux  flancs  mystérieux, 

Gardez  de  celte  nuit  l'arôme  précieux 

Comme  un  cœur  embaumé  dans  une  urne  funèbre. 


MAURICE    MAETERLINCK 

Masque,  par  Djinn 


Maurice  MAETERLINCK 


M.  Maurice  Maeterlinck  est  né  à  Gand,  le  29  août  1863.  II  y 
fit  toutes  ses  études,  d'abord  au  Collège  des  Jésuites,  puis  à 
l'Université.  Condisciple  de  M.  Charles  van  Lerberghe,  ami  de 
Villiers  de  l'Isle-Adam  et  de  kodenbach,  il  ne  fut  pas  sans 
subir  leur  influence  au  temps  où  il  écrivait  ses  Serres  chaudes 
Il 888).  Mais  ces  poèmes, évocateurs d'abstractions,  restent  person- 
nels au  point  de  réaliser  ce  rêve  des  symbolistes  :  rendre  percep- 
tibles par  les  nerfs  les  concordances  cachées  entre  l'inquiétude 
des  choses  en  vibration  dans  l'infini  et  la  détresse  nostalgique  de 
l'homme. 

En  août  1890,  Maeterlinck  devint  soudainement  célèbre,  à 
la  suite  d'un  article  de  M.  Octave  Mirbeau,  publié  'par  le 
Figaro.  Il  s'agissait  d'une  tragédie  en  5  actes,  La  Princesse  éMa- 
leine,  et  le  critique  la  proclama  «  l'œuvre  la  plus  géniale  de  ce 
temps  ». 

Parti  d'un  effroyable  pessimisme  qui  montrait  l'homme  mar- 
chant à  tâtons  dans'  la  vie  comme  un  aveugle  à  travers  une 
forêt,  heurtant  du  Iront  les  arbres  épineux,  écoutant  les  funestes 
présages  des  hiboux,  et  tombant  finalement  dans  le  piège  qu'ont 
tendu  les  puissances  ennemies,  Maurice  Maeterlinck  atteint  au- 
jourd'hui un  optimisme  presque  débonnaire.  Son  œuvre,  d'ail- 
leurs, est  incomparablement  belle.  Le  poète  a  vu  de  près  les 
merveilles  de  l'instinct,  la  vie  des  abeilles  et  l'intelligence  des 
fleurs,  leur  ingéniosité,  leurs  calculs,  leurs  miraculeux  pressen- 
timents. Cela  lui  a  inspiré  une  sagesse  mi-positive,  mi-mystique. 
Et,  après  avoir  célébré  la  domination  de  l'esprit  inconnu,  il  a 
célébré  la  gloire  de  la  matière  avec  une  piété  d'idéaliste  et  de 
poète. 

Pourtant,  il  semble  bien  —  et  c'est  chose  curieuse  à  constater 
—  qu'un  grand  homme  parvient  rarement  à  concilier,  à  une  cer- 
taine époque  de  sa  vie,  toutes  les  aspirations  qu'il  a  successive- 
ment connues.  Le  présent  l'absorbe  presque  toujours  complète- 
ment. Il  ne  se  soucie  guère  de  ce  qu'il  pourra  être  demain,  et  il 


204  TOUTES    LES    LYRES 


ne  fait  de  concessions   que  par  simple  convenance,  et  par  un 
effort  de  la  volonté,  à  ce  qu'il  a  été  hier. 

Cette  réflexion,  que  je  m'étais  faite  souvent,  je  l'ai  retrouvée 
en  moi  plus  obsédante  après  avoir  étudié  l'œuvre  de  Maeterlinck. 

L'auteur  de  la  Vie  des  Abeilles,  du  Temple  Enseveli,  de  Vlntel- 
ligence  des  Fleurs,  semble  vouloir  désormais  se  débarrasser  de 
l'emprise  du  Destin  et  se  détacher  de  plus  en  plus  de  l'auteur  des 
Serres  Chaudes,  des  «  Petits  Drames  pour  marionnettes  »  et  du 
Trésor  des  Humbles.  Sans  toutefois  se  contredire  ouvertement,  il 
semble  décidé  à  oublier  sa  croyance  ancienne  à  la  toute-puis- 
sance de  la  Fatalité,  à  la  réalité  tyrannique  du  mystère.  Son  livre 
moyen,  celui  où  les  deux  aspects  de  sa  pensée  fusionnent  le 
mieux,  c'est  encore  La  Sagesse  et  la  Destinée.  Mais,  déjà,  on  y 
sent  un  penchant  très  prononcé  à  substituer  l'insouciance  de  la 
vie  à  la  préoccupation  de  l'infini,  les  «  idées  claires  »,  aux  «  idées 
obscures  »,  l'humain  au  divin,  la  sagesse  qui  accepte  et  se  donne 
l'illusion  de  choisir  à  la  destinée  qui  impose. 

Cette  tendance  atteint  ses  limites  extrêmes  dans  le  Temple  En- 
seveli. Il  n'est  point  paradoxal  de  supposer  que  le  philosophe  a 
souffert  de  l'anxiété  frissonnante  qui  traverse  et  rend  dangereu- 
ses ses  premières  œuvres.  Qui  sait,  même,  si  l'homme  n'en  a 
point  souffert?  Peut-être  sa  forte  constitution,  qu'on  a  tant 
vantée,  la  vie  au  grand  air,  les  exercices  physiques,  la  boxe,  dont 
il  a  écrit  l'éloge,  n'ont-ils  pas  suffi  à  lui  conférer  l'immunité?  Dès 
lors,  en  tout  cas,  l'écrivain  écarte  les  fantômes,  avec  une  impas- 
sible décision.  Il  relègue  les  puissances  occultes  dans  les  ténè- 
bres de  la  vie  instinctive  ;  il  renie  les  dieux;  il  conteste  presque  à 
l'inconnu  sa  part  d'influence. 

Et  pourtant,  comme  il  est  encore  possédé  par  la  mystique  de  sa 
foi  d'hier  l  II  suffit  de  lire  les  chapitres  de  La  Chance  et  de 
L'Avenir  pour  s'apercevoir,  bien  qu'il  semble  s'appuyer  ici  sur  un 
phénoménisme  récemment  accueilli  par  la  science,  que,  tout  au 
fond  de  son  cœur,  la  métaphysique  est  restée,  pour  ainsi  dire, 
comme  la  réalité  essentielle. 

Que  conclure,  sinon  que  toutes  les  vérités  momentanées 
sont  relatives,  et  que   pour  atteindre  à  la  vérité  intégrale  d'un 


MAURICE    MAETERLINCK  20$ 


écrivain,  pour  voir  jusqu'à  quel  degré  elle  s'est  approchée  de 
la  Vérité  absolue,  il  est  indispensable  d'envisager  l'ensemble  de 
ses  aspects. 

Maeterlinck  avait-il  raison  quand  il  pensait  qu'il  n'est  point  de 
vie  plus  protonde,  plus  humaine  et  plus  générale  que  la  vie  d'un 
((  vieillard  assis  dans  son  fauteuil,  attendant  simplement  sous  la 
lampe,  écoulant,  sans  le  savoir,  toutes  les  lois  éternelles  qui  ré- 
gnent autour  de  la  maison,  interprétant,  sans  le  comprendre,  ce 
qu'il  y  a  dans  le  silence  des  portes  et  des  fenêtres  et  dans  la 
petite  voix  de  la  lumière,  subissant  la  présence  de  son  âme  et  de 
sa  destinée,  inclinant  un  peu  la  tête,  sans  se  douter  que  toutes  les 
puissances  de  ce  monde  interviennent  et  veillent  dans  les  cham- 
bres comme  des  servantes  attentives  »  (♦),  Il  professait  alors  que 
la  «  situation  de  l'homme  dans  l'univers  »  est  la  seule  chose  qui 
puisse  nous  intéresser.  «  Il  est,  disait-il,  des  lois  mille  et  mille 
fois  plus  puissantes  et  plus  vénérables  que  les  lois  des  passions. 
Mais  ces  lois  lentes,  discrètes  et  silencieuses,  comme  tout  ce  qui 
est  doué  d'une  force  irrésistible,  ne  s'aperçoivent  et  ne  s'enten- 
dent que  dans  le  demi-jour  et  le  recueillement  des  heures  tran- 
quilles de  la  vie  ». 

Et,  aujourd'hui,  Maeterlinck  a-t-il  raison  quand  il  émet  cet 
avis  :  «  Un  être  ne  grandit  que  dans  la  mesure  où  il  augmente 
sa  conscience,  et  sa  conscience  augmente  à  mesure  qu'il  gran- 
dit... Tout  être  qui  sait  diminuer  en  lui  la  torce  aveugle  de 
l'instinct  diminue  tout  autour  de  lui  la  force  du  destin  »  ?  Et 
quand  il  dit  ailleurs  :  «  Le  sage  que  nous  aimons  doit  vivre 
au  milieu  de  toutes  les  passions  humaines  ;  car  les  passions  de 
notre  cœur  sont  les  seuls  aliments  dont  la  sagesse  puisse  long- 
temps ,îe  nourrir  sans  danger.  Nos  passions,  ce  sont  les  ouvriers 
que  la  nature  nous  envoie  pour  nous  aider  à  construire  le  palais 
de  notre  conscience,  c'est-à-dire  de  notre  bonheur...  Etre  sage, 
ce  n'est  point  n'avoir  pas  de  passions  ;  c'est  apprendre  à  purifier 
celles  qu'on  a...  Sur  le  toit  de  celui  qui  ne  sort  pas  de  sa  mai- 
son, ne  descendent  d'habitude  que  les  joies  dont  personne  n'a 

(*)  Le  Tragique  quotidien.  (Le  Trésor  des  Humbles). 

i8 


206  TOUTES    LES    LYRES 


voulu.  Aussi  n'appelons-nous  pas  sage  celui  qui,  dans  le  do- 
maine des  sentiments  par  exemple,  ne  va  pas  infiniment  au-delà 
de  ce  que  la  raison  lui  permet...  Le  grand  devoir  du  sage  est 
de  frapper  à  toutes  les  temples,  à  toutes  les  demeures  de  la  gloire, 
de  l'activité,  du  bonheur,  de  l'amour  »  (**). 

Ainsi,  Maeterlinck  a  commencé  par  préconiser  la  vie  instinctive 
et  immobile.  Il  préconise  à  présent  la  vie  consciente  et  active. 
Faut-il  désapprouver  ce  qu'il  disait  hier?  Faut-il  applaudir  à  ce 
qu'il  dit  aujourd'hui  ? 

Folles  questions,  auxquelles  seuls  les  esprits  sectaires  répon- 
dront par  un  non  catégorique  ou  par  un  oui  véhément.  La  vérité 
est  dans  la  première  conception  de  Maeterlinck,  comme  elle  est 
aussi  dans  la  seconde.  Mais  ni  dans  l'une,  ni  dans  l'autre,  la  vé- 
rité ne  se  trouve  tout  entière.  Les  puissances  inconnues  parlent 
à  l'homme  instinctif,  et  celui-ci  ignore  à  quelles  voix  il  obéit.  Et 
cela  est  admirable  chaque  fois  que  l'homme  instinctif  est  doué,  à 
son  insu,  d'un  haut  caractère,  —  si  admirable  même  que,  pour 
cet  homme-là,  je  donnerais  tous  les  sages  volontaires,  et  tous  les 
justes,  et  tous  les  penseurs. 

Il  est  d'autres  êtres,  cependant,  qui,  pour  discerner  le  sens  pro- 
fond des  paroles  mystérieuses,  pour  ne  point  risquer  d'attirer  sur 
eux  et  sur  les  autres  les  pires  catastrophes  par  une  fausse  inter- 
prétation, doivent  se  soumettre  à  une  lente  éducation  et  acqué- 
rir, au  prix  de  mille  efforts,  la  lucidité  qui,  en  l'être  instinctif, 
est  innée. 

«  C'est  notre  vie  antérieure  qui  a  formé  notre  âme,  dit  Maeter- 
linck. On  ne  récolte  pas  du  jour  au  lendemain  les  fruits  de  la  sa- 
gesse ».  Cela  est  vrai  pour  Tintellectuel  qui,  bientôt  parvenu  au 
terme  du  voyage,  a  enfin  pris  conscience  de  soi-même.  Mais 
l'intuitif  a  sur  lui  cet  avantage  qu'il  a  mordu  aux  fruits  de  la 
sagesse  dès  l'instant  du  départ,  et  que,  n'ayant  jamais  connu  ses 
incertitudes,  il  a  pu,  au  cours  de  la  route,  savourer  aussi  tous  les 
autres  fruits  de  la  vie. 

Le  Maeterlinck  pessimiste  et  frissonnant  des  débuts  a  rejoint  la 


>)  La  Sagesse  et  la  Destinée. 


MAURICE    MAETERLINCK  2O7 


sérénité  antique.  Mais  ce  fut  en  passant  par  la  résignation,  après 
bien  des  luttes  restées  vaines,  et  sa  philosophie,  troublante 
d'avoir  remué  des  énigmes,  aboutit,  en  somme,  à  une  acceptation. 
((  Il  est  sage,  dit-il,  de  penser  et  d'agir  comme  si  tout  ce  qui 
arrive  à  l'humanité  était  indispensable...  Tout  ce  qui  nous  sou- 
tient, tout  ce  qui  nous  assiste,  dans  la  vie  physique  comme  dans 
la  vie  morale,  vient  d'une  sorte  de  justification  lente  et  gra- 
duelle de  la  force  inconnue  qui  nous  parut  d'abord  impitoyable... 
Si  vous  avez  appris  à  vos  regards  à  s'attacher  à  la  simplicité,  à 
la  sincérité  et  à  la  vérité,  vous  ne  verrez  au  fond  de  toute  chose 
que  la  victoire  puissante  et  silencieuse  de  ce  que  vous  aimez... 
Notre  destinée  véritable  se  trouve  dans  notre  conception  de  la 
vie,  dans  l'équilibre  qui  finit  par  s'établir  entre  les  questions  in- 
solubles du  ciel  et  les  réponses  incertaines  de  notre  âme...  Il  est 
bon  de  se  dire  que  dans  ce  monde  tout  est  pour  le  mieux  par 
rapport  à  nous,  puisque  nous  sommes  les  fruits  de  ce  monde. 
Une  loi  de  l'univers  qui  nous  semble  cruelle  doit  être  cepen- 
dant plus  conforme  à  notre  être  que  toutes  les  lois  meilleures 
que  nous  pourrions  imaginer.  » 

Or,  ici,  il  y  a  des  nuances  encore  à  accuser.  Il  ne  suffirait  pas 
de  venir  dire  aux  hommes  :  «  Figurez-vous  que  tout  est  bien,  — 
et  tout  sera  pour  le  mieux  autour  de  vous.  »  Car  celui-là  seul 
jouira  de  la  perfection  de  l'univers  qui,  instinctivement  et  sans 
le  secours  du  raisonnement,  sera  persuadé  dans  son  cœur  de 
cette  perfection. 

Autrement  dit,  on  nait  pour  être  la  proie  des  puissances  mau- 
vaises, et  dans  ce  cas  le  Maeterlink  de  la  première  manière  a 
raison.  Ou  bien  on  naît  pour  rester  en  correspondance  avec  la 
bonté  intime,  avec  la  vérité  secrète  de  la  vie,  et  alors  on  n'a  point 
de  peine  à  voir  autour  de  soi  la  victoire  silencieuse  de  ce  qu'on 
aime.  Mais  la  sagesse  acquise  n'est  qu'une  attitude. 

L'intellectuel  qui  devient  sage  se  défend  de  souffrir.  Le  sage 
instinctif,  lui,  ne  souffre  pas.  Ou  du  moins,  s'il  lui  arrive  de 
souffrir,  trouve-t-il  dans  sa  souffrance  une  douceur  qu'il  n'échan- 
gerait pas  contre  l'impassibilité  volontaire  et  contre  les  crispa- 
tions dame  de  son  voisin. 


208  TOUTES    LES    LYRES 


Cette  distinction  faite,  il  est  parfaitement  vrai  que  îa  vie  inté- 
rieure des  prédestinés  éclaire  tout  ce  qui  leur  arrive,  et  qu'  a  au- 
cune occasion  héroïque  ne  s'est  jamais  ofTerte  à  celui  qui  n'était 
pas  un  héros  silencieux  et  obscur  depuis  un  grand  nombre  d'an- 
nées ».  Mais  ce  serait  une  erreur  de  croire  que  «  le  malheur 
advenu,  l'acte  accompli,  il  dépend  de  nous  qu'il  n'ait  plus 
aucune  influence  sur  ce  qui  va  se  passer  dans  notre  âme  »,  si 
nous  n'avons  pas  reçu  une  volonté  assez  forte  pour  abolir  cette 
influence.  «  A  moins  de  grands  malheurs  physiques,  tout  le 
monde  possède  les  éléments  du  bonheur  ».  Mais  ce  que  Maeter- 
linck appelle  «  les  grands  malheurs  physiques  »  est  extrêmement 
répandu  parmi  les  hommes.  La  phtisie,  la  dyspepsie,  la  névrose, 
etc.  sont  de  a  grands  malheurs  physiques  »  puisqu'elles  annihi- 
lent la  volonté.  Et  qu'on  ne  me  dise  pas  que  la  volonté  se  cultive 
à  part  comme  une  plante  indépendante  de  l'arbre  humain.  La 
volonté  ne  peut  être  cultivée  que  si  elle  existe  avec  les  éléments 
primordiaux  de  sa  culture.  «  Si  Marguerite  et  Ophélie,  dit  le 
philosophe,  eussent  possédé  une  parcelle  de  la  force  qui  anime 
l'Antigone  de  Sophocle,  n'eussent-elles  pas  changé  non  seulement 
leurs  propres  destinées,  mais  encore  celles  d'Hamlet  et  de  Faust  ?  » 
Oui.  Mais  précisément  leur  individualité,  leur  caractère,  leur 
raison  d'être  consistait  dans  l'absence  de  cette  force.  Et  toutes  les 
sagesses  du  monde  n'auraient  pu  leur  donner  cette  force,  —  ou 
c'est  qu'elles  l'eussent  déjà  possédée  en  puissance,  et,  dans  ce 
cas,  elles  n'eussent  plus  été  Marguerite  et  Ophélie. 

Il  ne  faut  pas  croire  qu'on  discipline  la  nature  par  l'éducation. 
La  nature  se  venge  en  se  servant  de  l'éducation  pour  torturer 
ceux  qu'elle  s'est  choisis  pour  victimes.  L'erreur  de  notre  temps 
est  de  vouloir,  au  nom  d'un  idéal  de  justice,  faire  porter  à  toutes 
les  intelligences  le  même  poids.  Or,  Maeterlinck  l'a  compris,  «  il 
n'y  a  pas  d'idée  à  laquelle  l'univers  songe  moins  qu'à  celle  de  la 
justice.  Il  ne  s'occupe  que  d'équilibre,  et  ce  que  nous  appelons 
justice  n'est  qu'une  transformation  humaine  des  lois  de  l'équili- 
bre. » 

Par  conséquent,  il  ne  nous  appartient  pas  de  convertir  en 
Conscience    ni   les    hasards    de    la   vie,   ni    les   spontanéités  du 


MAURICE    MAETERLINCK  2O9 


cœur.  «  Plus  la  sagesse  s'élève,  dit  le  philosophe,  plus  elle 
s'approche  de  l'amour.  ».  Mais  celui  qui  est  né  avec  l'amour  n'a 
que  faire  de  la  sagesse.  Beaucoup  plus  profonde  est  cette  autre 
parole  de  Maeterlinck:  a  La  raison  est  à  l'égard  du  cœur 
comme  une  fille  clairvoyante,  mais  trop  jeune,  qui  a  souvent 
besoin  des  conseils  de  sa  mère,  souriante  et  aveugle.  »  Et  ceci 
l'amène  à  reconnaître  qu'  «  un  monde  où  il  n'y  aurait  que  des 
penseurs  perdrait  peut-être  la  notion  de  plus  d'une  vérité  indis- 
pensable. » 

Tout  ce  que  vous  retirez  à  l'instinct  supérieur,  à  l'instinct 
psychique,  pour  le  donner  à  la  raison,  vous  le  retirez  au  divin 
pour  le  donner  en  pâture  à  votre  vanité.  Votre  vanité  en  fera 
peut  être  une  beauté  artificielle  et  une  sorte  de  bonté  ornemen- 
tale. Mais  la  beauté  naturelle  et  la  bonté  qui  vient  du  cœur  sont 
le  lot  des  âmes  simples  et  silencieuses.  Ce  qu'il  peut  arriver  de 
meilleur  à  l'intellectuel,  c'est  de  rencontrer  un  jour,  de  reconnaî- 
tre et  de  comprendre  la  clarté  de  ces  âmes  qui  n'ont  pas  attendu 
pour  se  mettre  en  marche  l'emphase  de  sa  parole.  «  A  mesure 
que  je  m'élève,  est  obligé  d'avouer  Maeterlinck,  il  me  semble 
que  je  m'éloigne  moins  de  mes  compagnons  les  plus  nombreux 
et  les  plus  humbles,  et  je  compte  les  pas  que  je  fais  vers  un  idéal 
incertain  aux  pas  qui  me  rapprochent  de  ceux  que  j'avais  mépri- 
sés, dans  l'ignorance  et  dans  la  vanité  des  premiers  jours.  » 

L'instinct  de  la  vie  spirituelle  guide  ainsi  quelquefois  l'âme 
du  penseur  vers  les  oasis  de  l'intuition,  et  c'est  de  pareils  voya- 
ges que  nous  sont  revenus  les  hommes  de  génie. 

Maeterlinck,  je  lai  dit,  a  écrit  une  œuvre  incomparablement 
belle.  Le  chapelet  qu'on  formerait  avec  toutes  les  perles  qu'on  y 
trouve  ne  serait  pas  très  loin,  peut-être,  de  ressembler  au  rosaire 
de  la  vérité.  Mais,  après  avoir  pensé  qu'il  «  y  a  en  l'homme  bien 
des  régions  plus  fécondes,  plus  profondes  et  plus  intéressantes  que 
celles  de  la  raison  ou  de  l'intelligence  »,  après  avoir  cru  à  notre 
aveugle  soumission  aux  destinées,  aux  relations  inconscientes 
entre  la  «  sorcellerie  »  qui  rythme  les  mouvements  de  notre  cœur 
et  celle  «qui  fait  agir  les  puissances  du  dehors  »,  Maeterlinck 
semble  de  plus  en  plus  mettre  sa  foi  dans  la  conscience  humaine, 

18. 


210  TOUTES    LES    LYRES 


dans  la  science  positive,  dans  cette  idée  aujourd'hui  à  la  mode 
que  le  pouvoir  des  dieux  est  en  nous. 

Lexemple  de  la  «  vie  des  abeilles  »,  celui  de  «  l'intelligence 
des  fleurs  »  ne  lui  ont  pas  suffi.  Il  a  vu  de  près  les  prodiges  de 
l'instinct,  et  le  secret  de  la  nature  lui  est  resté  fermé.  Il  conti- 
nuera à  chanter  harmonieusement  sa  certitude  du  moment,  qui 
est  l'incertitude  de  toute  sa  vie.  Il  célébrera  la  gloire  de  la  ma- 
tière, après  avoir  célébré  la  domination  de  l'esprit  inconnu.  Il 
iia  même  jusqu'à  comprendre  qu'il  «  n'y  a  pas  d'êtres  plus  ou 
moins  intelligents,  mais  une  intelligence  éparse,  générale,  une 
sorte  de  fluide  universel  qui  pénètre  diversement,  selon  qu'ils 
sont  bons  ou  mauvais  conducteurs  de  l'esprit,  les  organismes 
qu'il  rencontre  ».  Mais  il  comparera  le  génie  du  monde  à  la  mé- 
diocre intelligence  humaine.  Il  le  représentera  aussi  limité  que 
nous  intellectuellement,  et  luttant  «  ainsi  que  nous  contre  la 
masse  pesante,  énorme  et  obscure  de  son  être  ».  L'Univers, 
((  pétri  de  substances  inconnues,  mais  dont  la  pensée  est  non  pas 
impénétrable  et  hostile,  mais  analogue  ou  conforme  à  la  nôtre  », 
sera  réduit  aux  proportions  d'un  homme. 

Et  Maeterlinck  ne  songera  point  à  découvrir  dans  l'unanimité 
des  mondes  une  conscience  supérieure,  et  dans  la  conscience  au- 
tant de  disparités  que  d'organismes.  Il  aura  connu  les  forces  pro- 
digieuses de  l'esprit,  il  aura  apprécié  les  ressources  infinies  de  la 
matière,  et  il  n'osera  pas  conclure,  et  il  ne  songera  pas  à  mettre 
d'accord  les  deux  philosophies  contradictoires  qui  se  sont  incar- 
nées en  lui. 

Tant  il  est  vrai  que  l'homme,  fût-il  un  homme  de  génie,  peut 
admirer  une  à  une  les  allées  fleuries  de  la  vérité,  mais  qu'il  ne 
connaîtra  jamais  la  vraie  gloire  du  jardin,  parce  qu'il  lui  est  in- 
terdit d'escalader  le  mur  d'où  le  lacis  lumineux  des  avenues  et 
des  parterres  apparaît  dans  toute  sa  richesse... 

Les  derniers  poèmes  de  Maurice  Maeterlinck,  QMin;?;^  Chansons, 
viennent  d'être  réunis  aux  Serres  chaudes,  en  une  édition  défini- 
tive, par  P.  Lacomblez,  éditeur  à  Bruxelles.  Tout  son  théâtre,  en 


(*)  L'Intelligence  des  Fleurs. 


MAURICE    MAETERLINCK  2  1 


partie  représenté  à  «  L'Œuvre  »,  aux  «  Bouffes  Parisiens  »,  au 
«  Théâtre  d'Art  »  et  au  «  Gymnase  »,  (La  Princesse  Maleine, 
L'Intruse,  Les  Aveugles,  Pelléas  et  Mèlisande,  Alladine  et  Palo- 
mides,  Intérieur,  La  Mort  de  Tintagiles,  Aglavaine  et  Sélyseite, 
Ariane  et  Barbe-Bleue,  Sœur  Béatrice)  forme  aujourd'hui  trois 
volumes,  chez  le  même  éditeur.  La  Société  du  Mercure  de 
France  a  réuni,  sous  le  titre  Le  Trésor  des  Humbles  divers  essais 
ou  préfaces  [Le  Silence^  Le  l^éveil  de  l'Ame,  l^uysbrœck  l'Admi- 
rable, Emerson,  Novalis,  Le  Tragique  Quotidien,  etc.)  Tous  les 
autres  ouvrages  ont  paru  chez  Fasquelle  :  La  Sagesse  et  la  Desti- 
née (1898),  La  Vie  des  Abeilles  (1901),  Le  Temple  Enseveli  (1902), 
Monna  Vanna^  pièce  en  3  actes  (1902),  Joyselle^  pièce  en 
5  actes  (1903),  Le  Double  jardin  (1904),  L'Intelligence  des 
Fleurs  (1907). 

Maeterlinck  a  donné,  en  outre,  à  la  librairie  Ollendorff,  une 
adaptation  d'Annabella,  drame  en  5  actes  de  John  Ford,  et  le 
théâtre  Réjane  vient  de  représenter,  avec  le  succès  que  l'on  sait, 
son  admirable  féerie,  L'Oiseau  Bleu,  (édité  chez  Fasquelle).  Il 
prépare  actuellement  un  ouvrage  sur  La  tMoit. 


AME  CHAUDE 

O  mes  yeux  que  l'ombre  élucide 
A  travers  mes  désirs  divers, 
Et  mon  cœur  aux  rêves  ouverts, 
Et  mes  nuits  dans  mon  âme  humide  ! 

J'ai  trempé  dans  mon  esprit  bleu 
Les  roses  des  attentes  mortes  ; 
Et  mes  cils  ont  fermé  les  portes 
Sur  des  vœux  qui  n'auront  plus  lieu. 


212  TOUTES    LES    LYRES 


Mes  doigts  aux  pâles  indolences 
Elèvent  en  vain,  chaque  soir, 
Les  cloches  vertes  de  l'espoir 
Sur  l'herbe  mauve  des  absences. 

Et  mon  âme  impuissante  à  peur 
Des  songes  aigus  de  ma  bouche, 
Au  milieu  des  lys  que  j'attouche  ; 
Eclipse  aux  moires  de  mon  cœur  ! . 


VISIONS 


Je  vois  passer  tous  mes  baisers. 
Toutes  mes  larmes  dépensées  ; 
Je  vois  passer  dans  mes  pensées 
Tous  mes  baisers  désabusés. 

C'est  des  fleurs  sans  couleur  aucune, 
Des  jets  d'eau  bleus  à  l'horizon, 
De  la  lune  sur  le  gazon, 
Et  des  lys  fanés  dans  la  lune. 

Lasses  et  lourdes  de  sommeil, 
Je  vois  sous  mes  paupières  closes, 
Les  corbeaux  au  milieu  des  roses, 
Et  les  malades  au  soleil, 


MAURICE    MAETERLINCK 


Et  lent  sur  mon  âme  indolente, 
L'ennui  de  ces  vagues  amours 
Luire  immobile  et  pour  toujours, 
Comme  une  lune  pâle  et  lente. 


INTENTIONS 

Ayez  pitié  des  yeux  moroses 
Où  l'âme  entr'ouvre  ses  espoirs, 
Ayez  pitié  desinécloses, 
Et  de  l'attente  au  bord  des  soirs  ! 

Emois  des  eaux  spirituelles  ! 
Et  lys  mobiles  sous  leurs  flots 
Au  fil  de  moires  éternelles  ; 
Et  ces  vertus  sous  mes  yeux  clos  ! 

Mon  Dieu,  mon  Dieu,  des  fleurs  étranges 
Montent  aux  cols  des  nénuphars  ; 
Et  les  vagues  mains  de  vos  anges 
Agitent  l'eau  de  mes  regards. 

Et  leurs  fleurs  s'éveillent  aux  signes 
Epars  au  milieu  des  flots  bleus  ; 
Et  mon  âme  ouvre  au  vol  des  cygnes 
Les  blanches  ailes  de  mes  yeux. 


:*: 


Louis  MANDIN 


M.  H,-L.  Fankhauser,  très  averti  en  tout  ce  qui  concerne  la 
Jeune  Poésie,  a  bien  voulu  se  charger  de  présenter  ici  M.  Louis 
Mandin  : 

((  Dans  les  essais  critiques  qu'il  a  publiés  dans  différentes  revues 
notamment  aux  Marges,  M.  Louis  Mandin  a  défendu  avec  éner- 
gie les  droits  de  la  liberté  contre  les  théories  des  vieilles  écoles 
et,  (comme  le  faisait  si  âprement  M.  Florian-Parmentier,  il  y  a 
quelques  années,  alors  qu'il  créait  la  philosophie  de  a  l'Impul- 
sionnisme  )),)il  prétend  protéger  l'Inspiration  contre  la  bêtise  de 
la  critique  dogmatique. 

»  Sa  méthode  de  travail  révèle  d'ailleurs,  en  même  temps 
qu'un  artiste,  (et  un  artiste  parfois  déconcertant),  un  poète 
spontané,  —  ce  qui  veut  dire  un  vrai  poète.  Il  nous  a,  en  effet, 
confié  quelque  part  qu'il  «  jette  rapidement  sur  le  papier  ses 
impressions  en  éclairs,  puis  redresse  et  érige  en  beauté  ce  pre- 
mier jet.  » 

»  Il  est  superflu  de  dire,  après  cela,  qu'il  est  partisan,  lui 
aussi,  d'un  rythme  très  mobile,  s'adaptant  avec  souplesse  au  mou- 
vement de  la  pensée.  Mais  comme  prosodiste,  il  fait  rimer  volon- 
tiers les  singuliers  avec  les  pluriels,  et  il  va  jusqu'à  admettre  le 
vers  de  14  pieds.  Il  lui  arrive  aussi,  quoique  rarement,  de  rem- 
placer la  rime  par  une  assonnance,  estimant  que  a  ce  qui  im- 
porte, ce  n'est  pas  de  répandre  des  rimes  riches,  mais  de  faire 
saillir  à  la  fin  du  vers  le  mot  essentiel  de  la  phrase,  celui  qui 
doit  faire  image  et  frapper  l'esprit.  » 

»  M.  Louis  Mandin  est  né  à  Paris.  Mais,  à  la  mort  de  son 
père,  il  dut,  encore  enfant,  aller  habiter  en  province. 

»  Pour  classes,  il  eut...  un  an  environ  d'école  primaire  !  Il  est 
donc  un  autodidacte  on  ne  peut  plus  authentique.  Obligé  de 
gagner  son  pain  et  celui  de  sa  mère,  il  fit,  entre  autres  choses, 
du  journalisme  ;  et,  mêlé  malgré  lui  aux  disputes  de  la  politique 
régionale,  traqué  férocement,  réduit  à  une  situation  précaire, 
malade  et  crachant  le  sang,  il  mena  néanmoins,  de  1900  à 
1906,  des  campagnes   qui   aboutirent   enfin    à   l'écrasement   de 


LOUIS    MANDIN  315 


ses  ennemis.  Bien  que  victorieux,  il  a  gardé  de  ces  luttes  un 
souvenir  amer,  et  un  profond  mépris  pour  ces  infamies  de  la 
politique  de  clocher,  qu'a  décrites  avec  tant  de  verve  mordante 
M.  Jacques  Nayral,    dans  son  Miracle  de  Courteville. 

n  Ce  fut  seulement  en  1902  que  M.  Louis  Mandin  put  venir  à 
Paris  et  qu'il  publia  son  premier  volume  de  vers.  Les  Sommeils 
(Editions  de  La  Plume).  Depuis,  il  a  élargi  sensiblement  sa  ma- 
nière, comme  en  fait  foi  son  second  livre  de  poèmes.  Ombres  Vo- 
luptueuses  (Sansot,  1907).  Actuellement,  il  a  dans  ses  cartons  en- 
viron 4.000  vers,  qui  formeront  deux  volumes,  Ariel  Esclave  et 
Les  Saisons  Chantantes. 

»  Une  Etude  sur  les  Ballades  Françaises  de  Paul  Fort^  qu'il  a 
donnée  à  la  fin  de  1909,  a  été  accueillie  avec  une  faveur  à  peu 
près  unanime.  Il  a  répandu  essais,  contes  et  poèmes  dans  une 
cinquantaine  de  publications,  et  notamment  dans  le  Mercure  de 
France,  Vers  et  Prose  (dont  il  est  secrétaire  depuis  1909),  la 
Phalange^  les  Marges,  le  Feu,  Gil  Blas,  Paris- Journal,  Pan, 
Akadèmos,  Poésie,  etc.   » 


LA  MORT   DE  L'AMANTE 

Etouffe,  étouffe-moi  sous  ces  roses  dernières  ! 
Demain,  peut-être,  il  n'en  resterait  plus  assez. 
La  bise  aurait  flétri  leurs  caresses  trémières. 
Et  moi  qui  sécherais  comme  un  fruit  sur  la  terre, 
Oh  !  je  veux  bien  mourir,  mais  mourir  de  baisers. 

Puisque  s'éteint  l'automne  et  puisque  tout  expire, 

Tout  ce  qui  fut  divin,  jeune  et  joyeux  et  beau, 

Je  veux  du  moins  que  ce  soient  elles  mes  bourreaux, 

Les  filles  du  soleil,  les  roses  du  sourire. 

Pour  me  conduire  en  fête  aux  noces  du  tombeau. 


2l6  TOUTES    LES    LYRES 


Ne  laisse  pas  l'hiver  toucher  ma  lèvre  ardente 

Et  posséder,  faner  le  bouquet  de  mes  seins  ! 

Mieux  vaut  pour  eux  la  mort  cruelle,  mais  touchante  ! 

Arrache  les  rosiers,  et  fais-en  pour  l'amante 

Un  lit  suprême  où  pleure  et  sourit  le  matin  ! 

Qu'il  me  foule,  ce  lit  de  douleur  et  de  larmes 

En  qui  rosée,  épine  et  parfum  sont  mêlés  ; 

Et,  me  blessant  des  fleurs  qui  hier  étaient  mes  armes, 

Hélas!  qu'en  me  foulant  il  évoque  les  charmes 

Des  lits  de  mai  que  nos  voluptés  ont  foulés  ! 

Voici  mon  front  pour  les  couronnes  aux  dents  fines, 
Et  ma  gorge  pour  les  colliers  pourpres  et  clairs, 
Et  puis  mes  flancs  pour  les  guirlandes,  et  ma  chair, 
Toute  ma  chair  pour  la  morsure  des  épines, 
Des  épines  d'amour  dont  j'ai  déjà  souffert. 

Vêts-moi  de  leurs  baisers  qui  font  douces  les  plaintes! 

Jette  sur  moi  les  flots  de  roses,  jette  encor, 

Jette,  et  viens,  cuirassé  comme  l'archange  d'or, 

Et  prends,  étreins-moi  nue  en  leur  poignante  étreinte, 

Pour  qu'en  mon  être  elles  entrent  comme  un  essor,  — 

Un  Essor,  tout  ailé  de  soupirs  qui  s'envolent 
Longuement  avec  moi  dans  la  mort  et  l'amour, 
La  mort,  l'amour,  que  nimbe  une  même  auréole, 
Si  bien  que  ton  regard,  dont  les  pleurs  me  consolent, 
Ne  saura  plus  lequel  des  deux  est  mon  séjour. 


LOUIS    MANDIN  217 


Car,  après  les  sanglots,  les  suprêmes  tendresses 
Et  les  vibrations  d'extase  et  de  douleur, 
Mon  àme  s'enfuiera  soudain  dans  l'allégresse 
De  savoir  que  je  meurs  pour  que  ce  moment  laisse 
Une  image  de  moi  plus  belle  dans  ton  cœur. 

Mes  lèvres  garderont  le  sourire  de  vie, 
Mais  idéal  comme  la  blanche  éternité. 
Et  la  source  de  sang,  de  mes  veines  jaillie, 
Sera  comme  une  sève  où  les  roses  meurtries 
Plongeront  pour  nous  rendre  à  jamais  notre  été. 

Et  dans  le  froid  du  soir  où  gémira  l'automne, 
Tu  prendras  la  plus  rouge  enfoncée  à  mon  cœur, 
Et,  toute  pleine  du  sang  fier  que  je  lui  donne, 
Tu  l'emporteras  pure  à  travers  les  vents  jaunes 
Qui  n'éteindront  jamais  son  feu  ni  sa  douceur. 

Car  la  chair  de  l'amante  et  le  sang  de  l'ivresse 
Seront  empreints  vivants  dans  son  sein  exalté, 
Et  brûleront  ta  main  comme  un  flux  de  jeunesse, 
Et  crieront,  pour  avoir  encore  tes  caresses, 
Que  je  vécus  d'amour  et  mourus  de  beauté. 


ECLOSION   D'AUTOMNE 

Je  vais  :  feuilles  et  fleurs  frissonnent  dispersées. 
Des  hommes,  des  enfants,  qui  marchent  dans  le  soir, 
Les  foulent  sous  leurs  pas,  comme  l'on  foule  mespen- 
Sans  s'en  apercevoir  [sées, 

'9 


2l8  TOUTES    LES    LYRES 


Si  ces  feuilles  que  brise  un  souffle  et  que  tout  blesse 

Ont  encor  des  sensations, 
Elles  doivent  goûter  une  triste  et  sereine  ivresse. 

Car,  dans  l'arrachement,  c'est  une  éclosion 
Quand  on  sent  que  l'on  est  cela  qui  roule  et  tombe, 

Veuf,  orphelin  et  seul, 
Rejeté  par  sa  tige,  et  que  l'automne  vers  les  tombes 
Vous  sème,  et  que  l'on  est  soi-même  son  linceul; 

Qu'on  n'est  rien  désormais  pour  l'homme  ni  la  bête, 
Que  plus  rien  ne  vous  lie  à  ce  monde  pesant, 
Et  que  l'on  est  enfin  la  feuille  morte  ou  le  poète 
Qui  n'obéira  plus  qu'à  la  chanson  du  vent. 

C'est  une  triste  et  belle  ivresse,  ouverte  au  vent. 


CHANSON  DE  MARCHE  POUR  L'HIVER 

(fragment) 

Dans   l'air  raide  et  piquant, 

Le  vent 

Est  comme  un  hérisson  ambiant  et  volaat. 

Et,  sous  ses  fouets  de  glace. 

Je  souris;  et  je  passe, 

Retenant  mon  haleine  et  ma  chaleur  entre  mes  dents. 

Je  souris,  car  je  pense 

Que,  depuis  mon  enfance, 

Je  garde  ainsi ,  muet,  ma  vieet  mon  rêve  et  mes  chants. . . 


CAMILLE   MAUCLAIR 

Pastel^  p.ir  Lévy-Dhurniet 


Camille  MAUCLAIR 


Peut-être  dira-t-on  de  Camille  Mauclair  qu'il  fut  un  critique  de 
génie,  quand  on  voudra  faire  entendre  que  son  esprit  fut  assez 
sagace,  assez  lucide,  assez  subtil  pour  concevoir  les  rouages 
compliqués  de  l'inquiétude  de  son  temps  et  pour  démêler  par 
quels  moyens  de  transmission  ils  rejoignent  l'universel. 

De  notre  époque  anarchique,  en  effet,  Camille  Mauclair  a  pu 
dégager  les  gestes  essentiels.  Historien  de  la  période  symboliste 
dans  Le  Soleil  des  cMorts,  il  a  expliqué  les  angoisses  métaphysi- 
ques des  contemporains  de  sa  jeunesse  et  leur  morbide  amour  du 
«rare».  Mais,  déjà  alors,  il  avait  le  pressentiment  d'une  réaciion. 
Ses  héros  subissaient  l'obsession  d'une  de  ces  idées-forces  qui 
créent  les  grands  mouvements.  Le  socialisme  était  aux  portes  de 
leur  conscience.  L'Ennemie  des  Rêves  acheva  de  le  libérer  d'un 
intellectualisme  trop  exclusif. 

Désormais  attentif  aux  rumeurs  de  la  vie  sociale,  auxquelles  il 
mêla  même  le  cri  des  Mères,  Camille  Mauclair  sentit  grandir  en 
lui  un  scrupule,  o  L'homme  qui  a  l'honneur  d'être  un  artiste, 
dit-il  dans  la  Préface  de  la  Ville- Lumière,  ne  l'est  pas  de  son 
plein  gré;  il  a  été  choisi  pour  porter  une  charge  plus  lourde  que 
celle  qui  échoit  aux  autres  hommes.  »  L'élite  intellectuelle,  selon 
lui,  est  donc  soumise  à  des  obligations  morales  ;  le  poète  à  une 
mission  à  remplir  ;  l'artiste  est    un  des  porte-voix  de  la  Beauté. 

Et  quand  cet  artiste  se  double  d'un  critique,  c'est-à-dire  d'un 
homme  qui  prétend  guider  les  autres,  voulez-vous  savoir  ce  qu'il 
exige  de  lui?  Lisez  Idées  Vivantes.  Le  vrai  rôle  du  critique, 
s'écrie-t-il,  c'est  ((  celui  de  l'alchimiste  grave  et  patient,  penché 
sur  le  corps  simple  du  génie  pour  surprendre  l'essence  mysté- 
rieuse du  don,  isoler  dans  le  creuset  de  l'analyse  les  éléments  de 
la  création,  dire  à  l'humanité  pourquoi  et  comment  la  perception 
des  analogies  mentales  et  naturelles  est  accordée  à  certains  êtres, 
réduire  le  mystère  du  génie  à  une  nouvelle  loi  psychologique,  — 
et  ainsi  créer,  puisque  créer  c'est,  pour  l'homme,  transformer  une 
chose  révélée  en  vérité  universellement  perceptible...  La  critique 
digne  de  ce  nom  commence  à  la  constatation  des  lois  générales 


220  TOUTES    LES    LYRES 


et  des  affinités  qui  unissent  sans  heurt,  par  des  transitions  insen- 
sibles, les  lois  les  plus  disparates  de  l'univers  ;  elle  commence 
au  moment  où  la  conscience  entrevoit  la  réduction  du  multiple 
à  l'unité...  )) 

Pour  nous  qui  apercevons  d'un  coup  d'œil  tous  les  stades  de 
l'évolution  de  Camille  Mauclair,  il  n'est  pas  douteux  qu'à  un 
degré  plus  ou  moins  conscient  son  effort  a  toujours  tendu  à  relier 
les  formes  à  l'invisible,  à  voir,  à  travers  }rinstant,  l'éternité,  et 
((  en  la  moindre  œuvre,  l'aboutissement  des  siècles  qui  la  précé- 
dèrent ».  «  Personne,  dit  l'écrivain,  parlant  d'Eugène  Carrière,  ne 
nous  donnera  mieux  la  sensation  des  grandes  ondes  magnétiques 
qui  circulent  comme  un  grand  fleuve  invisible  autour  du  moindre 
être  vivant  et  vont  s'harmoniser  dans  l'infini  ».  J'ai  parfaitement 
cette  sensation,  en  lisant  l'œuvre  de  Camille  Mauclair.  D'Eleusis 
à  Couronne  de  Clarté,  de  L'Art  en  Silence  à  Idées  Vivantes^  de 
De  Watteau  à  Whistler  à  Trois  Crises  de  l'art  actuel  et  à  La 
Religion  de  la  Musique,  je  vois  toujours  miroiter  aux  rayons  de 
sa  clairvoyance  les  parcelles  de  Divin  que  notre  époque  recèle 
malgré  tout  en  soi. 

Une  remarquable  aptitude  à  l'analyse  a  toujours  mené  le  cri" 
tique,  bien  au  delà  de  la  froide  raison,  à  travers  les  cercles  les 
plus  mystérieux  de  l'intuition.  Avec  lui,  d'ailleurs,  il  ne  s'agit 
plus  de  parler  suivant  la  norme  du  caprice  ou  d'un  penchant 
tout  personnel.  Il  s'agit  de  deviner  dans  quelles  conditions  une 
œuvre  a  été  élaborée,  de  sentir  avec  la  sensibilité  de  l'auteur,  de 
reconstituer  en  soi  ses  émotions  et  a  toutes  les  phases  intellec- 
tuelles par  où  il  a  passé  ».  C'est  là  une  épreuve  dans  laquelle  le 
subconscient  doit  pouvoir  intervenir  ;  et  ceux  à  qui  la  vie  pro- 
fonde n'a  rien  à  révéler  y  succombent  infailliblement. 

Or,  la  perspicacité  du  critique  devient  extrême  quand  elle 
considère  les  rapports  mutuels  des  différents  arts  dans  le  Temps 
et  qu'elle  les  compare  aux  aspects  que  leur  a  prêtés  le  Présent. 
Les  grimaces  des  usurpateurs  et  des  impuissants  ne  peuvent 
dérouter  que  les  esprits  superficiels.  Mauclair,  lui,  va  droit  au 
centre  et  aperçoit  seulement  les  trésors  que  des  liens  invisibles 
relient  à  l'immuable. 


CAMILLE    MAUCLAIR  221 


Aussi,  au  milieu  des  incompréhensions  qui  essayaient  d'étouflfer 
les  efforts  de  tout  un  gtoupe  d'artistes  réagissant  contre  l'esprit 
scolastique  et  la  peinture  noire  des  romantiques,  Camille  Mau- 
clair  éleva  hardiment  la  voix.  Partant  de  ce  principe  que  la 
«  divine  sincérité  »  ne  peut  être  stérile,  il  rechercha  avec 
confiance  les  hérédités,  les  analogies,  démêla  les  fils  par  lesquels 
les  initiatives  nouvelles  et  les  entreprises  anciennes  se  rejoi- 
gnaient sur  un  plan  supérieur  et,  d'un  bel  élan  d'enthousiasme, 
il  écrivit  le  premier  l'histoire  critique  de  l'Impressionnisme. 

Comme  on  le  voit,  dans  son  œuvre,  pourtant  si  considérable, 
C.  Mauclair  a  toujours  gardé  une  direction  morale.  Découvrir 
autour  de  lui  des  affinités  avec  les  régions  spirituelles  où  le  fait 
vivre  sa  sensibilité,  tel  semble  avoir  été  le  souci  constant  de 
Camille  Mauclair,  qu'il  se  soit  intéressé  à  l'art  d'un  Laforgue 
ou  à  celui  d'un  Edgard  Poë  et  d'un  Rodenbach,  à  l'ibsénisme 
ou  au  symbolisme,  à  l'esthétique  wagnérienne  ou  aux  mélodies 
de  Schumann,  à  l'impressionnisme  ou  à  Whisiler.  Cette  atmos- 
phère de  rêve,  on  la  sent  assez  particulièrement  dans  ses  poèmes 
et  dans  ses  contes.  Mais  ce  contrôle  incessant  des  relations  qui 
existent  dans  chacun  des  domaines  de  l'art  ou  de  la  vie  devait  le 
conduire  à  élargir  sa  conception  esthétique.  La  grande  décou- 
verte de  Camille  Mauclair,  c'est  l'idée  qu'il  commença  à  déve- 
lopper dans  l'Introduction  à  une  esthétique  et  à  une  critique  d'art 
unitaires,  c'est-à-dire  l'identité  des  essences  d'art,  et  la  critique 
d'analogie. 

Une  critique  de  la  «  fusion  des  arts  »  tentée  par  Wagner  fut 
l'étape  nécessaire,  où  se  précisa  dans  son  esprit  la  direction  de 
sa  vie  morale,  et  après  laquelle  il  reprit  sa  route  d'un  pas  désor- 
mais assuré.  Il  lui  apparut  que  si  a  la  fusion  extérieure  est  impos- 
sible, elle  peut  du  moins  s'opérer  dans  la  conscience  ».  Déjà  la 
nature  lui  avait  enseigné  le  principe  de  l'unité  dans  le  multiple. 
Il  lui  était  facile  de  concevoir  à  présent  «  toutts  les  manifesta- 
tions intellectuelles  comme  les  expressions  interchangeables 
d'une  logique  unitaire,  comme  les  dépendances  d'un  rythme 
central  qui  est  le  principe  de  la  vie  ».  Ainsi,  il  retrouvait  le 
même  langage,    les    mômes   vibrations  subtiles,   des    signes   et 

19. 


322  TOUTES    LES    LYRES 


comme  des  étincelles  identiques,  dans  un  bronze,  une  sympho* 
nie,  une  peinture  ou  un  poème.  Il  y  percevait  des  analogies  sen- 
sorielles, des  éléments  abstraits  similaires,  et  il  les  sentait  reliés 
entre  eux  par  une  sorte  de  fluide  magnétique  qui  peut  nous 
donner  la  sensation  des  correspondances  quil  charrie.  Dès  lors, 
il  songea  à  poursuivre  par  voie  de  synthèse  dans  tous  les  arts 
cette  théorie  des  «  notions  interchangeables  »  et  à  appliquer 
lui-même  la  critique  d'analogie  dont  il  venait  de  poser  le  principe. 
On  éprouve  une  émotion  profonde  à  lire,  par  exemple,  l'un  des 
livres  que  nous  a  valus  jusqu'ici  cette  audacieuse  et  noble  entre- 
prise :  La  Religion  de  la  Musique,  œuvre  tniièrement  admirable, 
et  l'une  des  plus  intimement  significatives  de  Camille  Mauclair. 

Conteur,  l'auteur  du  ^Mystère  du  Visage  et  des  Passionnés  ne 
confond  pas  le  roman  platement  sentimental  avec  le  roman  psy- 
chologique. Il  y  a,  dans  la  plupart  de  ses  contes,  un  cas  imprévu, 
un  problème  de  l'âme  à  résoudre,  la  trame  rapide  d'un  drame 
humain  —  de  quoi  écrire,  en  ajoutant  au  produit  d'une  observa- 
tion solide  et  dune  analyse  pénétrante  quelques  détails  acces- 
soires, une  pièce  de  théâtre  ou  un  roman  de  psychologie  vraie, 
infiniment  subtile  et  délicate. 

Poète,  l'auteur  des  Sonatines  d'Automne  et  du  Sang  parle  a 
surtout  éprouvé  le  besoin,  a-t-on  dit,  «  de  faire  un  peu  de  musi- 
que ».  Je  le  veux  bien  ;  mais  j'y  trouve  aussi  des  silences  ina- 
paisés, des  sanglots  contenus,  des  ironies  mélancoliques,  des 
confiances  ébauchées,  des  angoisses  frissonnantes,  —  et  que  tout 
cela  est  bien  de  la  poésie  ! 

M.  Camille  Mauclair  est  né  à  Paris,  le  29  décembre  1872.  Après 
deux  essais  critiques  sur  Stéphane  Mallarmé  et  Maurice  Maeter- 
linck, il  publia,  en  1B93,  Eleusis,  «  Causeries  sur  la  cité  inté- 
rieure ))  (Perrin,  édit.).  Puis  parurent  Les  Sonatines  d'Automne, 
poèmes,  (Perrin,  1894)  ;  Couronne  de  Clarté,  roman  féerique 
(OllendorflF,  1895);  Jules  La/orgue,  essai  {Mercure,  1896)  ;  L«s 
Clefs  d'Or,  contes  (Ollendorf,  1896)  ;  L'Orient  Vierge,  roman, 
(d'  1897);  Le  Soleil  des  Morts,  (d"  1898);  L'Ennemie  des  liêvesf 
roman  (d"  1899)  ;  L'Art  en  Silence,  essais  (d*  1900);  Auguste 
Rodin  (La  Plume,  1901);  L'Art    de    M.Félix   Ziem    (Rouveyre, 


CAMILLE    MAUCLAIR  223 


içoi)  ;  Les  Camelots  de  la  Pensée,  monographie  (Les  Cen^ 
Bibliophiles.  1902);  Les  (Mères  Sociales,  roman  (Ollendorff, 
1902)  ;  Les  T)anaïJes,  contes  (Le  Livre  et  l'Estampe,  1903)  ;  Le 
Génie  est  un  Crime,  pièce  en  4  actes  {La  Grande  Revue,  1903)  . 
Frenck  Impressionnists  (Londres,  Duckworth,  1903)  ;  Gustave 
Ricard  {L'Art  Ancien  et  Moderne,  1903)  ;  Le  Poison  des  Pierre- 
ries, conte  oriental  (Ferroud,  1903)  ;  Idées  Vivantes,  essais  (L'Art 
Ancien  et  Moderne,  1904)  ;  La  Ville  Lumière,  roman  (Ollendorff, 
1904);  The  Great  French  painters  (Londres,  Duckworth,  1903); 
Le  Sang  parle,  poèmes  (Maison  du  Livre,  1904)  ;  L Impression- 
nisme [L'Art  Ancien  et  Moderne,  1904)  :  Fragonard  (H.  Laurens, 
1904);  Auguste  Rodin  (Londres,  Duckwork,  1905)  :  De  Watteau 
à  Whistler,  essais  {Fasquelle,  1905)  ;  Trois  Femmes  de  Flandre, 
contes  (H.  Piazza  et  C'%  1905);  Le  Mystère  du  Visage,  contes 
(Ollendorff,  1907)  \  Jean-Baptiste  Greuze  (H.  Piazza  et  C'*,  1906)  ; 
Watteau  (Londres,  Duckworth,  1906)  ;  Schumami  (H.  Laurens, 
1906)  ;  Trois  Crises  de  l'Art  actuel  (Fasquelle,  1906}  ;  Ames  Bre- 
tonnes, contes  (H.  Piazza  et  C'*,  i go j);  L'Amour  Tragique,  nou- 
velles (Calmann  Lévy,  igo8);  La  Religion  de  la  (Musique  (Fisch- 
bâcher,  1909)  ;  Louis  Legrand  (Floury,  1909)  ;  La  Beauté  des 
Formes  (Librairie  Universelle,  1909)  ;  Etudes  de  Filles  (Michaud, 
1910)  ;  et  Les  Passionnés,  cornes  (Calmann-Lévy,  191 1). 

M.  Camille  Mauclair  achève  deux  livres  importants  :  Florence 
et  l'Histoire  de  r art  florentin,  et  Idées  sur  l'amour  physique,  dans 
lequel  il  exploiera  certains  recoins  d'âme  où  la  «  convenance  » 
défend,  parait-il,  d  allei-  et  où  il  y  a  des  trésors  d'émotion  et  les 
mouvements  les  plus  secrets  du  cœur  humain. 


224  TOUTES    LES    LYRES 


LE   SOIR  AU   LAC   D'ORTA 

C'était  une  nature  intense  et  magnétique 
Sous  les  hauts  parasols  de  longs  calices  bleus, 
Balancés  sur  l'eau  verte,  acide  et  phosphorique 
D'un  ciel  extasié  de   mourir  peu  à  peu. 

Des  glaciers  d'émail  fondaient  aux  feux  étranges 
D'un  couchant  corrosif  quitlintait  leur  beauté  ; 
Le  sillage  des  ailes  d'invisibles  anges 
Remuait  en  l'air  chaud  les  fièvres  de  l'été. 

Un  éclat  de  bouquets  dans  les  pierres  heureuses 
Livrait  leur  âme  au  vent  frôleur  qui  s'en  jouait  : 
La  brume  dissolvait  les  collines  peureuses 
Dans  la  suavité  del'opale  et  du  lait. 

Un  miracle  naissait  sous  les  pas  du  silence 
Qui  lentement  semait  des  fleurs  d'obscurité 
D'où  germaient,  sous  son  geste  alenti  d'indolence, 
Des  conseils  de  tendresse  et  de  sécurité. 

L'amour  se  tenait  prêt  à  devenir  un  songe 
Et  berçait  son  espoir  au  chant  des  rossignols  : 
L'étoile,  offerte  nue  au  soir  qu'elle  prolonge, 
Riait,  seule,  à  l'évanouissement  du  sol. 

Alors  l'oiseau  parla  pour  la  douleur  suprême 
Qui  s'idéalisait  du  soleil  disparu, 


CAMILLE    MAUCLAIR  225 

Et  seulement  alors  fut  osé  le  ((  je  t'aime  » 
Qu'on  ne  dit  que  la  nuit  pour  feindre  d'être  cru, 

Quand  les  yeux  ne  voient  plus,  quand  les  mains  sont 

[en  fièvre, 
Quand  le  serment  tout  bas  est  d'avance  accepté. 
Puisqu'il  n'importe  plus  que  de  joindre  des  lèvres 
Et  de  leurrer  son  cœur  d'un  goût  d'éternité. 


APRES 

Je  suis  sorti  dans  la  nuit. 
Le  cœur  lourd  de  larmes, 
Après  tout  ce  qu'ils  m'ont  fait, 
Après  tout  ce  qu'ils  m'ont  fait. . . 

Et  alors  des  vers  ont  chanté, 
Jusqu'à  ma  lèvre  ils  sont  montés, 
Plus  tristes  que  la  mort  et  que  la  haine. 
Pour  énoncer  ma  peine... 

Mais,  soudain  j'ai  vu  la  nuit  claire 

Et  j'ai  mordu  mon  sanglot 

Sur  mes  lèvres  amères  ; 

Mais,  soudain,  j'ai  vu  la  nuit  claire 

Et  j'ai  trouvé  que  tout  était  si  beau 

Qu'il  importait  peu  si  la  colère 

Brisait  mon  cœur  et  faisait  crier  mon  sanglot. 


226  TOUTES    LES    LYRES 


En  douceur  j'ai  changé  ma  douleur, 

Et  j'ai  voulu  ne  chanter  que  la  joie, 

Et  j'ai  parlé  tout  haut  de  vos  roses,  Seigneur, 

Du  ciel  de  lait,  des  cœurs  aimants,  et  de  la  foi, 

Du  printemps,  des  baisers,  et  de  toutes  les  choses 

Que  l'on  m'a  refusées. .. 

Et  quand  je  me  suis  tu,  j'avais  l'âme  sereine 
Et  la  fragilité  divine  d'un  enfant  : 
Et  je  sais  désormais  comment  on  se  défend 
Par  le  sourire  et  par  le  baume  sur  la  plaie. 

Mars-Avril  79 06. 


L'AVERTISSEMENT 

Depuis  si  longtemps, 

Dit  le  sang. 

Que  je  n'ai  pas  jailli 

De  la  bouche  de  cet  homme, 

11  m'oublie  et,  frivole, 

Rit,  se  croit  sûr  de  vivre,  oublie 

Que  je  suis  la  mort. 

Il  faut  que  j'apparaisse  sur  ses  lèvres, 

Que  je  me  mêle  à  son  baiser, 

Pour  lui  rappeler  que  je  suis  la  fièvre. 

Que  je  suis  le  mal,  et  qu'il  ne  doit  pas  m'oublier, 


CAMILLE   MAUCLAIR  227 

J'attendrai  qu'il  embrasse  cette  belle  fille, 
En  croyant  que  c'est  bien  son  droit, 
Pour  surgir  de  son  poumon  jusqu'à  sa  bouche 
En  un  petit  spasme  qui  le  glacera  d'effroi... 

u  Quel  est  ce  moribond  qui  me  touche  ?  )) 

Dira  la  belle  fille  soudain  farouche ... 

Je  suis  le  signe  de  la  mort, 

Le  signe  auquel  on  ne  pense  plus, 

Le  signe  qu'on  garde  en  soi  sans  comprendre. 

Je  suis  le  sang  craché  par  la  vengeance 

De  la  douleur  qui  domine  la  vie, 

Je  suis  le  sang  du  poitrinaire  des  romances. 


LIED 

As-tu  toujours  autant  de  peine 
Ce  soir  que  les  autres  soirs  r 
As  tu  toujours  autant  de  haine. 
Aussi  peu  d'espoir  ? 

—  Je  vois,  je  vois  des  colombes, 
J'entends,  j'entends  des  rossignols. 
Je  vois  des  lilas  sur  des  tombes. 
Un  ciel  traversé  de  grands  vols. 


228  TOUTES    LES    LYRES 


As-tu  toujours  autant  de  larmes, 
Penses-tu  toujours  à  mourir  ? 
A-t-il  gardé  son  mauvais  charme 
Ton  menteur  et  beau  désir  ? 

—  Je  vois,  je  vois  des  bateaux  blancs, 
Des  nuées  d'or  sur  la  mer  bleue, 
J'entends  des  chœurs  purs  et  tremblants 
Qui  meurent  sur  la  mer  bleue. . . 


FIEVRE 

Tu  veux  savoir  pourquoi  mes  yeux  sont  si  étranges. 

Mes  mains  fébriles,  mon  cœur  battant: 

Dis,  mon  aimée,  oh  !  dis,  tu  veux  savoir 

Pourquoi  je  change, 

Tantôt  rieur  et  tantôt  haletant, 

Et  mon  secret  te  hante,  et  ma  douleur  te  blesse, 

Dis,  mon  aimée  }  Ah  !  laisse,  laisse... 

C'est  peut-être  que  je  me  hais 

De  n'avoir  pu  mieux  t'aimer, 

Toi  qui  m'aimes. 

Alors  que  celle  que  j'aimais 

M'a  oublié  quand  même. 

Que  je  l'oublie  et  m'en  souviens  quand  même. 


CAMILLE    MAUCLAIR  229 

Sait-on  les  mélanges  obscurs 

Des  poisons  de  haine  et  d'amour  î^ 

La  vie  apparente  prolonge 

Un  voile  ramené  sur  la  face  des  songes... 

Tout  ce  qu'on  dirait  serait  mensonge, 

Se  taire  est  encore  un  aveu, 

Savoir  au  juste  ce  qu'on  veut 

Semble  la  pire  des  démences... 

Embrasse-moi,  pitié  de  mon  cœur,  en  silence. 


Alexandre  MERCEREAU 


Il  nous  a  paru  piquant  de  laisser  le  soin  de  présenter  ce  poète, 
si  noblement  révolutionnaire,  à  un  autre  poète,  non  moins  indé- 
pendant certes,  mais  qui,  lui,  n'a  publié  que  des  vers  d'une  vraie 
beauté  classique,  M.  Jacques  Nayral: 

«  M.  Eshmer-Valdor,  C^)  écrivait  en  1905  quelque  critique  su- 
balterne, ne  peut  être  un  poète  aimé  de  la  démocratie... 

»  J'ai  tenu  à  rappeler  ce  jugement  porté  jadis  sur  l'auteur  des 
Thuribulums  affaissés,  parce  que,  dans  sa  grotesque  et  vulgaire 
intention  de  dénigrement,  celui  qui  le  formula  proclamait,  à  son 
insu,  la  noblesse  et  la  hauteur  d'un  artiste  qu'il  n'avait  pas  com- 
pris. Mercereau,  en  eflFet,  dès  ses  premiers  essais,  s'imposa 
comme  un  écrivain  essentiellement  original,  méprisa  les  fadaises 
de  la  littérature  officielle,  négligea  les  clichés  de  la  littérature  dé- 
mocratique (!),  affirma  sa  peisonnalité.  C'en  était  assez  pour  qu'il 
fût  l'objet  des  attaques  les  plus  violentes  ;  mais  il  y  gagna,  du 
même  coup,  des  admirations  sincères  et  des  amitiés  passionnées. 

))  Aussi  bien  s'est-il  offert  aux  coups  avec  une  dédaigneuse 
assurance,  depuis  dix  ans  qu'il  prodigue  sa  généreuse  activité  au 
service  de  la  littérature  et  de  l'art.  Aucune  tentative  nouvelle, 
aucun  effort  intéressant  vers  plus  de  beauté  ne  Tayant  laissé 
indifférent,  il  était  juste  que  Mercereau  fût  en  butte  aux  malédic- 
tions de  ceux  qui  piétinent  les  sentiers  battus. 

))  11  a  recueilli,  en  revanche,  les  plus  précieux  témoignages 
d'estime  et  de  reconnaissance  de  la  part  d'artistes  et  de  lettrés 
soucieux  de  a  l'éternelle  renaissance  ».  Le  banquet  qui  lui  fut 
offert  récemment,  et  dont  M.  Frantz  Jourdain,  président  du  Salon 
d'Automne,  —  qui  a  connu,  mieux  que  personne,  les  difficultés 
des  entreprises  neuves  et  hardies  —  accepta  la  présidence,  fut, 
en  dépit  de  la  jalousie  de  quelques  «  novateurs  »  ardents  à  se 
croire  les  seuls  0  jeunes  »  dignes  d'attention,  une  splendide  ma- 


I*)  Eshmer-Valdor  est  le  pseudonyme  qu'adopta,  à  ses  débuts, 
M.  Alexandre  Merccrrau. 


ALEXANDRE    MERCEREAU  23] 


nifestation  qui  restera  chère  à  l'auteur  des  Contes  des  Ténèbres,. 

))  Alexandre  Mercereau  est  né  à  Paris,  le  22  octobre  18^4.  Ses 
premiers  vers  furent  publiés  en  1 901  ;  il  n'avait  pas  tout  à  fait 
dix-sept  ans.  Entré  dans  la  bataille,  il  ne  cessa  pas  d'y  figurer  au 
premier  rang.  Successivement  ou  à  la  fois,  il  collaborait  à 
l'Œuvre  d'Art  internation  aie  ^  à  la  Revue  du  Bien,  aux  Cahiers  de 
Mecislas  Golberg,  à  La  Balance^  de  Moscou,  à  'Poesia,  aux  Ecrits 
pour  l'Art,  à  Isis^  à  T'a»,  à  L'Art  Libre^  au  Centaure,  à  diverses 
revues  de  Bohême  et  de  Russie.  Il  était,  en  1903-04,  parmi  les 
fondateurs  de  La  Vie  comme  secrétaire  de  rédaction.  L'année 
1906  le  trouvait  en  Russie,  où  il  dirigeait  la  partie  française  de 
La  Toison  d'Or.  Il  organisa  dès  lors,  à  Moscou,  St-Pétersbourg, 
V^tw,  Odessa,  etc.,  des  expositions  d'art  français,  depuis  le  ro- 
mantisme jusqu'aux  dernières  tendances,  et  soutint,  par  ses  arti- 
cles, des  mouvements  originaux  de  peinture  et  de  sculpture  en 
Bohême  et  en  Russie. 

))  Revenu  à  Paris,  il  coopéra  à  la  fondation  de  la  fameuse 
«  Abbaye»  de  Créteil.  Nous  le  retrouvons  en  191  t  secrétaire  de 
la  section  littéraire  du  Salon  d'Automne,  —  dont  déjà  il  avait 
organisé  les  conférences  les  deux  années  précédentes,  —  membre 
du  Comité  d'Initiative  Théâtrale  (lectures  dramatiques  de  l'Odéon) 
aux  côtés  de  Verhacren,  d'Henri  de  Régnier,  d'Andié  Gide,  etc., 
co-directeur,  avec  Paul  Fort,  de  la  revue  «  Vers  et  Prose  »  et  cri- 
tique littéraire  de  La  Revue  Indépendante. 

))Une  telle  collaboration  à  tant  d'œuvres  différentes  aurait  suffi 
à  éparpiller  l'activité  d'un  travailleur  moins  puissant  que  Mer- 
cereau. Elle  ne  lui  servit  qu'à  discipliner  sa  fougue  et  à  acquérir 
une  merveilleuse  érudition. 

»  Il  y  a  trois  étapes,  pour  ainsi  dire,  dans  l'action  de  Mercereau 
—  je  dis  «  action  u  à  dessein,  car  chez  lui,  l'œuvre  écrite  est  in- 
séparable de  l'action.  Ces  trois  étapes  sont  la  publication 
des  Thuribulums  affaissés,  la  fondation  de  a  L'Abbaye  »,  la  pu- 
blication des  Contes  des   Ténèbres. 

»  Les  Thuribulums  affaissés,  poèmes,  parurent  en  1905.  Et,  tout 
de  suite,  les  critiques  routiniers  s'indignèrent.  Pourquoi  ce 
M.    Eshmer-Valdor   s'autorisait-il   à   des  audaces  de  syntaxe  et 


232  TOUTES    LES    LYRES 


n'écrivait-il  pas  «  comme  tout  le  monde  »  ?  Et  d'abord,  ce  qui 
les  vexait,  plusieurs  en  faisaient  l'amusant  aveu,  c'était  le  titre. 
Ces  messieurs,  —  pensez-donc  1  — avaient  dû  feuilleter  leur  Qui- 
cherat  pour  apprendre  que  thuribulum  est  un  mot  latin  qui 
signifie  :  cassolette  à  brûler  de  l'encens,  encensoir.  Thuribulum  !! 
Pauvres  gens,  fermés  à  la  couleur  des  vocables,  comme  d'autres, 
critiques  d'art,  sont  fermés  à  la  magie  des  couleurs.  Et,  tout  de 
suite,  moitié  rancune,  moitié  sottise,  ils  déclaraient  net  qu'ils  ne 
comprenaient  pas.  «  Avez-vous  compris  ?  Moi  non  plus  »,  confesse 
l'un  d'eux  après  avoir  cité  ces  vers  du  prélude  : 

Les  encens  ont  vraiment  des  tons 
et  des  senteurs  de  rêve  éteint. 
Oh  !  ces  orgues  ont  bien  des  sons 
semblables  à  des  temps  défunts. 

»  Plaignons-les,  ceux  que  ne  pénétrait  pas  le  charme  de  ces  ima- 
ges et  de  ces  sonorités,  l'harmonieuse  mélancolie  de  ces  évoca- 
tions, ceux  qui  ne  savaient  point  entrer,  à  la  suite  du  poète,  dans 
la  cathédrale  de  rêve  où 

Des  gouttes  d'heures  sombres  clapotent  doucement, 

tandis  que  le  jeune  prêtre  a  beau  comme  pain  sacré,  doux  comme 
hostie  »,  s'abîme  dans  l'amour  de  toute  humanité.  Et,  sans 
doute  aussi,  les  choquait  l'exquise  et  mignarde  peinture  a  Soir 
Watteau  »  .^ 

Doux  bergerets  et  bergerettes 

de  biscuit  de  Saxe  blanc, 

avec  des  roses  aux  pommettes, 

vont  deux  par  deux  innocemment... 

ou  les  visions  émouvantes  du  poème  à  la  «  Lune  »  } 

Inspiration  des  chiens  errants 
qui  vont  par  les  chemins,  hurlant, 
la  prunelle  allumée  de  vent... 

»  Peut-être  aussi  n'ont-ils  point  senti  les  poignantes  beautés 
des  vers  ((  pour  Hélène  »  : 


ALEXANDRE  MERCEREAU  233 


Je  t'ai  rêvée  fatale,  morose,  taciturne, 

et  je  t'aurais  voulue  vêtue  de  solitude... 

...  Tu  me  ferais  souffrir  beaucoup  par  habitude... 

Triste,  tu  passerais  dans  ma  vie  sans  espoir, 

ton  chemin  serait  fait  des  illusions  mortes, 

tu  serais  entourée  du  spleen  que  l'on  colporte 

par  les  soirs. 

»  Il  est  malheureusement  impossible  d'analyser  ici  complète- 
ment tout  le  volume.  Pour  en  détailler  toutes  les  beautés,  il 
le  faudrait  citer  presque  en  entier.  On  n'a  pas  manqué,  certes, 
d'y  retrouver  linfluence  de  Laforgue,  de  Mallarmé,  d'autres  en- 
core, mais  quel  est  l'écrivain  —  je  dis:  l'homme  de  génie  même 
—  dont  les  premières  productions,  au  moins,  ne  témoignent  pas 
qu'il  connaît  l'œuvre  de  ses  aînés?  Symboliste?  Oui,  certes, 
l'auteur  des  Thurihulums  doit  beaucoup  au  Symbolisme,  mais, 
ce  qu'il  faut  voir,  c'est  qu'il  pliait  les  formules  symbolistes  à  l'ex- 
pression de  son  lyrisme  propre,  et  ceci  est  le  fait  d'un  poète,  dans 
la  haute  acception  du  mot. 

»  L'Abbaye,  «groupe  fraternel  d'artistes  ».  Dans  notre  siècle  si 
vite  oublieux,  nul  n'a  oublié  ce  nom  et  les  fiers  souvenirs  de  gé- 
néreuse audace  qu'il  évoque.  Ce  n'était  pas  une  tentative  banale, 
en  effet,  que  celle  de  ces  douze  jeunes  gens,  poètes,  peintres, 
sculpteurs,  graveurs,  musiciens,  réunis  dans  une  communauté 
d'idéal  et  qui,  pour  assurer  leur  vie  matérielle,  s'associaient  en 
communauté  phalansiérienne,  faisaient  métier  de  typographes 
et  de  jardiniers.  L'Abbaye  dura  assez  longtemps  pour  que  la 
grande  presse  s'en  émût,  émerveillée  que  des  artistes  jeunes  pus- 
sent ainsi,  en  pleine  indépendance,  résoudre  à  leur  profit  le  pro 
blême  douloureux  de  l'existence.  Je  regrette  de  ne  pouvoir 
à  loisir  dire  tout  le  bien  que  je  pense  de  cette  héroïque  initiative- 
Je  tiens  à  rappeler  toutefois  qu'Alexandre  Mercereau  se  dévoua 
corps  et  âme  à  cette  entreprise  et  se  dépensa  sans  compter  pour 
en  assurer  le  succès.  Au  reste,  l'Abbaye  n'était  déjà  plus  qu'un 
souvenir,  l'étiquette  d'un  groupement  intellectuel,  que  Merce- 
reau se  dévouait  encore  à  la  fortune  de  ses  anciens  associés.   Il 


234  TOUTES    LES    LYRES 


ne  lui  manqua  rien  de  ce  qui  est  l'ordinaire  bénéfice  des  apôtres, 
rien,  pas  même  l'ingratitude  de  deux  ou  trois  de  ses  compagnons, 
ceux-là  mêmes  qu'il  avait  le  plus  âprement  défendus. 

))  C'est  sous  la  firme  de  «  l'Abbaye  »  que  Mercereau  publia  un 
volume  de  contes,  Gens  de  là  et  d'ailleurs,  étude  singulièrement 
suggestive  et  pénétrante  de  psychologies  rurales,  urbaines  et 
parisiennes.  La  précision  aiguë  de  son  observation  ne  laissait  pas 
de  trahir  quelque  amertume.  La  tendance  ironique  qui  s'accu» 
sait  çà  et  là  dans  les  Thuribulums  s'accentuait  ici  jusqu'au  sar- 
casme. Mais  l'exquise  sensibilité  qui  frémissait,  par  exemple,  dans 
l'histoire  touchante  de  «  Louis  et  Louise,  gens  du  peuple  »,  et  le 
style,  personnel,  coloré,  vivant,  rappelaient  le  poète  de  naguère 
et  faisaient  présager  le  prosateur  lyrique  des  Contes  des 
Ténèbres. 

))  Car,  ainsi  qu'on  l'a  justement  remarqué,  les  Contes  des  Ténè- 
bres,—  livre  si  discuté,  si  hautement  loué  et  si  platement  dénigré, 
—  sont  avant  tout  a  l'œuvre  d'un  grand  lyrique.  »  Dans  cet  ou- 
vrage où  il  oppose  l'un  à  l'autre,  avec  un  art  toujours  sûr,  le 
double  pragmatisme  de  l'action  intensive  et  de  l'inaction  absolue, 
où  il  nous  révèle  l'inexprimé,  où  il  nous  donne  la  sensation  de 
pénétrer  l'inconnaissable,  Mercereau,  par  la  puissance  du 
lyrisme,  s'évade  du  contingent  et  force  les  portes  du  mystère.  Je 
n'ai  pas  ici  la  place  de  dégager  la  philosophie  de  ce  livre.  Je 
veux  cependant  citer  ces  quelques  mots  de  Jean  Metzinger,  qui 
résument  bien,  encore  que  trop  succinctement,  la  substance  des 
Contes  des  Ténèbres  :  a  Alexandre  Mercereau  parvient  à  nous  ré- 
véler les  désespoirs  et  les  bonheurs  qui  n'ont  trait  à  rien  de  sen- 
sible. De  sa  propre  ardeur  poétique  il  a  vêtu  la  raison  pure,  et 
la  raison  pure  s'est  animée  I...  Il  dit  les  tribulations  d'un  homme 
qui  veut  s'arracher  à  l'absurde,  aux  sensibleries,  au  mensonge  et 
atteindre  aux  joies  supérieures,  réaliser  l'Homme.  »  Et  je  n'ai 
rien  à  ajouter  à  ceci,  sinon  que  nul,  mieux  que  Mercereau,  n'est 
qualifié  par  sa  magnificence  verbale  aussi  bien  que  par  l'exalta- 
tion de  son  lyrisme  philosophique,  pour  réaliser  l'effort  écrit  et 
pensé  vers  une  humanité  supérieure.  )) 


ALEXANDRE    MERCEREAU  23$ 

ON  A  CRUCIFIÉ  LE  SOLEIL  UN  MATIN 

A  l'ami  Fritz  R.  Vanderpijl. 

Des  gouttes  d'heures  sombres  clapotent  doucement 
au  silence  des  cathédrales. 

Les  filles  de  l'encens  s'angoissent  tristement 
sur  la  blancheur  grise  des  dalles, 
et  pleurent, 
des  heures. 

Les  filles  de  l'encens  s'étiolent  doucement, 

sans  plaintes,  dans  les  nefs, 

elles  s'étiolent 

et  s'étonnent 

chastement. 

On  a  crucifié  le  soleil 
avec  ces  vitraux  sombres  comme  des  prêtres, 
comme  des  heures 
qui  pleurent  : 

le  soleil  s'est  déchiré 
aux  épines  des  grands  saints 
peints. 

On  a  crucifié  le  soleil 
et  son  or  sur  les  dalles  saigne. 


236  TOUTES    LES    LYRES 


L'orgue  n'a  plus  sa  voix 

si  belle  d'autrefois  ; 

il  sanglote  des  psalmodies 

lentes  comme  des  prêtres, 

comme  des  heures  qui  s'ennuient. 

Les  filles  de  l'encens  rêvent 
et  pensent  :  le  Dieu 
doit  être  bien  chagrin, 
sans  doute, 
puisqu'il  lui  faut  des  lieux 
si  tristes  de  crucifiement, 
pour  prier  son  grand  dédain 
des  choses,  que  lui  sont  les  humains. 

Les  heures  stagnent,  goutte  à  goutte, 
au  silence  des  cathédrales. 

Les  filles  de  l'encens  sanglotent  sur  les  dalles. 


On  a  crucifié  le  soleil  un  matin  ! 

(Impression  de  Saintonge^ 
Mise  en  couleur  à  Paris  en  1903). 


ALEXANDRE  MERCEREAU  237 


ET  MON  CŒUR  SE  MEURT  DE   ROMANCE 

Des  péta4es  de  clair  de  lune 
pantellent,  morts  dans  la  nuit  brune 
pleurant  d'argent  dans  le  silence. 

Le  vent  gémit  comme  du  cor, 

on  entend  le  cliquetis  d'or 

dans  les  pollens  sombres  des  lys. 

Pur  frisson  de  musique  ultime, 
vacillant  ses  sanglots   intimes 
en  mon  cœur  âpre  qui  s'indole. 
Très-Vieil  hibou  des  temps  passés, 
triste,  scrute  mes  sens  lassés, 
triture  et   pétris  mon  mal  heur. 

Voici  que  geint,  comme  une  femme 
qui  laisserait  glisser  son  âme 
dans  l'onde  du  bassin  de  pierre, 
le  jet  d'eau  que   sans  fin  tleurit 
la  volubilité  des  ris 
d'étrange  énervement  du  soir. 

Des  pétales  de  clair  de  lune 
pleurent  d'argent  dans  le  silence... 
Et  mon  cœur  se  meurt  de  romance. 

3  juillet  1903. 


238  TOUTES    LES    LYRES 


LES   HEURES   TOMBENT   DES    HORLOGES 

La  rafale  ébranle  des  cloches 

dont  le  son  s'essaime  en  mon  cœur. 

Les  heures  tombent  des  horloges 
avec  des  sanglots  de  douleur. 

Un  orgue  vieux  de  Barbarie 
a  le  las  du  deuil  en  la  voix; 
il  est  si  loin  des  rêveries 
monotones  des  autrefois... 

Ces  crissements  des  girouettes  ! 
Oh!   complaintes  sans  variété!... 
On   dirait  passer  la   brouette 
de  l'identique  éternité! 

Dans  les  ruelles  solitaires 
mon  triste  corps  est  tant  secoué 
que  je  sens  s'égrener  à  terre 
ma  pauvre  âme  déracinée. 

8  février  1904. 


CATHEDRALE  DU  BON  REPOS 

Cathédrale  du  Bon  Secours 

des  nuits  souveraines, 

pieux  autel  où  Morphée  met  des  voiles  aux  peines 


ALEXANDRE    MBRCBRBAU  239 

sur  les  toits,  près  des  cieux,  grand'nappede  zinc  pour 
les  sacrifices  très   nocturnes, 
cathédrale  du  Taciturne. 

[sardes, 
Ardoises  des  parvis,  lucarnes,  porches  de  nos  man- 
gouttières,   viaducs  faits  pour  drainer  le  sang 
de  l'holocauste,   très  saintement 
offert,  des  mauvais  rêves  qui  nous  ardent. 

Murmures  gazouilles  des  prières 

par  les  choses,  regard   attentif  des   tabatières 

sous  le  clignotement  des  étoiles 

et  dans  la  volupté  veloutée  des  vents. 

Fumée  légère,  vapeur  d'encens 

bleuissant  l'impénétrable  voile 

des  horizons  circonstanciels, 

la  très  divine  cassolette 

voûtée  du  ciel 

au  parfum  du  printemps  en  miettes. 

Forêts  d'orgues,  tuyaux  des  cheminées, 
se  fondant  en  l'ombre   prochaine, 
orgues  à   l'hymne  murmurée 
que  l'on  ne    peut  ouïr  qu'à  peine. 

Toits  nocturnes,   cathédrale  du   Bon  Repos. 

6  juin  1904. 


Victor-Emile  MICHELE! 


Ce  qu'est  la  poésie,  souvent  ésotérique  et  toujours  si  person- 
nelle, de  M.  Victor-Emile  Michelet,  nous  l'avons  dit  dans  l'Etude- 
qui  sert  de  préface  à  cette  anthologie. 

Il  nous  reste  à  donner  sur  le  poète  quelques  détails  biogra- 
phiques. 

Né  à  Nantes,  M.  V.-E.  Michelet  se  lia  d'amitié  avec  Villiers  de 
risie-Adam  à  la  suite  de  la  publication,  dans  diverses  revues,  de 
quelques-uns  de  ses  «  contes  surhumains  »  et  de  ses  essais  sur 
l'ésotcrisme  dans  l'art.  En  1884,  il  fondait  La  Jeune  France^ 
revue  qu'il  dirigea  jusqu'en  1888.  De  1889  à  1890,  il  remplit 
les  fonctions  de  secrétaire  de  la  rédaction  de  La  Revue  Us  Paris 
et  de  Saint-Pétersbourg^  que  dirigeait  Arsène  Houssaye.  Il  prit, 
en  189 1,  la  direction  de  la  revue  Psyché,  et,  en  1899,  celle  de 
L'Humanité  Nouvelle,  qu'il  garda  jusqu'en  1903. 

L'Académie  a  couronné,  en  1901,  son  recueil  de  Contes  aven- 
tureux, et  le  Prix  Sully  Prudhomme  lui  a  été  attribué  en  1902, 
c'est-à-dire  l'année  de  la  fondation,  pour  son  poème  La  Porte 
d'Or  (OUendorff,  éditeur). 

L'année  suivante,  l'Odéon  donnait  avec  un  réel  succès  son 
'Pèlerin  d'Amour,  un  acte  en  vers,  et  la  Ville  de  Paris  se  char- 
geait de  faire  éditer  un  drame  lyrique  en  4  actes,  Flori:{el  et 
Perdita,  dont  le  compositeur  Rabuieau   avait  écrit  la  musique. 

En  19 10,  M.  Victor  Kmilc  Michelet  a  été  élu  Président  de  la 
Société  des  Poètes  Français.  Une  pétition,  qui  s'est  couvei  te 
d'une  multitude  de  signatures  d'écrivains  et  d'artistes,  vient 
d'être  adressée  au  Ministre  pour  que  lui  soit  remise  la  croix  de 
la  Légion  d'Honneur. 

M.  V.-E.  Michelet  a  publié:  L'Esotérisme  dans  l'Art  (1890); 
Contes  surhumains  (L'Edition,  1900);  Contes  aventureux  (Guil- 
moto,  1900);  La  Torte  d'Or,  poème  (1902);  L'Espoir  merveil- 
leux, poèmes  (Mercure  de  France,  1908)  ;  Etude  sur  quelques 
artistes  originaux  (Kloury,  1908)  ;  L'Amour  et  la  Magie  (Librai- 
rie   Hermétique,    1909)  ;    L' Après-Midi    des  Poètes  :    La  'Poésie 


VICTOR-ÉMILE    MICHELET  24! 


Symboliste,  conférence  faite  au  Salon  des  Artistes  Indépendants 
(avec  deux  conférences  de  MM.  P.-N.  Roinard  et  Guillaume 
Apollinaire)  ;  Villiers  de  VIsle-Adam  (Figuière,  19 10).  Il  doit 
faire  paraître  prochainement  La  Possédée^  tragédie. 

Il  a  collaboré  activement  à  plusieurs  grands  quotidiens,  comme 
Le  Gaulois,  Le  Journal,  Le  Siècle,  etc.,  et  à  un  grand  nombre  de 
revues  d'avant-garde. 


L'HEURE    DE   TA    BEAUTE 

L'heure  de  ta  beauté  ne  sera  pas  perdue 
Si  tu  sais  invoquer,  —  telle  chante  en  ta  main 
Toute  la  voix  des  mers  dans  la  conque  exiguë,  — 
Tout  l'éternel  amour  dans  un  amour  humain  ; 

Sur  la  courbe  du  temps  si  ta  grâce  institue, 
Asile  défiant  les  flèches  du  destin, 
Une  atmosphère  heureuse  et  sur  laquelle  influe 
Tout  un  enchantement  pris  au  respir  divin. 

Que  ta  forme  s'efface  à  l'horizon  des  heures, 

Alors,  versant  au  ciel  sa  force  intérieure, 

D'un   vase   ténébreux  comme   un   tombeau    discret, 

Un  parfum,  triomphant  de  la  nuit  léthéenne, 
Attestera  qu'au  cœur  de  ce  monde  mauvais 
L'heure  de  ta  douleur  n'aura  pas  été  vaine. 


243  TOUTES    LES    LYRES 


TON  DOMAINE  EST  A  TOI 

Ton  domaine  est  à  toi:  l'as-lu  tout  visité? 
Qu'il  3'  demeure  un  coin  désert,  une  retraite 
Où  le  silence  et  l'ombre  espéreront  leurs  fêtes. 
N'y  porte  pas  le  mystère  de  la  clarté. 

Dérobe  à  tout  effort  de  curiosité 
Une  part  de  ton  âme  à  toi-même  secrète, 
Que  le  divin  oubli  en  fasse  la  conquête, 
Ainsi  que  d'un  tombeau  par  des  bois  abrité  ! 

Laisse  que  là  les  vents,  soufflant  de  loin,  rassemblent 
Les  semences  de  toute  une  flore,  où,  très  bas, 
Une  voix  chantera  que  tu  n'attendais  pas. 

Et  détourne  les  yeux  si  parfois  il  te  semble 
Qu'un  fantôme  étranger  tout  en  noir  est  venu 
Préparer  un  autel  pour  le  dieu  inconnu. 


SONGE  A  TON  CŒUR  D'ADOLESCENT 

Songe  à  ton  cœur  d'adolescent  mélancolique 
Qui  fut  un  sanctuaire  à  des  rêves  sacrés. 
Ah  !  maintenant,  si  tu  pouvais  le  recouvrer  ! 
Rien  ne  se  perd  :  tout  s'inscrit  au  livre  tragique 


VICTOR-ÉMILE    MICHBLET  243 


Que  tiennent  doublement  dans  leurs  mains  de  mystère 

Le  Prince  de  ce  monde  et  l'Ange  de  la  terre. 

Tâche  à  relire  avec  émoi  la  page  ardente 

Mémorative  de  ta  vie  adolescente, 

Celle  qui  t'a  fixé,  jusqu'à  ta  dernière  heure. 

Un  point  initial  de  vie  intérieure. 

Evoque  ta  jeunesse  à  ton  côté  dormante, 

Qui  t'a  vêtu  d'une  auréole  sororale, 

Qui  t'a  confié  pur  aux  bras  de  la  douleur, 

Et  qui.  pendant  les  ouragans  ultérieurs, 

Laissa  toujours  en  toi  sa  force  virginale. 

Evoque  le  fantôme  assoupi  de  toi-même, 

Avant  que  la  douleur  t'eût  mis  son  diadème, 

Tel  que  tu  fus  quand  tu  fixais,  sur  la  féerie 

De  ton  rêve  emplissant  le  moule  creux  des  heures, 

Des  yeux  plus  beaux  de  n'avoir  pas  connu  la  vie. 

C'était  la  route  la  plus  sûre  et  la  meilleure 

Que  voyait  ton  regard  de  pâle  adolescent, 

Celle  qu'il  te  fallait  suivre,  les  pieds  en  sang, 

Et  sous  les  flèches  du  destin  trouant  tes  hanches. 

Un  merveilleux  espoir  chantait  au  bout  des  branches 

D'aller  vers  ton  amour,  comme  vers  le  miroir 

Où  tu  te  contemplerais  couronné  d'épines. 

Rappelle  à  toi  l'adolescent  de  haute  mine, 

Et  revêts-toi  de  la  beauté  de  son  espoir, 

Afin  de  devenir  le  seigneur  de  toi-même. 

Et  derrière  ta  vie  exactement  léguer 

Le  sillage  de  ton  caractère  suprême 

Au  monde  où  tu  passas  le  visage  masqué. 


244  TOUTES    LES    LYRES 


LE    SILENCE 

Tu  n'auras  pas  d'autre  demeure  que  ton  cœur, 

Car,  sur  la  terre  où  nous  sommes  des  voyageurs, 

Nul  ne  bâtira  sa  demeure  permanente  : 

Tu  n'auras  pas  d'autre  demeure  que  ton  cœur. 

Alors,  autour  de  lui,  dans  l'atmosphère  ardente 

Qui  naît  de  lui,  qui  l'enveloppe,  et  qui  aspire 

Tous  les  rayons  venus  des  choses  qu'il  désire, 

Evoque  le  silence,  et  le  divin  silence, 

La  forme  que  revêt  la  première  hypostase, 

Obéissant  à  qui  l'espère  avec  puissance, 

T'emportera  jusqu'à  la  porte  de  l'extase. 

La  vie  intérieure  est  faite  de  silence. 

Elle  est  le  palais  dont  le  silence  est  la  base. 

Elle  est  la  fleur  du  feu  :  le  silence  est  le  vase. 

Le  silence  est  le  vase  où  tu  bois  la  beauté. 

Toi  qui  passes  ici,  certain,  mais  ballotté 

Entre  ta  vie  réelle  et  ta  vie  apparente, 

—  Ta  vie  réelle,  ténébreuse  et  véhémente 

Comme  la  passion,  le  tonnerre  et  la  mort,  — 

Couvre  d'un  voile  d'ombre  et  de  nuit  le  trésor 

De  cette  vie  intérieure,  que  mesure 

Entre  tes  âmes  la  meilleure  et  la  plus  pure, 

Afin  que  rien  n'attente  à  son  mystère  intense, 

Et  que  sa  force  vierge,  intégrale,  s'emploie 

A  dresser  le  métier  où  les  mains  du  silence 

Tâcheront  à  tisser  l'étoffe  de  ta  joie. 


VICTOR-ÉMILE    MICHELET  245 


AU   JARDIN    SECRET   DES    SOUVENIRS 

Si  les  vampires  du  passé  sont  immortels, 
Qui,  nés  de  ton  péché,  dévorent  ta  substance, 
Si  ta  coulpe  acharna  sur  tes  flancs  l'existence 
De  larves  prolongeant  leur  rôle  accidentel, 

Seule  réalité,  le  ciel  surnaturel 
A  des  yeux  plus  puissants  ouvre  son  évidence. 
Et  ta  foi  connaît  la  fontaine  de  Jouvence 
D'où  ton  cœur  sortira  lave  comme  un  autel. 

Il  est  un  baume  sur  la  terre  iduméenne  : 

Va  dissoudre  à  jamais,  dans  les  eaux  léthéennes, 

La  mauvaise  douleur  où  tu  t'es  attardé. 

Dans  le  jardin  secret  des  souvenirs,  n'emporte 

Que  des  jours  où  tu  as  au  divin  accédé, 

Et  des  amours,  qui  furent  belles,  et  sont  mortes. 


21 . 


Jacques  NAYRAL 


Je  tiens  Jacques  Nayral  pour  l'un  des  plus  sûrs  écrivains  que  sa 
génération—  il  est  né  le  15  mai  1H79,  à  Remiremont  (Vosges)  — 
nous  promet  pour  un  prochain  avenir. 

Toujours  maître  de  son  sujet,  c'est  avec  une  merveilleuse 
aisance  qu'il  nous  rend  sensibles  ses  émotions  ou  ses  idées.  Son 

style  a  juste  ce  qu'il  faut  de 
lumière  pour  éclairer  sans 
éblouir.  Sa  langue  est  d'une 
limpidité  et  d'une  correction 
égales  à  celles  des  classi- 
ques. Mais  elle  sait,  quand 
il  convient,  se  vêtir  de  fan- 
taisie, ou  nous  découvrir  une 
musculature  vigoureuse. 

Pas  une  seule  fois  le  sno- 
bisme littéraire  n'a  tenté 
M.  Jacques  Nayral.  Pas  une 
seule  fois  cet  écrivain  n'a 
pris  la  plume  pour  raturer 
des  choses  compliquées,  mais 
vides  de  sens.  Non.  C'est 
une  disposition  à  une  sorte 
de  mysticisme,  naturel  chez 
une  âme  qui  cherche  un  refuge  contre  les  avilissements  extérieurs, 
qui  l'a  porté  à  écrire  des  vers.  Et  il  en  a  publié  de  très  remar- 
quables dans  A  l'Ombre  des  Marbres  (Gastein-Serge,  édit.  1909) 
et  La  'Dentelle  des  Heures  (Figuièie,  édit.  1910).  D'autre  part, 
une  grande  acuité  dans  l'observation  et  un  puissant  instinct  satiri- 
que ont  fait  de  lui  un  dramaturge  et  un  romancier.  El,  ici, de  quelle 
vivacité,  de  quel  sens  critique,  de  quelle  verve  il  a  fait  preuve  ! 
Un  Jobard,  Empereur!  et  surtout  V Eclipse^  les  trois  pièces  de 
lui  qui,  les  premières,  ont  vu  la  rampe  (Comédie  Royale,  Théâtre 
Mondain^  Théâtre  des  Arts^)  ont  obtenu  un  gros  succès  auprès  du 


Masque,   par    Djinn 


JACQUES    NAYRAL  247 


public,  ce  qui  prouve  qu'elles  n'étaient  nullement  soporatives  ; 
et,  de  la  part  de  la  Critique,  elles  ont  été  discutées  avec  une 
passion  qui,  au  point  de  vue  littéraire,  les  consacre. 

Depuis,  Jacques  Nayral  a  fait  représenter  à  Déjazet  un  vaude- 
ville écrit  en  collaboration  avec  Henri  Clerc,  dans  lequel  la 
même  Critique  a  dû  reconnaître  une  véritable  rénovation  du 
genre,  et  qui  a  eu  une  centaine  de  représentations.  Il  a  en  ce 
moment  une  nouvelle  pièce  en  instance  au  Grand  Guignol  ;  et  il 
ne  paraît  pas  douteux  que,  comme  auteur  dramatique,  une  car- 
rière des  plus  brillantes  lui  soit  réservée. 

Dans  toutes  ces  pièces,  comme  aussi  dans  son  premier  livre, 
Le  Miracle  de  Courteville  (Gastcin-Serge,  édit.  1908),  romande 
moeurs  politiques  de  province  des  plus  curieux,  M.  Jacques  Nayral 
s'est  révélé  d'une  surprenante  dextérité  dans  l'art  de  lancer  les 
flèches  incisives  de  l'ironie.  Il  y  apportait  même  —  mises  à  part, 
au  début,  quelques  naïvetés  qui  sont  une  garantie  de  jeunesse 
loyale  et  sincère  —  une  connaissance  précoce,  et  déjà  profonde, 
du  ((  métier  »  d'écrivain  :  un  style  peut-être  un  peu  froid,  mais 
d'une  exceptionnelle  clarté,  jamais  de  longueurs,  une  réelle 
science  du  dialogue,  de  l'action,  de  la  vérité,  de  la  vie. 

Toutes  ces  qualités,  on  les  retrouve  dans  le  dernier  roman  de 
Jacques  Nayral,  V Etrange  Histoire  d'André  Lèris  (Figuière, 
édit.  191 1).  Mais  —  plus  haute  louange,  et  vraie  joie  pour  le 
critique  qui  suit  l'évolution  d'un  talent  —  ce  livre-ci  a  des  mé- 
riies  que  les  précédents  n'avaient  point.  Dans  l'Etrange  Histoire^ 
le  romancier  ne  s'est  pas  contenté  d'observer,  il  a  imaginé;  puis, 
à  létude  de  la  vie  —  de  sa  vie  intéiieure  ou  de  la  vie  sociale  — 
il  a  joint  des  impressions  ressenties  devant  la  nature;  à  ses  rêves 
et  aux  réalités  ambiantes  il  a  ajouté  le  mystère  ;  aux  précisions  de 
sa  forme  impeccable  il  a  donné,  en  maints  endroits,  les  ailes  fré- 
missantes du  lyrisme. 

Le  héros  du  roman,  André  Léris,  est  un  des  produits  de  notre 
civilisation .  Ses  dehors  sceptiques  cachent  une  inquiétude  méta- 
physique, et  son  élégance  extérieure,  par  contre,  habille  un  corps 
débilité  par  les  abus.  Intellectuel,  il  est  enclin  à  Tauto-analyse, 
et,  par  conséquent,  en  proie  à  ces  phobies,  à  ces  folles  imagina- 


248  TOUTES    LES    LYRES 


tions  dont  est  hanté  tout  esprit  qui  se  livre  trop  fréquemment 
aux  spéculations  cérébrales.  La  débauche  alcoolique,  d'ailleurs, 
aggrave  son  cas.  Et  voici  que  l'arrestation  d'un  garçon  boucher 
allume  dans  son  cerveau  malade  une  idée  fixe.  «  Si  l'on  me  de- 
mandait, se  dit-il,  ce  que  je  faisais  tel  jour,  à  telle  heure,  il  me 
serait  impossible  de  répondre.  Dans  l'inconscience  de  l'ivresse, 
peut-être  ai-je  tué?  Peut  être,  même,  est-ce  moi  qui,  précisé- 
ment, ai  commis  l'assassinat  dont  ce  garçon  boucher  est  in- 
culpé ?  »  Dès  lors,  les  journaux,  les  livres,  les  circonstances, 
l'attitude  de  ses  amis,  tout  semble  se  coaliser  pour  torturer  le 
malheureux,  tout  entretient  et  irrite  en  lui  cet  horrible  cauchemar. 

Grande  me  paraît,  ici,  la  puissance  d'évocation  de  M.  Jacques 
Nayral.  Ce  phénomène  psycho-physiologique  de  «  folie  cons- 
ciente ))  est  étudié  par  lui  avec  une  pénétration  et  une  vérité  qui 
hallucinent. 

Cependant,  André  Léris  guérit.  Il  arrive  à  Paris  a  lesté  du 
manuscrit  d'un  roman  et  d'une  lettre  de  recommandation  pour 
M.  Gustave  Leprey,  critique  littéraire  ».  C'est  pour  lui,  à  brève 
échéance,  la  désillusion  que  tant  d'autres  avant  lui  ont  connue. 
On  s'imagine  naïvement,  de  loin,  que  les  écrivains  et  artistes 
dont  on  a  admiré  les  oeuvres  forment  l'élite  intellectuelle  et  mo- 
rale du  pays.  Mais,  si  on  a  l'imprudence  de  les  approcher,  l'on 
s'aperçoit  vite  que  l'on  s'est  fourvoyé  au  milieu  d'êtres  abomi- 
nables et  sans  scrupules  et  que  l'on  se  trouve,  comme  dit  Jacques 
Nayral,  «  en  proie  aux  bêtes  ». 

Dans  cet  épisode  de  L'Étrange  Histoire,  l'esprit  caustique,  la 
verve  mordante  de  l'auteur  se  donnent  libre  carrière.  Et  plu- 
sieurs ont  dû  reconnaître  avec  stupeur  leur  propre  grimace  dans 
le  miroir  offert  à  la  difformité  d'âme  d'une  catégorie  de  nos 
contemporains. 

Bref,  écœuré  du  honteux  pharisaïsme  des  milieux  intellectuels, 
André  Léris  retourne  au  pays  natal.  Hélas  !  Paris  n'était 
guère  fait  pour  lui  rendre  l'originelle  simplicité  et,  décidément, 
il  s'en  aperçoit  bientôt,  il  est  toujours  un  cérébral  incurable. 
Dans  sa  montagne,  en  effet,  ce  qui  l'attire  le  plus  ce  sont  les  sites 
d'horreur  et  de  vertige.  Poussé  par  une  curiosité  malsaine,  il 


JACQUES    NAYRAL  249 


s'aventurera  seul,  la  nuit,  vers  «  le  lac  des  corbeaux  »,  parce  que 
ce  lac  a  une  légende  terrible.  Et  là,  —  attirance  particulière  des 
organismes  en  déséquilibre,  —  il  ira  se  jeter  dans  les  bras  d'un 
fou  assassin,  auquel  il  n'échappera  qu'à  grand'peine. 

Cette  partie  du  roman  de  M.  Jacques  Nayral  est  la  plus  lyri- 
que. Elle  constitue,  pour  ainsi  dire,  un  hymne  à  la  montagne, 
d'une  grandeur,  d'une  amplitude,  d'une  élévation  vraiment  im- 
pressionnantes ;  et  on  la  sent  écrite  par  quelqu'un  qui  a  le 
le  sentiment  de  la  nature  et  qui  a  été  profondément  remué  par 
elle. 

Repris  par  la  vie  monotonede  la  province,  André  Léris  ne  tarde 
pas  à  devenir  l'amant  de  la  femme  de  son  médecin,  le  D'  Sora. 
Celui-ci  s'en  aperçoit,  mais,  au  lieu  de  se  venger  avec  éclat, 
il  prend  un  plaisir  machiavélique  à  jouer  avec  son  malade  comme 
un  jeune  tigre  avec  sa  proie,  à  le  jeter  dans  d'horribles  incerti- 
tudes, à  l'inquiéter  sans  cesse  sur  l'état  de  sa  santé,  à  susciter  en 
lui  des  angoisses  et  des  hallucinations  terrifiantes.  Et,  finale- 
ment, l'ayant  hypnotisé,  il  le  réveille  ligoté  au  corps  secoué  de 
spasmes  de  sa  maîtresse,  dans  les  veines  de  qui  le  venin  d'un 
serpent  fait  galoper  la  mort... 

L'intensité  tragique  est  grande,  ici,  et  )e  caractère  du  docteur, 
froidement  cruel  et  sarcastique,  tracé  avec  la  maîtrise  d'un  Edgar 
Poe.  Aussi  sort-on  frissonnant  de  ce  drame,  imaginé  par  un 
magicien  un  peu  démoniaque  mais  déjà  sûr  de  ses  effets. 

Quant  au  poète  qui  est  en  Jacques  Nayral,  il  me  suffira,  pour 
le  caractériser,  de  retracer  en  quelques  mots  la  figure  excessive- 
ment sympathique,  bien  qu'un  peu  hautaine,  qui  se  dressait 
dangL«  Miracle  de  Courteville,  —  celle  de  Lucien  Maucastel.  Mys- 
tique à  la  fois  païen  et  chrétien,  fin  ironiste  dédaigneux  de  la 
vilenie  environnante,  fervent  de  Vigny,  de  Leconte  de  Lisle,  de 
Hugo,  aimant  s'isoler,  rêver  dans  l'intimité  de  ses  poètes  de  pré- 
dilection, se  complaisant  à  remonter  en  imagination  le  cours  des 
âges  et  à  revivre  ainsi  les  époques  à  tout  jamais  disparues  d'hé- 
roïsme et  de  beauté,  refoulant  d'un  sourire  son  amertume  dès 
qu"il  retombait  dans  la  triste  réalité  du  temps  présent,  s'atten- 
drissant  quelquefois  néanmoins,  —  moins  souvent  que  ne   l'eût 


250  TOUTES    LES    LYRES 


souhaité  son  cœur,  —  ce  Lucien  Maucastel  me  paraît  repro- 
duire la  physionomie  exacte  de  Jacques  Nayral  lui-même,  tel  que 
ses  deux  volumes  de  vers  —  et  surtout  le  premier  —  nous  le  révè- 
lent. 

Dans  le  second  volume,  La  Dentelle  des  Heures,  le  poète  livre 
davantage  de  lui-même.  Il  y  est  moins  impassible,  et  sa  techni- 
que est  plus  variée.  Mais,  dans  l'un  comme  dans  lautre,  il 
montre  une  âme  tourmentée,  à  la  fois  ardente  et  rêveuse,  souvent 
altière  et  toujours  artiste. 

M.  Jacques  Nayral  a  collaboré  à  La  Petite  République,  Le 
Soleil  du  Dimanche,  Les  Sports,  La  T^ue,  Les  'Pages  Modernes  (dont 
il  a  été  secrétaire  de  la  rédaction),  La  Province,  Le  Penseur,  Les 
Argonautes^  Alceste,  Genève  U^fondain^  L'Impartial,  etc.,  etc. 

Il  est  critique  dramatique  de  la  Revue  Indépendante  et  membre 
du  Comité  d'Initiative  Théâtrale,  de  l'Odéon. 


INTIME   ANGOISSE 

Fuyant  le  deuil  présent  de  l'heure  triste  et  brève, 
Evade-toi,  Poète,  aux  siècles  de  l'oubli, 
Et,  domptant  le  métal  de  ton  verbe  assoupli, 
Casque  les  héros  morts  de  tout  l'or  de  ton  rêve. 

Ouvrier  qui  souvent  songes  sur  l'établi, 
Tu  laisses  choir  ta  plume  et  ton  vers  ne  s'achève, 
Et,  sur  ton  front  pensif  lorsque  l'aube  se  lève, 
L'ouvrage  commencé  n'est  qu'à  demi  poli. 

Je  connais  ton  orgueil  et  je  sais  ta  démence. 
Tu  te  dis,  frémissant  devant  la  nuit  immense. 
Que  c'est  un  sort  divin  que  d'être  un  conquérant  ; 


JACQUES    NAYRAL  25  I 


Et  j'ai  lu  dans  tes  yeux  douloureux,  où  de  l'ombre 
Sur  des  flammes  trahit  ton  âme  ardente  et  sombre, 
L'angoisse  de  mourir  sans  avoir  été  grand. 


DERNIER  ORGUEIL 


C'est  un  fardeau  tragique  à  traîner  dans  la  vie 
Qu'une  douleur  à  tous  cachée  avec  pudeur, 
Qu'on  refoule  sans  cesse  au  plus  noir  de  son  cœur, 
Et  qu'on  sent  le  ronger  sans  cesse,  inassouvie. 

Je  voudrais  m'évader  dans  le  passé  charmant. 
Il  est  doux  de  sourire  aux  fragiles  marquises 
Dont  le  pastel  éteint  dit  les  ombres  exquises... 
El  le  présent  toujours  se  dresse  obstinément. 

O  les  dames  d'antan,  faciles  ou  rebelles, 
Dont  la  grâce  se  fane  en  les  cadres  dorés, 
Cependant  que  vos  corps  sous  l'herbe  sont  murés, 
Que  vous  sert  aujourd'hui  d'avoir  été  si  belles  ? 

Que  me  servirait-il  d'avoir  été  l'Aimé, 
Par  qui  vit  et  palpite  et  succombe  une  femme. 
Puisqu'il  n'en  resterait  qu'un  regret  à  mon  âme, 
Et  qu'une  horrible  plaie  à  mon  cœur  mal  fermé  ? 


252  TOUTES    LES    LYRES 

Puisqu'à  l'heure  où  le  front  vers  la  tombe  se  plie, 
A  cette  heure  maudite  où  je  devrai  finir, 
Je  n'emporterai  pas  l'espoir  d'un  souvenir, 
A  quoi  me  servirait  une  extase  abolie  ? 

A  quoi  me  servirait  d'avoir  ouvert  mon  cœur 
Et  de  l'avoir  empli  de  vivante  tendresse, 
Puisque  tout  sombrerait  dans  la  même  détresse 
Et  que  l'affreux  néant  serait  deux  fois  vainqueur  ? 

Quand  l'instant  sonnera,  quand  la  grande  Ennemie 

Me  saisira,  je  veux  qu'elle  ne  sente  pas 

Haleter  et  souffrir  ma  vie,  et  qu'au  trépas 

Mon  cœur  soit  déjà  froid  et  ma  chair  endormie. 

Je  ne  pleurerai  point.  Moi  qui  raillai  souvent. 
Je  ne  lui  ferai  pas  l'aumône  d'un  sarcasme. 
Je  veux  tomber  muet,  sans  un  cri,  sans  un  spasme. 
Elle  ne  saura  pas  qu'elle  tue  un  vivant. 

Devant  celle  que  rien  n'émeut  et  ne  désarme. 
Je  fermerai  ma  lèvre  et  fermerai  mes  yeux. 
Je  saurai  retenir,  inerte  et  dédaigneux, 
Ma  dernière  ironie  et  ma  dernière  larme. 

Et  ce  sera  ma  force  et  mon  suprême  orgueil 
De  me  livrer  sans  lutte  aux  mains  de  l'Implacable, 
De  n'avoir  point  trahi  la  douleur  qui  m'accable. 
Et  de  l'ensevelir,  vierge,  dans  mon  cercueil. 


JACQUES    NAYKAL  2 $3 


LE  POEME  SECRET 

(fragmkni  ) 

Oh  !  dis-moi,  Poète  sincôre, 
Quand  ton  poème  est  terminé 
Et  qu'au  frissonnant  nouveau-né 
Tu  souris  comme  un  tendre  père, 

Quand  tu  l'as  lu,  plein  de  ferveur. 
Et  vers  par  vers,  avec  extase, 
Et  qu'a  résonné  chaque  phrase 
Au  luth  fragile  de  ton  cœur, 

Quand  une  à  une  chaque  rime 
A  dit  l'écho  rude  ou  tremblé, 
Et  que  chaque  mot  t'a  semblé 
Vivre  la  chose  qu'il  exprime, 

Quand  tu  t'es  écrié  :  —  Voici 
La  forme  pour  jamais  fixée 
De  mon  rôve  et  de  ma  pensée, 
Et  toute  mon  âme  est  ici  —  ; 

Alors,  ô  Poète,  mon  frère, 
N'as-tu  pas  connu  le  tourment 
De  songer  invinciblement 
Que  ton  œuvre  était  à  refaire  ? 


254  TOUTES    LES    LYRES 

N'as-tu  pas  connu  ce  tourment 
De  voir  que  l'œuvre  lourde  et  gauche 
N'a  jamais  l'air  que  d'une  ébauche, 
Qu'elle  est  informe  et  qu'elle  ment  > 

N'as-tu  pas  senti  que  ton  âme 
Avait  de  plus  nobles  accents 
Dont  jamais  tes  vers  impuissants 
Ne  sauraient  traduire  la  flamme  î^ 

Que  tes  yeux,  quand  tu  les  fermais, 
Voyaient  des  aubes  infinies, 
Et  que  tu  vibrais  d'harmonies 
Que  tu  n'exprimerais  jamais  ? 

Ah  !  l'amère,  l'amère  chose, 
De  ne  pouvoir  sans  la  flétrir 
Cueillir  au  jardin  du  désir 
La  fleur  mystique  fraîche  éclose  ! 

De  tendre  éperdument  les  mains 
Vers  le  divin  qu'on  croit  atteindre, 
De  toujours  choir  et  de  n'étreindre 
Que  le  néant  des  mots  humains  ! 

Oui,  tu  la  connais,  la  tristesse 
D'entreprendre  et  de  renoncer, 
De  sans  cesse  recommencer. 
Et  de  désespérer  sans  cesse. 


JACQUES    NAYRAL  255 


On  dit  :  —  Mon  rêve  était  plus  beau, 
Ma  douleur  était  plus  profonde. 
J'aurais  fait  tressaillir  le  monde 
Et  jusqu'aux  morts  dans  leur  tombeau. 

Je  croyais  jeter  les  lumières 
Eclatantes  à  pleines  mains, 
Découvrir  de  nouveaux  chemins 
Devant  les  races  prisonnières. 

Et  je  suis  l'éternel  vaincu  ! 
A  quoi  bon  ma  pauvre  romance  r 
Demain,  dans  cette  foule  immense, 
Nul  ne  saura  si  j'ai  vécu... 


* 
*  * 


Poète,  pourquoi  pleures-tu  > 
Ton  désespoir  et  tes  pleurs  mêmes 
Ne  sont  que  d'horribles  blasphèmes 
Que  crache  ton  cœur  abattu. 

Tu  te  plains  de  la  destinée 
Parce  qu'un  bond  vers  l'idéal 
T'arracha  du  chemin  banal 
Auquel  la  foule  est  condamnée  ? 


256  TOUTES    LES    LYRES 

Songe  à  ce  bonheur  inouï 
Que  devant  tes  faibles  prunelles 
Aient  lui  les  splendeurs  éternelles 
Dont  tu  demeures  ébloui. 

Puisque  tu  vis  les  deux  uniques, 
Et  le  Sublime,  et  l'Effrayant, 
Que  t'importe  donc,  ô  Voyant, 
Le  vide  des  mots  ironiques  ^ 

N'es-tu  pas  entre  tous  boni, 
Et  pourquoi  ce  rêve  impossible 
De  dire  la  chose  indicible 
Et  de  préciser  l'Infini  ? 

Garde  dans  ton  cœur  solitaire 
Le  secret  de  ta  vision. 
Chasse  l'impie  ambition 
De  la  révéler  à  la  terre. 

Chasse  la  triste  vanité 
De  jeter  aux  dents  de  la  foule. 
Comme  une  proie  à  cette  goule, 
Quelques  lambeaux  de  la  Beauté. 

Ce  sera  ton  plus  beau  poème. 
Celui  que  tu  n'as  pas  chanté. 
Il  reste,  en  son  intégrité, 
Noble  et  pur,  au  fond  de  toi-même. 


JACQUES    NAYRAL  257 


Qu'il  soit  ion  légitime  orgueil. 
Il  n'aura  pas  connu  l'outrage, 
Et,  te  sauvant  du  grand  naufrage. 
Ravira  ton  âme  au  cercueil. 


LE  VIEUX    LOGIS 

Avant  de  le  quitter,  puisque  c'est  ta  folie, 
Le  logis  humble  et  simple  et  ses  calmes  bontés, 
Afin  de  rester  pur  dans  le  rut  des  cités, 
Emplis-toi  du  parfum  de  sa  mélancolie. 

C'est  ici  qu'ils  sont  morts,  ceux  que  ta  fuite  oublie, 
Qui  t'ont  bercé  jadis  de  leurs  bras  enchantés, 
Et  l'on  croit  voir  errer  aux  miroirs  attristés 
L'âme  de  leurs  regards  en  leur  face  pâlie. 

Ah  !  comme  il  vaudrait  mieux  ne  la  quitter  jamais, 
La  demeure  où  les  yeux  de  tous  se  sont  fermés  ! 
Qu'il  serait  doux,  rêvant  aux  clartés  infinies, 

A  l'heure  où  le  trépas  tordra  ton  corps  brûlant. 
De  t'endormir  aux  pieds  du  grand  crucifix  blanc 
Vers  lequel  ont  monté  toutes  leurs  agonies  ! 

(La  T>entelle  des  Heures). 


Pierre  RODET 


M.  Pierre  Rodet  est  né  à  Paris,  le  8  décembre  188,4. 

Son  premier  volume  de  vers,  Les  Papillons  Noirs^  a  paru  chez 
Garnier  en  1907.  Ce  sont  là  les  espoirs,  les  joies  et,  surtout,  les 
désespérances  farouches  d'un  coeur  de  vingt  ans.  S'étant  vite 
aperçu  qu'un  idéal  He  bonté  et  de  justice  n'est  guère  réalisable 
dans  le  corps  social  au  milieu  duquel  nous  vivons,  le  poète  se 
réfugia  dans  l'amour,  comme  d'autres  vont  demander  asile  au 
monastère,  pour  fuir  une  vie  trop  cruelle  et  trop  laide  à  son  gré. 
Ainsi,  son  jeune  et  maladroit  amour  de  l'humanité  devint  l'amour 
de  la  Femme,  passion  exclusive  et  jalouse  qui  lui  réservait,  elle 
aussi,  bien  des  déceptions.  Les  Papillons  Noirs  et  Une  touffe 
d'Orties  (Editions  de  l'Abbaye,  1908)  sont  de  cette  période  vio- 
lente et  trouble.  Il  y  a  là  des  cris  de  volupté,  des  appels  de  mort, 
dont  la  véhémence  et  la  sincérité  nous  émeuvent  profondément. 

La  Dame  en  Noir  (Editions  du  Beffroi,  1909)  marque  une  tran- 
sition. Le  symbole  apparaît.  La  réalité  amoureuse  et  une  chi- 
mère plus  haute,  des  souvenirs  d'amant  et  des  pressentiments 
encore  vagues  semblent  s'enlacer  dans  les  visions  du  poète, 
annonçant  déjà  la  métaphysique  un  peu  spéciale  qui,  désormais, 
viendra  insuffler  à  ses  vers  une  âme  plus  subtile.  Des  puissances 
secrètes  ont  traversé,  dirait-on,  le  matérialisme  de  Pierre  Rodet; 
et  celui-ci  a  compris  soudain  qu'il  ne  suffit  point  de  fermer  les 
yeux  pour  avoir  le  droit  de  nier  les  innombrables  palpitations  de 
la  Vie.  Son  prochain  livre,  animé  d'une  foi  nouvelle,  célébrera, 
en  vers  à  la  fois  sonores  et  fluides,  a  communion  des  forces 
mystérieuses  de  la  nature  et  des  aspects  multiples  de  reff"ort 
humain. 

Les  fragments  que  nous  en  avons  entendu  réciter  à  la  Société 
des  Poètes  Français,  aux  Argonautes,  aux  Loups  et  dans  diffé- 
rentes réunions  littéraires,  nous  permettent  de  dire  que  ce  sera  un 
très  beau  livre  et  que  le  talent  de  l'auteur  s'affirme  de  plus  en 
plus  élevé  dans  l'inspiration,  de  plus  en  plus  pur  dans  la  forme. 


/ 


# 


PIERRE  RODET 

Dessin  Je  Léo  Mérorès 


PIERRE    RODET  259 


ABSINTHE 

Je  t'aime  pour  tes  lourds  cheveux, 
Aux  parfums  grisants,  capiteux, 

De  sombre  teinte  ; 
Pour  tes  yeux  troublants  et  pervers, 
Tes  yeux  de  rouille  aux  reflets  verts 

Comme  l'absinthe... 

Je  t'aime  pour  ton  âpre  ardeur, 
Ton  baiser  profond  et  rageur, 

Ta  rude  étreinte 
Qui  rompt  ma  chair  et  boit  mon  sang, 
Qui  m'abrutit  en  me  soûlant, 

Comme  l'absinthe... 

Je  t'aime  malgré  tes  amants, 
Tes  vices  et  tes  faux  serments, 

Ta  bonté  feinte, 
Ton  cœur  vide,  ton  front  trop  fier, 
Et  ton  rire,  qui  cingle...  amer. 

Comme  l'absinthe  !.. 

Et  je  t'aimerai  plus  encor 

Aux  gris  lendemains  de  la  mort 

Lorsque,  sans  plainte. 
Tu  sentiras  grouiller  le  ver 
Sur  ton  sein  froid  devenu  vert, 

Comme  l'absinthe... 


200  TOUTES    LES    LYRES 


Car  alors  je  serai  vengé, 

Quand  ton  beau  corps  sera  rongé, 

Ton  âme  éteinte... 
Et,  triste,  je  noierai  mon  cœur 
Libre  de  haine  et  de  rancœur 

Dans  de  l'absinthe  !... 

{Les  Papillons  Noirs) 


LES   SOUVENIRS 

Les  souvenirs  sont  des  bouquets  que  l'on  conserve 
Avec  un  soin  jaloux,  tendre  et  minutieux  ; 
On  garde  pour  soi  seul  leurs  parfums  précieux  ; 
Des  regards  indiscrets  et  vains  on  les  préserve. 

On  veut  à  tout  instant  les  respirer,  les  voir, 
Et  se  griser  un  peu  de  leurs  senteurs  profanes  ; 
Mais  un  jour  on  s'attriste  en  voyant  qu'ils  se  fanent  ; 
Alors  on  les  enferme  au  fond  d'un  vieux  tiroir... 

Ce  n'est  pas  cependant  qu'ils  aient  perdu  leurs  charmes; 
On  les  aime  toujours,  mais  on  craint  de  souffrir 
En  les  voyant  un  peu  chaque  jour  se  flétrir... 
Et  l'on  sent  à  ses  yeux  monter  un  flux  de  larmes... 

D'ailleurs,  on  fait  serment  de  venir  chaque  soir 
Causer  du  temps  ancien,  et  l'on  tient  sa  promesse 
Durantdes  mois,  des  ans...  Mais,  un  jour  de  paresse, 
On  s'endort  sans  songer  à  leur  dire  bonsoir... 


PIERRE    RODET  201 


Dés  lors,  on  vient  bien  moins  souvent,  on  les  néglige. 

On  éprouve  une  gêne  à  se  trouver  près  d'eux  ; 

Ils  sont  devenus  gris,  tristes  et  soupçonneux  ; 

On  sent  que  quelque  chose  en  eux  pleure  et  s'afflige... 

Car  ils  ont  deviné  qu'on  les  chérissait  moins, 

Que  pour  nous  maintenant  ils  étaient  vieux  et  fades. 

Et  c'est  ce  qui  les  rend  méfiants  et  maussades, 

Et  les  fait  sangloter  quand  ils  sont  sans  témoins... 

Puis,  survient  l'abandon  fatal  ;  on  les  oublie. .. 
On  les  laisse  mourir  d'ennui  dans  leurs  cachots... 
Lors,  ils  viennent  parfois,  pauvres  spectres  vieillots, 
Mendier  un  regret  aux  heures  d'insomnie  !... 

{Les  "Papillons  Noirs) 


ORGUEIL 

Quand  tu  te  dressas,  nue,  au  milieu  de  la  chambre, 
La  lampe  eut  un  regard  jaloux  pour  ta  clarté, 
La  flamme  fut  plus  vive  en  l'âtre  de  décembre, 
Le  miroir  se  pencha  pour  te  mieux  refléter... 

Les  vieux  meubles,  de  voir  ta  gorge  qui  se  cambre. 
Eurent  un  cri  de  joie  et  de  lubricité, 
L'ombre,  à  longs  traits,  huma  ta  chair  aux  senteurs 
Et  le  silence  eut  un  frisson  de  volupté. . .       [d'ambre. 


203  TOUTES    LES    LYRES 


Et  toi  tu  souriais,  et  tes  lèvres  décloses 
Semblaient  remercier  l'âme  éparse  des  choses 
Du  murmure  flatteur,  de  l'hommage  rendu... 

Et  tes  yeux,  tes  grands  yeux  de  mystère  et  d'abîme 
Ne  daignaient  s'abaisser  sur  cette  chose  infime  : 
Ton  amant,  qui  râlait  à  tes  pieds  —  éperdu  ! . . . 
(Une  Touffe  d'Orties) 


APRES    L'AMOUR... 

Quelque  chose  de  notre  amour  est  mort  ce  soir... 
L'air  est  lourd  comme  après  les  heures  d'agonie. .. 
Le  silence  sanglote  une  plainte  infinie. . . 
Regarde  dans  ton  cœur,  il  doit  y  faire  noir... 

La  bûche  des  désirs  est-elle  consumée?... 
Le  livre  des  Bonheurs  est  donc  si  vite  lu  ! 
La  lampe  du  mirage  et  du  rêve  voulu 
A-t-elle  bu  déjà  son  huile  parfumée  r. . . 

Regarde  dans  ton  cœur  si  rien  n'est  déplacé.. . 
Un  vieux  regret  s'est-il  levé,  fantôme  en  armes, 
Ou  la  dame  alanguie,  aux  yeux  baignés  de  larmes, 
La  Désillusion  n'a-t-elle  rien  froissé?... 

Hélas,  ma  frêle  aimée,  une  main  sépulcrale, 
Une  invisible  main  a  secoué  ce  soir 
La  coupe  où  se  pâmait  la  gerbe  des  Espoirs... 
Vois-tu  pas  que  ton  cœur  est  jonché  de  pétales  ?... 
(Inédit) 


PIERRE    RODET  263 


ADIEUX  A  LA  JEUNESSE 

Jeunesse,  ma  jeunesse  dédaigneuse  et  grave, 
Enfant  des  vieux  faubourgs  grandie  en  liberté, 
Tu  ne  connus  jamais  de  chaîne  ni  d'entrave 
Et,  pour  guide,  tu  n'eus  que  ton  cœur  exalté. 

La  fièvre  de  Paris  faisait  battre  à  tes  tempes 
Un  sang  qui  rosissait  tes  natives  pâleurs 
Quand,  pour  voir  la  cité  brandir  toutes  ses  lampes, 
Tu  t'accoudais,  le  soir,  à  la  fenêtre  en  fleurs. 

Un  vent  de  volupté  frissonnait  sur  la  foule 
Qui  s'écrasait,  bruyante,  aux  endroits  de  plaisir; 
Tu  regardais  le  flux  brutal  de  cette  houle 
Et  tu  te  consumais  d'angoisse  et  de  désir... 

Des  rires,  des  parfums,  des  chants,  montaient  dans 
Exacerbant  tes  nerfs  tendus  à  se  briser,         [l'ombre, 
Et  tu  luttais  confusément  dans  ton  cœur  sombre 
Contre  l'obsession  brûlante  du  baiser... 

Aussi,  tu  fus  bientôt  une  mauvaise  amante  : 
Redoutant  que  la  vie  éparse  autour  de  nous, 
—  La  Vie  aux  millions  de  facettes  changeantes,  — 
\  lenne  un  jour  me  tenter  avec  ses  rêves  fous, 


204  TOUTES    LES    LYRES 

Avec  ses  grands  combats,  son  or  grisant  et  fauve, 
Ses  hymnes  prometteurs  de  joyeux  lendemains, 
Tu  me  tins  prisonnier,  Jeunesse,  en  ton  alcôve, 
Et  je  fus  un  hochet  d'amour  entre  tes  mains... 

Je  fus  le  serviteur  zélé  de  tes  caprices  : 
Ton  ombre  sur  le  mur  marqua  mon  horizon, 
Et  j'oubliai  sur  la  fraîcheur  de  tes  bras  lisses 
Jusqu'à  la  marche  radieuse  des  saisons... 

Tu  rêvas  de  me  faire  abhorrer  la  nature  : 

Tes  yeux  furent  l'azur  permis  à  mon  regard, 

Pour  soleil,  tu  m'offris  les  feux  de  ta  luxure. 

Et,  pour  nuit,  tescheveuxaux  splendeursd'étendard... 

Pour  remplacer  le  chant  du  flot  et  de  la  brise, 

J'eus  la  musique  extasiante  de  ta  voix. 

Ta  nudité  dans  l'ombre,  et  ce  fut  l'aube  grise 

Où  ton  parfum  montait  comme  ceux  des  grands  bois... 

Et  le  temps  s'effeuillait,  guirlande  monotone 
De  jours  tièdes  et  doux...   Cependant,  au  dehors, 
Des  femmes  sanglotaient  au  retour  de  l'automne, 
Et,  pour  leur  idéal,  des  hommes  étaient  morts... 

Mais  je  sens  qu'aujourd'hui,  Jeunesse,  il  vient  d'éclore 
Une  âme  combattive  en  mon  corps  vigoureux, 
J'ai  soif  de  ciel,  j'ai  soif  d'air  pur,  j'ai  soif  d'aurore. 
Et  je  veux  prendre  rang  parmi  les  nouveaux  preux  ! 


PIERRE    KODET  265 


Je  les  entends  au  loin  clamer  l'effort  des  races 
Vers  un  destin  meilleur,  sur  leurs  lyres  de  fer, 
Et  par  la  route  humaine   où  séjournent  leurs  traces 
Je  saurai  les  rejoindre  avant  le  matin  clair... 

Je  te  laisse  mon  âme  amoureuse  et  dolente, 
Comme  l'on  abandonne  au  pauvre  son  manteau  : 
Avec  douceur,  avec  pitié...  Jeunesse  ardente, 
Ne  gémis  pas  ;  j'aurais  dû  te  quitter  plus  tôt! 

Ne  crois  point  par  tes  pleurs  troubler  mon  âme  forte  ; 
Si  je  frémis,  comme  au  sortir  d'un  long  sommeil, 
C'est  que,  venant  d'ouvrir  trop  brusquement  ta  porte. 
Pour  la  première  fois,  j'admire  le  soleil! 

(Inédit). 


33 


Jean   ROYÈRE 


M.  Jean  Royère  est  né  à  Aix-en-Provence,  le  4  juin  187 1.  Il  fit 
ses  études  successivement  à  Aix,  Lyon  et  Paris,  fut  d'abord  pro- 
fesseur, puis  entra  dans  l'Administration. 

C'est  en  1897  qu'il  donnait,  chez  Vanier,  son  premier  volume 
de  vers,  Exil  Doré.  Le  second,  Eurythmies,  a  paru  en  1904,  chez 
le  même  éditeur. 

En  1904 -1905,  M.  Jean  Royère  prit  la  direction  des  Ecrits  pour 
l'Art  (a*  série).  Fervent  de  Mallarmé,  il  réussit  peu  à  peu  à  grouper 
autour  de  lui  tous  les  poètes  du  Symbolisme  et,  pour  donner  de  nou- 
veau à  leurs  efForts  la  cohésion  et  l'élan  qui  lui  paraissaient  désira- 
bles, il  fonda,  en  juillet  1906,  l'importante  revue  La  Phalange. 

Le  meilleur  de  ses  livres  de  vers,  Sœur  de  Narcisse  Nue,  a  été 
publié  en  1907  aux  éditions  de  cette  revue.  Les  deux  poèmes 
que  nous  publions  sont  empruntés  à  un  volume  en  préparation. 

C'est  avec  une  ardeur  et  une  conviction  admirables  que  le  poète 
défend  a  l'art  concret  »  et  qu'il  fait  la  guerre  aux  lieux  communs, 
à  l'idéologie  et  à  la  grandiloquence  en  poésie.  Ses  articles  de 
polémique  littéraire,  très  remarqués  des  lettrés,  ont  suscité  autant 
d'enthousiasmes  que  de  colères,  —  et  c'est  une  constatation  qui 
vaut  les  meilleurs  éloges.  Sans  vouloir  prendre  parti,  retenons 
seulement  ici  cette  excellente  définition  :  «  La  poésie  est  une 
manière  personnelle  de  sentir,  unie  à  une  manière  individuelle 
de  dire  ». 

Pour  le  reste,  nous  avons  dit  dans  notre  étude  préliminaire  ce 
qu'il  convient  de  penser  des  théories  de  M.  Jean  Royère  et  des 
réalisations  que  ses  amis  et  lui  leur  ont  données. 


A   VERLAINE 

Verlaine,  au  parc  nocturne  où  te  regarde  encore 
Le  fantôme  attardé  des  pâleurs  de  la  lune 
S'il  te  plut  d'enchaîner  la  pénombre  sonore 
Dont  les  tristes  clartés  s'éteignent  une  à  une, 


JEAN    ROYÈRE  267 


Voici  l'azur  !  Un  lys  est  éclos  de  l'aurore, 
Où,  par  delà  la  vie  et  la  mort  opportune, 
Tu  sacres  pour  la  joie  humaine  qui  l'implore 
La  gloire  exorcisée  enfin  par  la  fortune. 

Rien  que  le  seul  amour  saccage  les  allées 
Où  celles  de  jadis,  toutes,  s'en  sont  allées 
Même  nouer  la  chair  des  nymphes  à  tes  arbres. 

Verlaine  !...au  centre  des  boulingrins  de  l'automne 
Il  pleure  un  cœur  si  pur  que  son  bonheur  étonne 
Le  vieux  parc  déserté  des  faunes  et  des  marbres. 


PIERROT    PARLE 

La  tiède  nuit  me  tend  un  front  pâli  d'aurore 
D'où  tombe  sur  la  mer  l'onde  d'un  ciel  léger, 
Où  les  vagues,  moutons  qui  bêlent  au  berger, 
Bombent  d'un  dos  luisant  lejour  qui  les  colore. 

Pendant  qu'à  l'horizon  passent  les  tourterelles 
De  l'aube,  moi  je  panse  un  cœur  martyrisé 
Et  je  nimbe  de  la  lumière  d'un  baiser 
Tout  un  flot  de  clartés  entrecroisant  leurs  ailes. 

En  toi  chante  la  voix  native  qui  me  guide 

Dans  une  immense  nef  vers  les  tableaux  t/i/  Guide, 


208  TOUTES    LES    LYRES 

Comme  si  l'humble  azur  devenait  la  cité 
Où  je  m'endormirai  quand  tu  m'auras  quitté 
Pour  parfumer  mon  cœur  de  l'encens  des  ramures  ! 

Plutôt,  que  je  m'en  aille  à  travers  les  murmures 
Musicaux  respirer  les  astres  et  les  fleurs 
Et,  palpitant  aussi  du  rythme  des  couleurs, 
M'étendre  sur  la  mer  comme  une  immense  lyre 

Sans  confier  aux  cieux  que  je  ne  sais  pas  lire...  ! 

(Il  divague.) 

Revenants  de  l'Azur,  brûlure  de  la  neige, 
Et  la  mort  plus  suave  encor  que  son  cortège  : 
Galaad,  Perceval,  vous  mes  frères  aînés, 
Quête  du  sang,  agneaux  du  rêve,  revenez  ! 
Place  au  tournoi  !  Les  chevaliers,  entrez  en  lice, 
Avec  l'ardente  nuit  féale  pour  complice... 
Mais  des  neiges  d'antan  les  preux  flocons  errants 
Dispersent  sur  nos  cœurs  des  cieux  indifférents. 
Il  nous  faut  maintenant  des  amours  hors  de  page 
Et  même  par  moments  peser  sur  notre  image, 
Afin  que  sur  nos  toits  dans  l'ombre  ensevelis 
Nous  fassions  la  moisson  des  blanches  fleurs  de  lys. 

{Septembre^  1910  ) 


Han   RYNER 


llan  Ryner  li)  a  entrepris  un  vaste  cycle  de  gloses  lyriques 
et  de  curieuses  paraboles  dont  l'ensemble  constituera  une  œuvre 
d'exégèse  d'une  absolue  nouveauté.  Déjà,  sous  une  forme  des  plus 
captivantes,  il  nous  a  présenté,  en  passant  ses  symboles  au  crible 
lumineux  de  sa  propre  clairvoyance,  toute  la  pensée  grecque, 
égyptienne  et  chrétienne  (2). 

Peut-être  demain,  grâce  à  cet  enchanteur,  la  pensée  védi- 
que nous  apparaîtra-t-elle,  à  son  tour,  ruisselante  de  clartés,  et 
vôtuc  des  couleurs  changeantes  de  la  fantaisie  ?*... 

«  La  première  condition  du  bonheur,  dit  Han  Ryner  dans  un 
petit  livre  qui  résume  sa  philosophie.  Le  Subjectivisme,  c'est  la 
maîtrise  de  soi...  Nul  autre  que  moi  ne  peut  créer  mon  harmo- 
nie. »  C'est  le  «  Connais-toi  toi-même  »  de  Socrate.  On  en  trouve 
de  nombreuses  paraphrases  dans  cet  admirable  livre  récent  :  Le 
Cinquième  Evangile.  ((  Le  vin  véritable  n'est  point  dans  les  vais- 
seaux, mais  il  est  dans  la  bouche  et  dans  le  cœur.. .  Où  est  ton 
trésor,  là  aussi  sera  ton  cœur.  Prends  donc  garde  de  ne  point 
mettre  ton  cœur  dans  les  ténèbres  extérieures...  Le  «  règne 
de  Dieu  0  n'est  pas  hors  de  l'homme,  mais  il  est  dans  l'homme...  » 
etc.  Et  dans  son  discours  sur  l'Agora,  Pyihagore  (3)  dit  aux 
Crotoniates  :  «  Il  faut  que  chacun,  dans  chaque  circonstance, 
interrr>ge  son  cœur  et  qu'il  fasse  ce  que  lui  dit  l'Amour  ..  N'ou- 
bliez pas  que  les  dieux  aiment  le  cœur  pur  et  non  les  sacririces. 
Le  cœur  pur  entend  la  parole  des  dieux...  »  Psychodore  (4),  de 
son  côté,  affirme  :  «  Bonheur,  malheur,  vous  êtes  des  formes. 
Les  Mf)ires  nous  fournissent   la  inaticre  noble  ou  vile.    Mais  nos 


(i)  Voir  la  biographie  de  Han  Ryner  par  Charles  Roudon  et 
son  portrait  par  Lucien  Jonas  dans  le  Tome  I  de  Toutes  les 
Lyres . 

{2)  Les  Voyages  de  Psychodore^  Les  Chrétiens  et  les  Philoso- 
phes, Le  Cinquième  Evangile^  Le  Fils  du  Silence. 

(3)  Le  Fils  du  Silence. 

(4)  Personnage  inventé  par  Han  Ryner.  C'est  le  héros  des 
Voyages  de  Psychodore. 

33. 


270  TOUTES    LES    LYRES 


âmes,  sculpteurs  vaillants  ou  lâches,  vous  réalisent.  »  Et  il  va, 
«  songeant  à  la  collaboration  étrange  du  destin  et  de  l'âme...  » 

Mais,  ici,  un  problème  surgit,  qui  déjà  a  suscité  bien  des  que- 
relles. Comment  l'âme  et  le  destin  peuvent-ils  collaborer  ?  Il 
semble  que  la  puissance  de  l'un  détruise  nécessairement  chez 
l'autre  toute  puissance  et  toute  liberté.  «  Tu  connais  hier,  dit  un 
Rétrograde  (i)  à  Psychodore,  et  tu  sais  que  tu  ne  peux  rien  sur 
lui...  Mais  tu  ne  sais  ce  que  sera  demain  et  ton  ignorance  peut 
lui  rêver  plusieurs  formes,  comme  elle  peut  rêver  plusieurs  for- 
mes à  une  ville  lointaine  et  inconnue.  La  ville  lointaine  n'a  qu'une 
forme,  et  demain,  déjà,  a  sa  forme  unique  et  nécessaire...  » 
Mais  cette  théorie  aboutit  à  un  désespérant  fatalisme.  Et  admettre 
le  fatalisme,  c'est  nier  toute  possibilité  de  travail  sur  soi-même, 
c'est  reconnaître  l'inefficacité  de  la  doctrine  que  préconise  Han 
Ryner. 

Aussi  le  philosophe  s'en  est-il  vite  aperçu.  Il  a  essayé  d'an- 
nihiler la  toute-puissance  du  Destin  par  cette  déclaration  du 
Cinquième  Evangile  •  «  Il  y  a  deux  éternels  :  il  y  a  celui  qui  Est 
et  il  y  a  celui  qui  Devient.  Il  y  a  notre  «  Père»  qui  a  tout  créé; 
mais  il  est  imparfait  en  puissance  ou  en  bonté,  puisqu'il  y  a  du 
mal  dans  le  monde  et  dans  les  cœurs.  Et  il  y  a  aussi  notre  «  Fils  », 
celui  que  nous  créons  par  nos  bonnes  pensées  et  par  notre 
amour  de  la  Justice.  »  Cette  idée  a'un  Dieu  que  nos  aspirations 
—  libres  .^  —  aident  à  s'enfanter  se  retrouve  dans  Le  Fils  du 
Silence,  sous  des  formes  multiples  que  synthétise  assez  ce  passage 
du  Poème  de  Lysis  :  «  Dieu  qui  fut  Ouranos,  qui  fut  Kronos, 
qui  est  Zeus,  sera  Zagreus,  cœur  du  monde,  cœur  qui  s'épanouit 
en  monde.  Alors  le  monde  trouvera  sa  loi  en  soi,  et  il  détruira  la 
loi  du  dehors...  » 


(i)  L'un  des  personnages  fantastiques  créés  par  l'imagina- 
tion féconde  de  Han  Ryner.  Le  Rétrograde  est  un  homme  qui, 
dans  un  autre  cycle  de  la  vie  universelle,  mène  sa  vie  à  rebours. 
Sorti  vieillard  de  l'urne  cinéraire,  il  devient  successivement 
adulte,  adolescent,  enfant  et  fœtus.  Il  n'a  pas  la  mémoire  de  son 
passé,  mais,  par  contre,  il  a  constamment  la  vision  de  son 
avenir. 


HAN    RYNER  27I 


D'autre  part,  Han  Ryner,  dans  Le  Subjeciivisme,  cherche  à 
concilier  ainsi  a  déterminisme»  et  «  libre-arbitre»  :  «  Toute  ten- 
tative de  raisonnement  contient  une  affirmation  de  la  liberté... 
Ainsi  la  science,  mère  du  déterminisme ,  est  fille  de  la  liberté... 
Pour  que  j'agisse,  il  faut  que  je  me  croie  libre,  il  faut  aussi  que 
j'espère  nécessiter  l'avenir,  au  moins  mon  avenir  intérieur... 
Détruire  ma  croyance  au  déterminisme,  ce  serait  me  supprimer 
tout  motif  d'action  et  briser  le  ressort  même  de  ma  liberté... 
Déterminisme,  reste  le  souverain  du  mécanisme,  de  la  matière,  de 
la  passivité.  Enorgueillis-toi  :  partout  il  y  a  lourdeur  et  matière. 
Humilie-toi  :  nulle  part  la  matière  n'est  tout.  » 

Je  crains  que  le  point  contestable  de  la  philosophie  de  Han 
Ryner  —  dont  je  me  hâte,  du  reste,  de  citer  cette  parole  :  «  Les 
seules  vraies  métaphysiques  sont  celles  qui  aboutissent  à  un 
monisme  »  —  ne  se  trouve  néanmoins  dans  certaine  tendance  à 
dissocier  le  physique  et  le  psychique.  Que,  théoriquement,  on 
les  sépare  pour  les  besoins  de  son  argumentation,  rien,  certes,  de 
plus  naturel.  Mais  Han  Ryner  me  paraît  vouloir  le  faire  dans  la 
pratique  même  de  la  vie  philosophique.  C'est  ainsi  qu'il  déclare  : 
«  Les  choses  qui  ne  dépendent  pas  de  nous  peuvent  diminuer  la 
liberté  de  mon  corps  et  de  mes  mouvements  ;  elles  ne  sont  pas 
des  empêchements  pour  ma  volonté...  La  désobéissance  à  l'or- 
dre injuste  ne  met  en  danger  que  le  corps  et  les  ressources  maté- 
rielles, qui  sont  au  nombre  des  choses  indifférentes  (i).  Eviter 
taim,  soif  ou  froid,  les  privations  qui  m'arrachent  aux  joies  de 
penser,  de  rêver,  d'aimer,  et  qui  troublent  mon  rythme  naturel, 
cela  suffit  pour  que  je  reste  une  flamme  continûment  montante 
de  bonheur...  Ce  résultat,  comme  je  l'obtiens  à  bon  marché  et 
avec  de  médiocres  secours  étrangers  :  un  morceau  de  pain  et, 
dans  ie  creux  de  ma  main,  quelques  gouttes  d'eau  (2)...  »,  etc. 

Pour  moi,  je  pense  que  le  physique  et  le  psychique  sont  plus 
étroitement  unis,  et  qu'ils  ont,  l'un  sur  l'autre,  une  influence 
inéluctable.  Je  ne  crois   pas  que  la  volonté  puisse  rester  intacte 


(i)    Petit  Manuel  individïialiste. 
(2)  Le  Subjeclivisme. 


272  TOUTES    LES    LYRES 


dans  un  corps  ébranlé,  jusqu'en  ses  fibres  les  plus  profondes,  par 
des  causes  inhérentes  ou  extérieures. 

Je  dois,  d'ailleurs,  m'empresser  d'ajouter  que  Han  Ryner  n'en- 
tend nullement  faire  acte  de  prosélytisme.  Sa  plume  ne  cesse  de 
protester  contre  une  pareille  supposition.  «  Que  ceux  qui  vien- 
nent derrière  nous,  dit-il  dans  son  Subjectivistne,  se  gardent  bien 
d'obéir  à  des  paroles  étrangères...  Ma  voix  a  beau  crier,  par  quel 
prodige  ferait-elle  entendre  aux  autres  leur  voix  intérieure  ?...  » 

Toute  l'œuvre  du  philosophe  nous  met  en  garde  contre  le 
danger  de  vouloir  imposer  nos  idées  à  ceux  qui  ne  se  sont  point, 
par  la  méditation,  préparés  eux-mêmes  à  les  recevoir.  Voici  son 
Psychodore  qui  «  passe  sans  essayer  d'enseigner  à  ces  hommes 
la  simplicité  blessante  de  la  vérité  )),  car  «  tous  les  hommes  n'ont 
pas  des  yeux  pour  toutes  choses  ».  Voici  son  Pythagore,  son  Fils 
du  Silence,  qui  avoue  à  ses  disciples  :  «  Il  est  un  manque  d'art 
qui  fait  du  mal  avec  le  bien  lui-même...  Ne  confie  point  ta  lyre 
à  l'ignorant  :  ta  lyre  blesserait  ton  oieille  et  peut-être  des  cordes 
se  briseraient...  Mais  sais-tu  ce  que  j'appelle  ta  lyre  ?  C'est  ton 
cœur  que  j'appelle  ta  lyre.  »  Voici  le  Jésus  de  son  Cinquième 
Evangile  dont  les  a  paroles  d'amour  devenaient  sur  les  autres 
lèvres  des  cris  de  haine  et  les  paroles  de  paix  des  clameurs  de 
guerre  »,  et  qui  rêve  avec  mélancolie  :  «  Je  serais  insensé  si  j'es- 
sayais de  changer  le  cœur  de  l'araignée  et  si  je  lui  disais  :  mange 
de  l'herbe  et  des  feuilles,  pour  que  tu  n'aies  plus  faim  de  la 
chair  des  sauterelles  et  des  mouches.  » 

Bien  que  Han  Ryner  se  soit  laissé  solliciter  quelque  temps  par 
l'action  directe,  cette  inquiétude  de  «  jeter  sur  les  épaules  des 
faibles  une  charge  trop  lourde  »  a  toujours  été  en  lui.  Dans  son 
premier^roman,' C/z:zir  vaincue  (  i),  il  prête  déjà,  en  effet,  cet  état 
d'âme  à  son  principal  personnage,  a  11  comprenait,  dit-il,  le 
mal  que  peut  faire  la  pensée...  Combien  de  fois  il  avait  pris 
plaisir  à  scandaliser  les  faibles,  à  leur  arracher  tous  leurs  appuis: 
Dieu,  l'immortalité,  le  libre  arbitre  !  Combien  de  fois  il  avait  crié 
que  les  béquilles   n'étaient    qu'embarrassantes,    et,   après  avoir 


(i)  1889. 


HAN    RYNER  273 


jeté  les  siennes,  —  pauvre  boiteux  !  —  il  avait  tenté  d'arracher 
celles  des  autres.  Il  avait  été  une  puissance  mauvaise.  » 

Je  m'étonne  un  peu,  après  ceci,  que  Han  Ryner  ait  cru  devoir 
écrire  sa  brochure  intitulée  Contre  les  T)ogmes.  Puisque  toutes 
les  vérités  individuelles  sont  relatives,  et  que,  seule,  la  Vérité 
unique,  somme  de  ses  aspects,  est  absolue,  la  vérité  du  charbon- 
nier, catholique  intégral,  vaut  mieux,  si  elle  le  satisfait,  que  la 
vérité  du  savant,  si  celle-ci  fait  au  savant  une  âme  fiévreuse  et 
trouble.  Et,  en  tout  cas,  la  vérité  du  savant,  appliquée  au  char- 
bonnier, devient  bien  plus  monstrueuse  encore  que  ne  le  serait  la 
vérité  du  charbonnier  appliquée  au  savant.  D'ailleurs  Han  Ryner 
lui-même  n'a-t-il  pas  dit  dans  ses  Voyages  de  Psychodore  : 
«  Peut-être  les  contes  du  peuple  renferment-ils  les  vérités  les 
plus  universelles.  Les  mythes  lumineux  de  Platon  et  les  téné- 
breux symboles  des  mystères  disent  peut-être  les  mêmes  choses 
que  les  histoires  enfantines  ou  les  narrations  sacerdotales.  » 

Néanmoins,  qu'on  se  rassure,  la  sagesse  de  Han  Ryner  n'est 
pas  hautaine  comme  une  sottise  qui  porte  un  masque  de  science. 
Elle  est  douce  et  lumineuse  comme  un  bonheur  qui  sourit.  Et  elle 
se  donne  sans  rien  perdre  d'elle-même,  ainsi  qu'un  soleil  rayonne 
sans  s'éteindre.  «  Vos  voix,  chante-t-elle,  se  mêlent  harmonieu- 
sement,/ra/«rntswe  et  subjectivisme  !...  Se  donner  est  peut-être 
un  moyefl  de  se  créer.  Se  connaître  et  se  réaliser  de  plus  en 
plus  permet  de  donner  mieux  et  davantage...  (i)  » 

Et  c'est  ainsi  que  se  combinent,  dans  la  philosophie  de  ce  sage 
moderne,  la  méthode  orientale  et  la  méthode  grecque,  le  chris- 
tianisme et  le  stoïcisme,  la  parole  de  Jésus  qui  dit  «  aime  »  et 
la  parole  d'Epictète  qui,  plus  volontiers,  dit  «  sois  toi-même  ». 

Je  voudrais  pouvoir  m'étendre  sur  la  façon  dont  cette  philoso- 
phie envisage  la  question  sociale.  Inutile  de  dire  que  Han  Ryner 
estime  la  société  une  chose  mauvaise.  Mais,  dit-il,  «  la  société 
est  inévitable  comme  la  mort.  »  Aussi  ne  iera-t-il  rien  ni  pour 
elle  ni  contre  elle.  Pour  elle  que  ferait-il?  Les  réformes  ne  font 
que  changer  les  noms  des  abus  et  laissent  subsister  ces  abus. 


(i)  Le  Subjectivisme. 


274  TOUTES    LES    LYRES 


Fera-t-il  donc  appel  au  Progrès?  Hélas  I  il  sait  trop  «  que  les  i 
progrès  matériels  ont  pour  objet  d'accroître  les  besoins  artifi- 
ciels des  uns  et  le  travail  des  autres  (i)  »,  pour  se  hasarder  dans 
cette  voie.  Songera-t-il,  alors,  à  ajouter  des  articles  au  Code? 
((  O  mère,  dit  Pythagore,  si  l'un  de  tes  enfants  jumeaux  est  plus 
grand  que  l'autre,  est-ce  que  tu  prends  un  couteau  pour  le 
ramener  à  la  mesure  de  l'autre?  Voilà  ce  que  fait  la  loi  écrite.  » 

D'ailleurs,  la  sagesse,  qui  repousse  les  morales  de  maîtres 
comme  les  morales  d'esclaves,  ne  se  reconnaît  pas  le  droit 
d'édicter  des  lois  (2).  Elle  se  contente  de  dire  à  l'homme:  «  Il 
y  a  des  lois  non  écrites  auxquelles  la  terre  obéit,  et  le  blé,  et 
les  cœurs.  Efforce-toi  de  les  connaître  (3).  » 

Et  contre  la  société,  le  philosophe  dirigera-t-il  quelque  tenta- 
tive ?  Hélas!  ((  n'est-ce  pas  assez  que  les  riches  fassent  du  mal 
aux  pauvres  ?  Et  pourquoi  les  pauvres  feraient-ils  du  mal  aux 
riches  ?...  »  Les  causes  du  malaise  sont  dans  le  cœur  du  riche, 
et  elles  sont  dans  le  cœur  du  pauvre,  u  L'injustice  jetant  toute 
la  nourriture  sur  un  petit  nombre  de  tables,  fait  que  beaucoup 
d'hommes  meurent  de  faim  et  que  quelques  hommes  meurent 
de  trop  manger...  Quelques-uns  sont  possédés  par  les  richesses 
qu'ils  ont.  Mais  beaucoup  sont  possédés  par  les  richesses 
qu'ils  n'ont  pas.  Et  le  désir  des  seconds,  comme  l'inquiétude  des 
premiers,  n'est-il  pas  servitude  et  géhenne?»  (4). 

Et  maintenant,  y  a-t-il  une  solution  proposée  ?...  Bien  loin- 
taine en  tout  cas.  «  Lorsqu'il  y  a  des  noces  dans  un  village, 
on  illumine  le  village.  Mais  comment  illumine-t-on  le  village? 
Voici  :  chacun  éclaire  devant  sa  maison,  de  sorte  que  toutes 
les  maisons  sont  éclairées  et  que  la  rue  est  éclairée.  Que  chacun 
allume  donc  la  lumière  en  son  cœur  ;  et  il  ne  fera  plus  que  des 
actions  de  lumière;  et  toute  la  terre  sera  éclairée...  (5)  » 

II  ne  reste  pas  assez  de  place,  dans  les  limites  de  celte  notice, 


(i)  Petit  Manuel  Individualiste. 

(2)  Voir   Vive  le  Roi,  hypothèse  en  3  actes. 

(3)  Le  Fils  du  Silence. 

(4)  Le  Cinquième  Evangile. 

(5)  «  ^'  ». 


HAN    RYNER  275 


pour  donner  un  exposé  détaillé  de  la  métaphysique  de  Han 
Ryner.  Je  le  regrette.  Elle  côtoie  des  abîmes.  Elle  s'y  joue  avec 
sérénité.  On  ne  la  suit  que  frissonnant  de  fièvre,  avec  l'angoisse 
continuelle  du  vertige.  Mais  elle  poursuit  le  jeu  de  ses  démons- 
trations avec  le  calme  du  Double-Génie  disant  à  Psychodore  : 
((  Si  tu  n'es  pas  capable  de  comprendre,  il  n'y  a  pas  de  mal  à 
ce  que  tu  deviennes  fou.  »  Elle  nous  raconte  ses  méditations  sur 
le  Temps  et  sur  l'Espace  «  deux  frères  jumeaux,  fils  de  l'Immense 
et  de  l'Eternité  ».  Elle  nous  dit  la  largeur  et  la  profondeur  du 
moment  et  qu'une  minute,  coexistant  sur  tous  les  points  de  la 
Sphère,  est  à  la  fois  éternelle  dans  le  Temps  et  infinie  dans 
l'Espace.  «  Il  y  a  un  commencement  pour  la  parole  qui 
déroule  les  choses  ;  il  n'y  a  pas  de  commencement  pour  les 
choses  qui  s'enroulent.  »  La  création,  sur  les  cercles  innombra- 
bles de  la  sphère,  est  indiscontinue  et  simultanée.  Dieu  est  père 
et  fils  de  soi-même  et  tous  les  possibles  sont  réalisés  dans  une 
coexistence  permanente. 

Et  Han  Ryner,  célèbre,  avec  son  Pythagore.  la  divine  Monade, 
le  «  Un  éternel  qui  contient  l'infini  des  nombres  »,  et  les  «  nom- 
bres coéternels  qui  disent  les  diverses  puissances  de  l'Un 
infini  ».  Et  il  nous  initie  au  mécanisme  des  vies  successives  — 
successives  pour  la  parole  —  d'une  même  âme.  Et  il  nous 
fait  connaître  la  légion  d'âmes  secondaires  que  notre  âme  prin- 
cipale a  sous  ses  ordres.  Et  enfin  il  nous  plonge,  haletants,  dans 
le  gouffre  du  mystère,  et,  devant  nos  yeux,  fait  passer,  rapide 
comme  la  foudre,  la  compréhension  de  l'Eternité. 

On  dégagerait  aussi  toute  une  cosmogonie  de  son  Fils  du 
Silence.  Les  énergies  créatrices  opérant  sur  une  trame  prééta- 
blie, suivant  une  loi  d'harmonie  qu'elles  enfantent,  et  les  appa- 
rences mouvantes  du  monde  éternel  reçoivent,  notamment  dans 
l'Antre  aux  Sept  Replis,  le  'Poème  Orphique  et  le  Poème  de  Lysis, 
à  travers  des  symboles  subtils,  l'explication  la  plus  ingénieuse 
qu'on  se  puisse  figurer. 

Je  m'arrête.  Aussi  bien,  je  le  vois,  je  ne  puis  dire  que  fort  peu 
de  chose  de  l'œuvre  vaste  et  magnifique  de  Han  Ryner.  Il  fau- 
drait parler  de  ses  romans,    si   frémissants  d'émotion,  si   tour- 


276  TOUTES    LES    LYRES 


mentes  de  pénétrante  psychologie.  11  faudrait  parler  de  son 
théâtre,  si  bouillonnant  de  pensées.  Il  faudrait  parler  de  ses  dons 
d'invention,  de  la  ntîagie  de  son  style  —  unique  dans  toute  la 
littérature  actuelle.  —  Il  faudrait  parler  de  l'homme  aussi. 
L'espace  m'est  mesuré.  Je  me  contiens  donc.  Puissé-je  au  moins 
avoir  donné  à  quelques-uns  la  curiosité  de  lire  ce  génial  écrivain 
qui,  à  coup  sûr,  restera  une  des  pures  gloires  de  nos  Lettres 
françaises. 

Bibliographie. —  Chair  Vaincue,  roman  («  L'Editeur  Parisien», 
1889);  Les  Chants  dii,  Divorce^  poèmes  (OllendorfF,  1892);  La 
Paix  pour  la  Vie^  essai,  avec  Emile  Saint-Lanne  (Blanc,  1892); 
Ce  qui  meurt^  roman  (Fischbacher,  1893);  L'Humeur  Inquiète^ 
roman  (Dentu,  1894)  ;  Vie  d'Enfant,  roman,  avec  Alphonse  Dau- 
det (d*,  1894)  ;  La  Folie  de  Misère^  roman  (d*,  1895);  Le  Mas- 
sacre des  .4mazo«es,  critique  (Charnue!,  189g);  Le  Crime  d'obéir^ 
roman  («  La  Plume  »,  1 900)  ;  Le  Soupçon,  roman  (Chamuel,  1 900)  ; 
L Homme-Fourmi,  roman  («  Maison  d'Art  »,  1901)  ;  La  Fille 
Manquée,  roman  (Librairie  Française,  1902);  Prostitués,  critique 
(Chamuel,  1903)  ;  Les  Voyages  de  Psychodore  (Chacornac,  1903)  ; 
Petit  Manuel  Individualiste  (Librairie  Française,  1904);  Plagiat 
Posthume  ;  Le  Peintre  Le  Marcis;  Contre  les  T>ogvies',  Le  Sphinx 
liouge,  roman  (Bibl.  des  Auteurs  modernes,  1905)  ;  Les  Chré- 
tiens et  les  Philosophes  (Libr.  Franc.,  1906);  Le  Subjectivisme 
(Gastein-Serge,  1909);  Jusqu'à  l'âme,  drame  («  L'Hexagramme  », 
1910);  Vive  le  Roi  et  Les  Esclaves,  théâtre  (Cabinet  du  Pam- 
phlétaire, 1910);  Le  Cinquième  Evangile  (Figuière,  1910);  Jules 
^Renard  (d'  19 10);  Le  Fils  du  Silence  (d\  191 1). 


BONHEUR    HAUTAIN 

Ma  jeunesse  blessée  rêvait  comme  un  vieillard 
Elle  croyait,  l'été,  les  conseils  des  ruisseaux 
Et  se  couchait  au  bord  de  murmurantes  eaux  : 


HAN    RYNEH 


277 


L'hiver,  elle  hantait,  Provence,  tes  ((  cagnards  », 
Tes  doux  coins  abrités  du  vent,  et  que  font  chauds 
Les  obliques  rayons  recherchés  du  lézard  ; 
Mes  rêves  s'étendaient  sur  des  lits  de  repos. 

Ils  voulaient  autour  d'eux  le  silence  des  voix. 
La  berceuse  indolente  des  eaux  ou  des  bois 
Elle-même  irritait   ma  tenace  blessure. 
L'homme,  de  son  poison,  corrompait  la  nature  ; 
Devant  mes  yeux  tout  dressait  la  ville  lointaine  ; 
Je  reprochais  aux  vents  une  voix  trop  humaine 
Et  d'être  la  huée  qui  poursuivait  ma  peine; 
L'insecte  sur  la  fleur  bourdonnait  une  injure, 
Et  les  pleurs  innocents  que  versent  les  fontaines 
Faisaient  couler  en  moi  le  souvenir  de  pleurs 
Qui  brûlaient  —  et  de  pleurs  qui  étaient  des  menteurs. 

Ah!  sans  trouver  jamais  nulle  part  un   refuge, 
Mon  âme  se  fuyait  comme  on   fuit  un   déluge. 

Mon  rêve  m'enlevait  au  sommet  des  montagnes 
Ou  me  perdait  parmi  quelque  vaste  campagne  ; 
Mon  rêve  était  la  barque  au  milieu  de  la  mer. 
Mais  partout  j'emportais  au  profond  de  ma  chair, 
Au  profond  de  mon  cœur,  au  profond  de  mon  âme, 
L'odieux  souvenir  aigu  comme  le  fer, 
Mordant  comme  des  crocs,  brûlant  comme  la  flamme. 
En  vain  je  faisais  taire  autour  de  moi  la  vie  : 
Elle  hurlait  plus  fort,  vieille  et  neuve,  en  mon  âme  ; 


278  TOUTES    LES    LYRES 

Dans  aujourd'hui  muet  j'entendais  mieux  hier, 
Hier,  pauvre  blessé  qui  toujours  pleure  ou  crie. 

Mon  rêve  de  repos  me  penchait  sur  la  mort  : 
Je  reculais,  tremblant  de  peur  et  d'ignorance, 
Tremblant  de  retrouver  ma  fidèle  souffrance 
Dans  la  tombe,  ce  lit  où  peut-être  l'on  dort 
D'un  sommeil  si  léger  que  l'on  y  sent  encor. 

Mes  rêves  avaient  soif  et  ne  trouvaient  point  d'eau 
Mes  rêves,  pauvre  fuite  lasse  de  troupeau... 


Tu  es  un  passé  mort,  ô  jeunesse  servile, 

Cheval  qui  ne  savait  renverser  l'amazone. 

Tu  es  le  passé  mort,  ma  jeunesse  stérile  ; 

Je  suis  entré  riant  au  jardin  de  l'automne, 

Et  j'entends  le  conseil  du  grand  arbre  immobile. 

J'ai  mis  mon  cœur  rugueux  sur  moi  comme  une  écorce 
Et  je  me  tiens  debout  dans  l'orgueil  de  ma  force. 
Je  ne  frémirais  point  aux  rires  de  l'orage; 
Je  demeurerais  calme,  ô  vents,  parmi  vos  rages. 
Lumière  du  soleil  ou  de  l'éclair,  qu'importe?... 
La  foudre  me  tuerait  sans  émouvoir  mon  âme. 
Mais  le  destin  moqueur  et  lâche  ne  m'apporte 
Nul  des  malheurs  hautains  qui  seraient  à  ma  taille  : 


HAN    RYNER 


379 


Je  ne  suis  point  brûlé  par  de  soudaines  flammes, 
Je  ne  sens  point  sur  moi  la  hache  qui  entaille. 
Le  destin  a  muré  mon  jardin,  et  ma  porte 
Est  fermée.  Sans  doute,  nul  ne  viendra  l'ouvrir  ; 
Les  nobles  fruits  que  j'offre  aux  soifs  de  l'avenir 
Tomberont  sur  le  sol  pour  lentement  pourrir: 
L'ignorance  de  tous  me  fait  pour  tous  stérile... 
Dans  le  vide  j'étends,  heureux,  mes  bras  fertiles. 


Albert  SAINT-PAUL 


Né  à  Toulouse  en  1865,  M.  Albert  Saint-Paul  appamint,  dès 
la  première  série,  aux  Ecrits  pour  l'Art;  puis  collabora  à  la 
Wallonie^  à  la  Vogue,  à  V Ermitage,  à  la  Tlume. 

C'est  en  1887  Qu'il  connut  Stéphane  Mallarmé  dont  il  fut,  avec 
Henri  de  Régnier,  Francis  Vielé-Griffin,  Albert  Mockel,  A. -Fer- 
dinand Herold,  André  Fontainas,  un  des  hôtes  assidus  de  ces 
premiers  mardis  où  les  rares  admis  eurent  alors  l'inestimable  joie 
d'entendre  Villiers  de  ITsIe-Adam  jouer,  plus  qu'il  ne  les  contait, 
un  de  ces  récits  inventés  sur  l'heure  et  qu'il  appelait,  avec  mo- 
destie ou  ironie,  on  ne  sait,  des  ana. 

En  1889,  il  publiait  Scènes  de  Bal  chez  Deman,  à  Bruxelles,  en 
une  édition  de  grand  luxe,  tirée  à  quelques  exemplaires  seule- 
ment, tous  sur  Japon  et  sous  une  immaculée  couverture  de  feutre 
blanc  timbré  d'or. 

Voici  comment  Emile  Verhaeren  annonça  ce  petit  volume  dans 
L'Art  moderne  : 

((  La  note  si  personnelle  de  ses  poèmes  excuse  Albert  Saint- 
Paul  de  s'attarder  parmi  ces  fleurs  d'anciens  printemps  et  ces 
allées  d'anciens  automnes.  Il  renouvelle  le  décor  et  les  person- 
nages :  il  laisse  Pierrot  assez  tranquille;  Arlequin  également,  et 
Mezzetin  aussi.  Ils  n'apparaissent  même  pas.  II  ne  les  délaie  pas 
en  monologues.  Colombine,  Zerline  ?  inconnues. 

»  C'est  plutôt  la  foule  élégante,  la  foule  de  marquis  et  de 
duchesses,  —  foule  est  un  bien  vilain  mot,  ici,  —  évoluant  ano- 
nymement en  un  parc,  enorgueilli  d'un  château,  qu'Albert  Saint- 
Paul  fait  vivre.  Et  ce  sont  des  scènes,  non  pas  de  bal  seulement, 
comme  le  professe  le  titre,  mais  de  chasses,  de  gondoles  sur 
l'eau,  de  rendes  d'enfants.  Et  les  bonnes  déesses  :  Pomone,  Cérès. 
Au  résumé,  c'est  un  XVIII»  siècle  exclusivement  français,  sans 
mélange  italien,  un  XVIII»  siècle  non  pas  de  tréteaux,  mais  de 
parcs  et  de  Trianons,  plus  réel  et  moins  fantaisiste.  Cette  poésie 
se  sert  de  la  vérité  nette  comme  tremplin  et  bondit  bien  en  l'air, 
tandis  qu'il  était  d'obligation,  après  les  Fêtes  galantes  de  Ver- 
laine, de  trouver  le  point  de  départ  chez  les  funambules,  de  les 


ALBERT    SAINT-PAUL  28  î 


déshabiller  d'abord  de  leurs  oripeaux  pour  les  vêtir  en  marquis 
et  les  mener  ainsi  en  barques  vers  les  Cythères  lointaines. 

»  Et  néanmoins,  comme  rêveurs  quand  même  et  vaporeux  ces 
boulingrins,  ces  «  ogivales  allées  »,  ces  déesses  en  marbre  blanc 
et  ces  eaux  plates  d'étangs  infinis:  poésie  en  allée  en  souvenirs, 
paysages  tout  entiers  fondus  en  horizons,  friselis  de  vent  fugace 
et  chanteur  en  des  flûtes  d'échos. 

»  La  pièce  la  plus  exquise,  certes,  c'est  celle  des  jets  d'eau  et 
des  rondes  : 

Panaches  perlés,  gerbes,  ont  jailli  les  jets  d'eau  joyeux. 

Et  jaillissent  lourds  d'écumeux  pompons,  —  gerbes  cajoleuses. 

»  L'alexandrin  y  est  franchi  et  pourtant  tout  heurt  d'oreille  est 
évité,  si  bien  qu'on  se  sent,  du  premier  coup,  familier  de  cette 
cadence  rare  et  neuve.  » 

De  son  côté,  Stéphane  Mallarmé,  qui  pourtant  ne  prenait  pas 
souvent  la  plume  du  critique,  écrivit  sur  ces  Scènes  de  Bal  ; 

«  A  quel  point  la  sensation  musicale  se  confond  avec  la  joie 
devoir,  je  ne  le  soupçonnais  qu'à  peine,  moi  dont  c'est  le  rêve... 
Ce  coloris  fondu  en  chant  tout  le  temps,  et  sans  plus  une  touche 
à  cOté  qu'une  note  fausse,  leur  accord  continuant,  sûr  et  intime, 
marquent  l'état  poétique  le  plus  rare,  et  font  de  Scènes  de  Bal  un 
bijou  de  l'heure  et,  vraiment,  parmi  tout  ce  que  j'ai  lu,  ce  m'est 
un  besoin  de  le  crier  ». 

En  1891,  Albert  Saint-Paul  fit  paraître  chez  Vanier,  Pétales 
de  Nacre. 

((  Un  écho  de  fêtes  galantes  prolongé  sous  un  ciel  d'Orient, 
a  dit  Henri  de  Régnier,  anime  cette  suite  de  poèmes  gracieux  et 
maniérés,  ouvragés  comme  des  laques  de  prix  ou  coloriés  comme 
de  belles  étoffes  qui  chatoient  et  se  nuancent.  La  langue  en  est 
délicate  et  le  rythme  subtil  et  ingénieux,  et  chacune  des  visions 
brèves,  chansons  d'amour,  paysage  fugace  et  minutieux,  procure 
un  instant  de  songerie  où  scintillent  les  pointes  des  grands 
roseaux  des  fleuves,  les  perles  des  jets  d'eau,  les  facettes  de 
quelques  pierreries,  entrevues  comme  au  travers  d'un  battement 
d'éventail.  » 

24. 


282  TOUTES    LES    LYRES 


Depuis,  ce  poète  n'a  donné  que  de  temps  en  tenmps  quelques 
vers  à  des  revues,  paraissant  ainsi  s'appliquer  à  justifier  ce 
distique  que  Stéphane  Mallarmé  inscrivit  sur  la  feuille  de  garde, 
en  lui  offrant  une  édition  rare  de  V Après-midi  d'un  Faune  : 

Saint-Paul,  non  plus  que  toi,  Faune, 
Ne  file  des  airs  à  l'aune. 

Il  collabore  aujourd'hui  au  Siècle,  à  VAction^  au  Voltaire,  où 
il  fait  notamment  la  critique  des  livres  de  vers. 

Comme  critique,  M.  Albert  Saint-Paul  estime  que  «  l'effort 
tenté  pour  se  séparer  du  récit  et  de  la  description  qui  avilissaient 
la  poésie  parnassienne  a  été  rigoureusement  nécessaire.  Mais, 
arrivé  au  simple  jeu  harmonique  du  verbe,  on  a  dû  revenir  un 
peu  en  arrière  et  préciser  davantage  dans  le  sens  plastique  ;  c'est- 
à-dire  que,  n'ayant  plus  à  craindre  une  application  immédiate 
du  mot  à  l'objet,  qui  est  le  fait  prosaïque,  on  a  justement  donné 
plus  de  corps  et  de  relief  à  la  mélodie  du  sentiment.» 

Quant  à  la  technique  du  vers,  s'il  admet  toute  liberté  dans  le 
nombre,  il  soutient  qu'il  existe  une  limite  dans  la  mesure.  Mais 
le  plus  grand  vers  possible  n'est  pas  pour  lui  le  vers  duodéca- 
syllabique,  ou  alexandrin  traditionnel  et  empirique  :  c'est  le 
sextodécasyllabe,  ou  vers  de  seize  pieds. 

A  son  avis,  la  prosodie  française  doit  être  divisée  en  vers  sim- 
ples et  en  vers  composés.  Les  vers  simples  sont  les  vers  aux- 
quels on  ne  peut  pas  reconnaître  une  césure  fixe.  Ils  comptent 
jusqu'à  huit  pieds.  Au  delà  de  l'octosyllabe  tout  vers  est 
composé. 

Le  principe  du  vers  composé  est  le  goût  ;  c'est-à-dire,  que  le 
sens  musical  du  poète  peut  seul  en  régler  l'harmonie  des  brisures. 
Ainsi,  l'alexandrin,  d'abord  a  composé  »  de  deux  vers  de  six 
pieds,  s'est  ensuite  prêté  à  toutes  les  brisures  harmoniques  qu'on 
a  sollicitées  de  sa  souplesse,  en  même  temps  que  l'expression 
poétique  devenait  plus  musicale.  Il  est  donc  un  parfait  exemple  de 
la  malléabilité  des  «  vers  composés  ». 

En  vertu  de  ce  principe  aucune  raison  n'empêcherait,  suivant 
M.    Albert   Saint-Paul,    de    composer  un    vers    sextodécasylla- 


ALBERT    SAINT-PAUL  283 


bique,  ou  de  seize  pieds,  qui  serait  mathématiquement  rextième 
limite  de  la  mesure  prosodique  des  vers  français, 

M.  A.  Saint- Paul  compte  rééditer  prochainement  ses  poè- 
mes, augmentés  de  nombreux  vers  inédits,  sous  ce  titre  : 
L'Echarpe  d'Iris. 


LA  LEGENDE  DES  AMAZONES 

Sur  le  Thermodon  le  dernier  soleil  de  l'hiver  a  lui, 
Et  le  ciel  bleuit  ;  aux  cimesdes  monts  les  neiges  ont  fui. 
Un  renouveau  tendre  et  frais  de  parfums  fleurit  les 

[collines, 
Et  par  la  campagne,  au  libre  galop  d'indomptés  che- 

[vaux, 
Courent   guerroyer,   tourmentant  l'éveil  des  matins 

[nouveaux, 
Sauvages  de  joie  et  toutes  hurlant,  les  vierges  félines. 
Elles  arquent  l'arc,  le  torse  cambré  sur  le  dos  fumant 
Des  bêtes,  qui  vont  à  travers  les  champs  volontaire- 

[ment  ; 
Et  de  leur  poitrine,  où  plus  ne  seront  les  rondeurs 

[jumelles, 
La  flèche  avec  force  écarte  les  bras  minces  et  nerveux, 
Tandis  que  du  casque,  en  le  vent  épars,  les  frêles 

[cheveux 
S'envolent  pareils  aux  crins  des  coursiers  entraînés 

[comme  elles. 


284  TOUTES    LES    LYRES 

En  longs  tourbillons  soulevant  les  flots  du  sable  vermeil , 
La  troupe  lancée  à  travers  les  champs  se  dore  au  soleil. 
Lessabotspiaffeursdeses  étalons  franchissent  les  zones 
Du  royaume  où  l'homme  au  somme  d'amour  jamais 

[n'est  admis; 
Et  chez  l'étranger  venant  se  livrer  aux  bras  ennemis, 
Enfin  la  fatigue  abat  leurs  chevaux,  —  et  les  amazones. 

Voici  la  saison  brillante  où,  plus  clairs,  chantent  les 

[matins. 
Un  jeune  printemps  sème  à  pleines  mains  des  fleurs 

[aux  chemins. 
Les  frissons  puissants  d'amoureux  désirs  font  faiblir 

[leurs  âmes, 
Et,  livrant  le  fier  torse  monstrueux  duseindroit  absent, 
Les  vierges  de  guerre  au  loin  de  leur  terre,  avec  le  passant 
Vont  brutalement  pour  des  lendemains  féconds  être 

[femmes. 

En  longs  tourbillons  soulevant  les  flots  du  sable  vermeil, 
La  troupe  revient  à  travers  les  champs  cuivrés  de  soleil. 
Un  soir  de  mystère  éteint  doucement  l'éclat  des  clai- 

[rières; 
Et  tu  crois  entendre,  au  delà  des  monts  où  Séléné  luit, 
O  Penthésilée,  à  l'hymne  du  vent  et  de  tes  guerrières. 
Se  mêler  la  voix  du  Fils  de  Thétis  qu'argenté  la  nuit. 


ALBERT    SAINT-PAUI-  285 


PAYSAGE 

.es  marabouts,  le  bec  penché  au  bord  du  lac, 
semblent  considérer  la  turbulente  image 
)e  la  lune  effarée  à  travers  les  nuages. 

.a  salangane  brise  un  vol  sûr  en  zigzags. 

)ans  les  jardins,  du  haut  des  noueuses  ramures, 
Quelques  paons  laissent  pendre  leurs  queues  comme 

[des  chevelures. 

Les  cigognes,  graves  nigaudes, 

Qu'écoutent-elles  > 

Les  cascatelles. 
Ou  les  rainettes  d'émeraude? 

5ur  la  mousse  velue  un  rocailleux  crapaud 
5'étale,  lourdement  béat,  tel  qu'un  magot. 

Il  des  ibis,  mêlés  aux  roseaux  de  la  rive, 
Regardent  le  bouquet  de  leur  songe  fleurir, 
5ans  voir  au  ciel  le  gong  de  lune  que  poursuivent 
)cs  bonzes  nuageux  qui  le  veulent  férir. 


Cécile  SAUVAGE 


Nous  empruntons  à  M"^  Alice  Berthet  la  biographie-critique 
qu'on  va  lire  : 

«  Cécile  Sauvage,  née  à  la  Roche-sur-Yon,  a  passé  sa  jeunesse 
à  Digne  et  à  Avignon.  Elle  était  alors 

...l'enfant  qui  courait  sur  les  pentes 
Où  les  sentiers  poussaient  des  touffes  de  soleil. 

»  Attentive  aux  mille  menus  détails  de  la  vie  intime,  aux  puéri- 
lités exquises  de  la  famille  et  de  la  Nature,  elle  paraît  avoir  con- 
servé de  son  enfance  un  souvenir  enchanteur; 

J'ai  caressé  longtemps 
Une  feuille  séchée 
Dans  un  livre  d'enfant, 
Une  fleur  effacée, 
Un  modeste  ruban 
Qui  retenait  mes  tresses... 
O  lointaines  tendresses  ! 

»  Ses  premiers  vers,  publiés  dans  diverses  revues  (Mercure  de 
France^  La  Nouvelle  Revue,  Le  Censeur,  Le  Feu,  Les  Poèmes,  La 
lievue  Foréiienne,  La  Revue  du  cMidi,  etc.),  puis  réunies  en  un 
volume:  Tandis  que  la  terre  tourne  (Mercure  de  France,  1910), 
frappent  tout  de  suite  le  lecteur  par  leur  fraîcheur  juvénile.  Ils 
semblent  naître  du  sol  avec  les  plantes,  jaillir  des  rochers  avec 
les  sources.  On  n'y  sent  ni  l'école  ni  même  lalecture.  Cependant 
nos  cerveaux  saturés  de  souvenirs  littéraires  trouvent  toujours 
des  rapprochements  à  faire,  même  lorsque  l'œuvre  paraît  le  plus 
neuve,  le  plus  spontanée.  Cette  poésie  donc  évoque  tantôt 
Théocrite  et  Chénier  par  la  simplicité  agreste,  fruste,  parfois  un 
peu  crue,  des  expressions  et  des  images. 

On  entendra  le  char  s'engluer  dans  l'ornière... 
...  Et  sous  les  marronniers  tomber  mat  les  marrons 
Quand,  pareille  au  verdier,  la  touffe  de  prairie 
S'ébourifle  et  s'égoutte  après  un  temps  de  pluie... 
...  Quand  le  soir,  ramenant  la  lune  par  la  corne, . . 


CÉCILE    SAUVAGE  287 


tantôt,  lorsque  ces  images  se  multiplient,  se  subtilisent  et  s'en- 
chevêtrent, la  grâce  trop  ornée,  la  fantaisie  un  peu  mièvre  des 
poètes  et  artistes  de  la  Renaissance: 

Les  fèves  ont  des  pucerons, 
Mais,  dans  leurs  gousses  pelucheuses, 
Le  grain  qui  dort  est  potelé... 
Dans  sa  gorge  un  oiseau  fait  trépigner  des  perles... 

»  Mais  toute  une  partie  de  ce  livre,  «  l'âme  en  bourgeon  »  révé- 
lait vraiment  quelque  chose  de  nouveau,  ouvrait  une  voie  nouvelle 
à  la  poésie  féminine.  «  Un  peu  d'éternel,  a  dit  Han  Ryner,  a  été 
découvert  et  exprimé  ici  pour  la  première  fois,  n  Cécile  Sauvage 
a  eu  l'audace  charmante  de  chanter  les  joies  de  la  maternité,  joies 
faites  d'inquiétude,  de  sacrifice  et  d'orgueil,  et  qui  commencent 
pour  la  mère  bien  longtemps  avant  la  naissance  de  l'enfant.  Elle 
s'entretient  avec  celui  qui  s'agite  dans  son  sein,  elle  vit  avec  lui 
dans  une  communion  tellement  intime  qu'elle  en  oublie  sa  per- 
sonnalité. «  Je  suis  toi  »  dit-elle.  Elle  se  sent  grandie,  ennoblie, 
puissante  : 

Parce  que  je  tiens  dans  mon  tlanc 
Sur  un  coussin  de  primevères 
Le  bourgeon  d'homme  somnolent 
Qu'ont  nourri  mes  forces  premières. 
»   Une   «  belle   sensualité   animale  »,    suivant   l'expression  de 
M.  Jean  de  Gourmont  {éMuses  d'aujourd'hui),  une  intensité  de  vie 
saine  et  robuste  émanaient  de  ce  livre.  Pourtant  un  observateur 
exercé,  ou  mieux  une  âme  sœur,  auraient  deviné,  sous  cette  grâce 
rieuse,     un    cœur    de    femme,    profond,    vibrant    et    peut-être 
inquiet  : 

J'eus  l'air  de  chanter  l'allégresse... 
Mais  au  fond  de  l'eau  transparente 
Une  âme  tendre  eût  vu  mes  yeux 
Pleurer  sous  le  réseau  des  plantes 
Dans  le  reflet  lointain  des  cieux. 
»  Déjà  l'auteur  de  Tandis  que  la  terre  tourne  s'afflige  de  n'être 
qu'une  toute  petite  chose  dans  l'univers  : 


TOUTES    LES    LYKES 


je  suis  un  monde  obscur  que  nul  autre  n'écoute. 

»  Et  cette  solitude  effarante  de  l'âme  sera  le  sujet  d'un  nouveau 
grand  poème  encore  inédit  :  (Mélancolie. 

))  Les  quelques  taches  que  nous  indiquions  dans  l'œuvre  de  la 
première  jeunesse  ont  disparu  ici.  Le  poète  est  plus  sûr  de  sa 
forme,  néglige  moins  ses  rimes,  bien  que  ne  s'asservissant  pas  à 
une  prosodie  rigide,  et  ne  reculant  jamais  devant  une  hardiesse 
lorsque  le  sentiment  la  réclame.  Surtout  il  y  a  maintenant  plus 
de  suite  et  d'unité  dans  la  composition.  La  muse  de  Cécile  Sau- 
vage, jeune  nymphe  folâtre  et  un  peu  désordonnée,  est  devenue 
grave  et  sobre  dans  sa  mise.  L'heure  n'est  plus  aux  gambades 
capricieuses  à  travers  les  jardins  et  les  champs  ensoleillés  du 
Midi.  C'est  dans  les  forêts  d'Auvergne,  le  long  des  eaux,  parmi 
les  fougères  aux  feuilles  de  dentelle,  que  Cécile  Sauvage  promène 
désormais  son  rêve.  Et  les  fougères,  l'eau,  la  lune,  sont  autant 
de  leit-motivs  qui,  par  leur  retour  et  leurs  modulations,  indiquent 
les  phases  successives  de  cette  mélancolie,  d'abord  douloureuse, 
puis  graduellement  apaisée,  et  enfin  éclairée  presque  d'un  sou- 
rire. L'âme  souffrante  chante,  non  pour  exhaler  sa  plainte,  car 
elle  demeure  fière  et  forte,  elle  brave  la  destinée  en  s'appuyant 
((  sur  le  bras  de  sa  propre  misère  »,  et  ne  livre  pas  son  secret  : 

Parfois,  d'un  aveu  qui  s'élance 
J'ai  crié  combien  j'étais  lasse, 
Puis  j'ai  compris  que  le  silence 
Avait  plus  de  poids  dans  l'Espace... 

mais  elle  chante  pour  endormir  sa  souffrance  et  en  même  temps 
celle  des  autres  âmes  blessées.  Car  Cécile  Sauvage  n'oublie 
jamais  sa  parenté,  non  seulement  avec  la  grande  famille  humaine, 
mais  avec  tous  les  êtres  et  les  choses.  Et  c'est  précisément  dans 
cette  fraternité  qui  l'unit  aux  esprits  élémentaires  qu'elle  trouve 
le  calme  et  la  résignation  : 

J'aurai  trouvé  l'apaisement 
En   imitant   l'arbre  immobile... 


CÉCILE    SAUVAGE  289 


»  Elle  ne  veut  plus  connaître  l'angoisse  de  l'aspiration  vers 
l'inaccessible,  de  l'oiseuse  recherche  du  mystère  ;  elle  accepte 
d'être  une  seule  palpitation  de  la  Vie  universelle,  de  «  taire  sim- 
plement son  devoir  deau  courante  »,  de  jetei-,  pauvre  petite 
sphère  ignorée,  un  bref  scintillement  dans  l'océan  de  la  lumière 
cosmique.  Bien  plus,  elle  monte  u  au  dessus  du  bonheur  »,  elle 
devient  elle-même  l'espace: 

Je  suis  l'Espace  triste  où  tourne  l'hirondelle 

Et  je  ne  comprends  plus  le  cri  des  chairs  mortelles. 

»  Mais  elle  continuera  à  flotter  «  sereine  et  répandue  »,  se  distri* 
buant,  telle  une  douce  atmosphère,  à  tous  ceux  qui  appellent  à 
eux  la  Nature  consolatrice  : 

O  mon  âme,  ô  mon  chant  léger, 
Tu  flotteras  sur  la  colline 
Pour  la  tristesse  du  berger 
Dans  l'ombre  fine... 

»  Ainsi  Cécile  Sauvage  est  vraiment  une  novatrice.  Dédaignant 
d'enrlore  exclusivement  son  inspiration,  comme  font  la  plupart 
des  femmes-poètes,  dans  la  poésie  personnelle,  elle  la  laisse 
éployer  ses  ailes  dans  les  vastes  domaines  de  la  métaphysique, 
sans  pour  cela  cesser  d'être  bien  femme  par  le  raffinement  de  la 
tristesse  et  l'exquisité  du  sentiment.  » 


ENFANT.   PALE  EMBRYON... 


Enfant,  pâle  embryon,  toi  qui  dors  dans  les  eaux 
Comme  un  petit  dieu  mort  dans  un  cercueil  de  verre, 
Tu  goûtes  maintenant  l'existence  légère 
Du  poisson  qui  somnole  au-dessous  des  roseaux. 

35 


290  TOUTES    LES    LYRES 


Tu  vis  comme  la  plante,  et  ton  inconscience 
Est  un  lis  entr'ouvert  qui  n'a  que  sa  candeur 
Et  qui  ne  sait  pas  même  à  quelle  profondeur 
Dans  le  sein  de  la  terre  il  puise  sa  substance. 

Douce  fleur  sans  abeille  et  sans  rosée  au  front, 
Ma  sève  te  parcourt  et  te  prête  son  âme  ; 
Cependant  l'étendue  avare  te  réclame 
Et  te  fait  tressaillir  dans  mon  petit  giron. 

Tu  ne  sais  pas  combien  ta  chair  a  mis  de  fibres 
Dans  le  sol  maternel  et  jeune  de  ma  chair 
Et  jamais  ton  regard  que  je  pressens  si  clair 
N'apprendra  ce  mystère  innocent  dans  les  livres. 

Qui  peut  dire  comment  je  te  serre  de  près  > 
Tu  m'appartiens  ainsi  que  l'aurore  à  la  plaine, 
Autour  de  toi  ma  vie  est  une  chaude  laine 
Où  tes  membres  frileux  poussent  dans  le  secret. 

Je  suis  autour  de  toi  comme  l'amande  verte 
Qui  ferme  son  écrinsur  l'amandon  laiteux, 
Comme  la  cosse  molle  aux  replis  cotonneux 
Dont  la  graine  enfantine  et  soyeuse  est  couverte. 

La  larme  qui  me  monte  aux  yeux,  tu  la  connais, 
Elle  a  le  goût  profond  de  mon  sang  sur  tes  lèvres, 
Tu  sais  quelles  ferveurs,  quelles  brûlantes  fièvres 
Déchaînent  dans  ma  veine  un  torrent  acharné. 


CÉCILE    SAUVAGE  291 


Je  vois  tes  bras  monter  jusqu'à  ma  nuit  obscure 
Comme  pour  caresser  ce  que  j'ai  d'ignoré, 
Ce  point  si  douloureux  où  l'être  resserré 
Sent  qu'il  est  étranger  à  toute  la  nature. 

Ecoute,  maintenant  que  tu  m'entends  encor, 
Imprime  dans  mon  sein  ta  bouche  puérile, 
Réponds  à  mon  amour  avec  ta  chair  docile  : 
Quel  autre  enlacement  me  paraîtra  plus  fort  ? 

Les  jours  que  je  vivrai  isolée  et  sans  flamme, 
Quand  tu  seras  un  homme  et  moins  vivant  pour  moi, 
Je  reverrai  les  temps  où  j'étais  avec  toi, 
Lorsque  nous  étions  deux  à  jouer  dans  mon  âme. 

Car  nous  jouons  parfois.  Je  te  donne  mon  cœur 
Comme  un  joyau  vibrant  qui  contient  des  chimères, 
Je  te  donne  mes  yeux  où  des  images  claires 
Rament  languissamment  sur  un  lac  de  fraîcheur. 

Ce  sont  des  cygnes  d'or  qui  semblent  des  navires, 
Des  nymphes  de  la  nuit  qui  se  posent  sur  l'eau  ; 
La  lune  sur  leur  front  incline  son  chapeau 
Et  ce  n'est  que  pour  toi  qu'elles  ont  des  sourires. 

Aussi,  quand  tu  feras  plus  tard  tes  premiers  pas, 
La  rose,  le  soleil,  l'arbre,  la  tourterelle 
Auront  pour  le  regard  de  ta  grâce  nouvelle 
Des  gestes  familiers  que  tu  reconnaîtras. 


292  TOUTES    LES    LYRES 

Mais  tu  ne  sauras  plus  sur  quelles  blondes  rives 
De  gros  poissons  d'argent  t'apportaient  des  anneaux, 
Ni  sur  quelle  prairie  intime  des  agneaux 
Faisaient  bondir  l'ardeur  de  leurs  pattes  naïves. 

Car  jamais  plus  mon  cœur  qui  parle  avec  le  tien 
Cette  langue  muette  et  chaude  des  pensées 
Ne  pourra  renouer  l'étreinte  délacée. 
L'aurore  ne  sait  pas  de  quelle  ombre  elle  vient. 

Non,  tu  ne  sauras  pas  quelle  Vénus  candide 
Déposa  dans  ton  sang  la  flamme  du  baiser, 
L'angoisse  du  mystère  où  l'art  va  se  briser 
Et  ce  goût  de  nourrir  un  désespoir  timide. 

Tu  ne  sauras  plus  rien  de  moi,  le  jour  fatal 
Où  tu  t'élanceras  dans  l'existence  rude, 
O  mon  petit  miroir  qui  voit  ma  solitude 
Se  pencher,  anxieuse,  au  bord  de  ton  cristal. 

Tandis  que  la  Terre  tourne: 
«  L'Ame  en  Bourgeon  ». 


LE  SOIR.  AU   SOLEIL... 

Le  soir,  au  soleil,  je  m'assieds 

Devant  ma  porte  ; 
Le  jardin  des  arbres  fruitiers, 

La  brise  forte 


CÉCILE    SAUVACE  293 


Soufflent  jusqu'à  moi  la  rumeur 

Des  tièdes  feuilles, 
Sans  que  mon  immobile  cœur 

En  lui  l'accueille. 
Je  devine  les  coteaux  mous 

Qui  se  prolongent. 
Sur  l'étoffe  de  mes  genoux 

Mes  mains  s'allongent, 
Et  je  m'abîme  a  regarder 

Ces  deux  mains  frêles, 
Comme  si  mon  corps  tout  entier 

Etait  en  elles. 

{Mélancolie). 


LE  CALME  S'EST  COUCHE... 

Le  calme  s'est  couché  sur  la  terre  apaisée  : 

Il  a  saisi  mon  front,  il  a  glacé  mes  yeux 

D'une  moiteur  d'argent  pareille  à  la  rosée. 

Et  m'étend  comme  un  pré  sous  un  ciel  vaporeux. 

Les  monts  pleins  de  sommeil  dorment  dans  les  nuages  ; 

Le  soleil  descendu  sur  l'étang  de  clarté 

Comme  un  pâle  jeune  homme  écartant  le  feuillage 

Incline  son  ennui  sur  sa  propre  beauté. 

Je  ne  sais  plus  pleurer,  je  ne  sais  plus  sourire. 

xMon  être  s'est  vidé  du  cœur  et  de  l'émoi, 

Le  niveau  de  la  mer  où  ma  sagesse  aspire 

Met  sa  ligne  impassible  et  sa  largeur  en  moi. 

{Mélancolie) 


294  TOUTES    LES    LYRES 


VA,   MON   AME... 

Va,  mon  âme,  promène  toi 
Dans  la  nuit  verte  des  ramures  ; 
Nul  n'écoutera  mieux  ta  voix 
Que  le  silence  et  la  nature. 
Nul  ne  pleurera  mieux  sur  toi 
Que  le  murmure  du  feuillage 
Et  que  les  larmes  de  l'orage 
Qui  s'égoutte  aux  branches  des  bois 

{Mélancolie). 


QUAND   JE   ME   SUJS    LEVÉE... 

Quand  je  me  suis  levée  avec  le  petit  jour, 

Au  coin  de  la  vitre  bleutée 
La  lune  toute  ronde  et  d'un  pâle  velours 

Penchait  sa  figure  effacée. 
La  brume  caressait  les  arbres  du  lointain 

Dans  son  eau  tranquille  et  brouillée; 
Du  fond  de  l'horizon  une  hirondelle  vint 

Reconnaître  l'aube  mouillée. 
Elle  glissa.  Le  givre  avait  blanchi  les  prés, 

Et,  toute  mon  âme  saisie, 
J'écoutais  sous  le  ciel  le  murmure  ignoré 

D'une  flottante  mélodie. 

(Mélancolie.) 


EDOUARD    SCHURÉ 

Edouard  SCHURÉ 


Lorsque  je  vins  à  Paris  pour  la  première  fois,  j'avais  une  idée 
en  tête  (i),  un  livre  clans  ma  poche,  et  dans  l'âme  une  invrai- 
semblable ingénuité  !  Le  livre  venait  de  paraître  (2),  et  quel- 
ques-uns se  souviennent  peut-être  qu'il  suscita,  parmi  la  jeune 
génération,  bien  des  enthousiasmes  et  des  colères.  Un  critique 
belge  (3)  alla  jusqu'à  formuler  ce  jugement,  que  je  m'excuse  au- 
près de  lui  de  trouver  assez  outré —  j'allais  dire  assez  extravagant  : 
a  C'est  une  Œuvre  qui  n'a  de  comparable  qu'elle-même,  une  de 
ces  créations  si  parfaites  qu'on  n'en  trouve  pas  deux  dans  un 
même  siècle  ».  Mais  d'autres  m'accusèrent  d'avoir  pillé  Platon, 
Emerson  {4),  Nietzsche  (!.^),  Maeterlinck,  Bergson...  et  Edouard 
Schuré.  Mon  Dieu,  aujourd'hui,  ces  temps  sont  loin,  et  je  puis 
bien  avouer  que  j'ignorais  alors  profondément  ces  illustres 
Maîtres.  Je  le  confesse,  —  et  cela  ne  me  déshonorera  qu'auprès 
des  sots,  —  j'étais  un  humble  petit  employé  perdu  dans  ma  pro- 
vince, et  je  n'avais  presque  absolument  rien  lu,  n'ayant  point 
d'argent  pour  acheter  des  livres.  Bref,  de  doctes  confrères 
s'émurent.  L'un  d'eux  me  fit  mander  pour  savoir  exactement  à 
quoi  je  prétendais.  Il  me  parla  des  Boghavadas,  des  théories 
Zoroastriennes,  de  l'Ecole  d'Alexandrie,  des  Occultistes,  des 
Casuistes,  des  Mystiques,  des  rythmes  égyptiens,  chaldéens, 
hindous,  chinois,  toscans,  et  des  Sciences  de  tous  les  temps,  et 
de  beaucoup  d'autres  choses  encore.  Ma  confusion  était  telle, 
que  j'aurais  voulu  être  à  deux  cents  pieds  sous  terre.  Mon  inter- 
locuteur n'eut  pas  de  peine  à  se  convaincre  de  mon  ignorance  à 
peu  près  complète  en  matière  philosophique,  car  j'étais  bien  trop 


(i)  Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  régénérer  le  monde 
par  l'enthousiasme  impulsionniste. 

(2)  La  Physiologie  Morale  du  'Poète. 

(3)  M.  Emile  Dantinne,  dans  Le  Drapeau. 

(4)  A  noter  que  les  pages  d'Emerson  sur  «  Le  Poète  »  ne 
sont  venues  en  France,  dans  la  traduction  de  M.  I.  Will,  que 
deux  ans  après  la  parution  de  mon  livre. 


igÔ  TOUTES    LES    LYRES 


naïf  pour  dissimuler,  a  Mon  ami,  me  dit-il  alors,  avant  de  faire 
oeuvre  de  théoricien,  il  importe  de  se  consacrer  durant  de  longues 
années  (ce  cher  confrère  pouvait  avoir  un  ou  deux  ans  de  plus 
que  moi  qui  en  avais  vingt-cinq)  à  l'étude  des  philosophes  et  des 
expérimentateurs.  Vous  n'avez  absolument  rien  a  inventé  », 
croyez- moi  :  il  n'est  pas  une  ligne  de  votre  livre  qui  ne  se  trou- 
vât déjà  dans  Edouard  Schuré...  » 

Ce  fut  pour  moi  comme  un  coup  de  massue.  Ce  Belphégor  de 
bibliothèque  pensait  bien  que  je  ne  m'en  relèverais  jamais.  Mais, 
deux  heures  après,  une  superbe  fureur  fit  place  à  mon  sombre 
abattement,  —  et  c'est  ainsi  que  je  connus  les  beaux  livres  de 
M.  Schuré. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  j'avais  été  victime  de  la  mauvaise 
foi  d'un  banal  envieux.  Entre  mes  essais  timides  et  l'œuvre  très 
diverse,  très  complexe  et  très  vaste  d'Edouard  Schuré,  je  ne 
découvris  que  quelques  points  communs,  auxquels  l'auteur 
des  Grands  Initiés  n''avait  aucunement  cru  devoir  donner  le 
développement  systématique  que  je  leur  avais  trouvé.  «  L'Ame, 
dit  le  philosophe,  est  la  seule,  la  divine  réalité  ;  elle  est  la  clef 
de  l'Univers...  L'initiation  intérieure  peut  seule  donner  la  vérité 
centrale...  La  psychologie  expérimentale,  appuyée  sur  la  phy- 
siologie, conduit  jusqu'au  seuil  d'un  autre  monde  où,  sans  que 
les  analogies  cessent,  régnent  des  lois  nouvelles...  Les  grands 
sages,  les  vrais  prophètes  ont  tous  plus  ou  moins  possédé  la 
vérité  ésotérique...  Il  s'agit,  pour  la  régénération  intellectuelle 
de  l'homme,  d'asseoir  sur  leurs  bases  indestructibles  les  vérités 
centrales...  Les  Archétypes  qui  préexistent  dans  l'Eternel  sont 
les  sceaux  indispensables  par  lesquels  les  Forces-Mères  de 
l'Invisible  s'impriment  dans  le  Visible...  »  Loyalement,  voilà 
tout  ce  que  je  pus  rapprocher  de  l'expression  première  de  ma 
pensée,  dans  l'œuvre  du  grand  exégète  des  religions.  C'est  peu 
et  c'est  beaucoup  (car  ce  sont  là  des  déclarations  de  principe)  — 
et  cela  a  suffi  à  me  faire  saluer  en  M.  Schuré  le  Chef  de  l'Idéa- 
lisme moderne  et  à  établir  une  sympathie  sincère  entre  le  Maître 
incontesté  et  le  disciple  involontaire. 

Je  l'ai  dit,  le  talent  de  M.  Edouard  Schuré  est  très  complexe. 


EDOUARD    SCHURÉ  297 


11  a  donné  naissance  à  des  livres  d'histoire  religieuse  ou  littéraire, 
des  livres  de  critique,  des  romans,  des  poèmes,  des  œuvres 
dramatiques.  Mais  tous  ces  ouvrages  sont  reliés  entre  eux  par  un 
même  lien  philosophique  et  dominés  par  une  foi  vive  en  la 
doctrine  ésotérique,  en  une  théosophie  que  l'auteur  a  baptisée 
du  nom  de  «  monisme  intellectuel  »  ou  «  spiritualisme  évolutif 
et  transcendant  ». 

M.  Schuré  croit  que  «  la  gnose  ou  la  mystique  rationnelle  de 
tous  les  temps  est  l'art  de  trouver  Dieu  en  soi.  en  développant 
les  profondeurs  occultes,  les  facultés  latentes  de  la  conscience. 
L'âme  humaine,  l'individualité  est  immortelle  par  essence.  Son 
développement  a  lieu  sur  un  plan  tour  à  tour  descendant  et 
ascendant,  par  des  existences  alternativement  spirituelles  et 
corporelles.  La  réincarnation  est  la  loi  de  son  évolution.  Parve- 
nue à  sa  perfection,  elle  y  échappe  et  retourne  à  l'Esprit  pur,  à 
Dieu,  dans  la  plénitude  de  sa  conscience...  » 

Telle  est,  du  moins,  une  des  idées  qui  se  sont  dégagées  pour 
lui  de  l'audacieuse  incursion  qu'il  fit,  à  travers  les  âges  et  à 
travers  les  races,  dans  les  profondeurs  mystérieuses  de  la  Vérité 
primordiale.  C'est  un  monument  impérissable,  à  coup  sûr,  que 
son  histoire  secrète  des  religions,  édifiée  en  deux  livres  dont  la 
portée  restera  immense  :  les  Sanctuaires  d'Orient  et  surtout  Les 
Grands  Initiés.  Le  philosophe  nous  y  donne  la  révélation  des 
merveilleuses  cosmogonies  antiques  et  nous  initie  aux  «  Mys- 
tères »,  si  troublants  et  si  lourds  de  signification,  derrière  leurs 
symboles  ténébreux  et  leurs  bizarreries  rituelles. 

Ce  que  M.  Ed.  Schuré  est  parvenu  à  établir,  au  cours  de  ces 
pages  brûlantes  du  feu  sacré,  c'est  l'unité  des  essences  reli- 
gieuses et  leur  parfaite  continuité.  Il  est  facile,  grâce  à  lui,  de 
se  rendre  compte  de  l'étroite  parenté  des  mythes  et  de  constater 
que  si  l'esprit  religieux  se  renouvelle  constamment,  c'est  tou- 
jours, quant  au  fond,  sans  se  modifier.  Et  on  en  vient  ainsi  à 
conclure  que  le  Passé  et  l'Avenir  sont  en  corrélation  intime  et 
que  les  émanations  psychiques  du  futur  et  de  l'aujourd'hui  se 
repercutent  en  ondes  alternantes  dans  la  pérennité  du  temps. 

L'auteur  des  Grands  Initiés  n'a  pu  s'empêcher,  en  écrivant  ce 


298  TOUTES    LES    LYRES 


livre,  de  regretter  l'époque  où  la  Science  et  la  Religion  étaient 
sœurs  jumelles,  où  «  la  méthode  inductive  et  la  méthode  expé- 
rimentale se  combinaient  et  se  contrôlaient  l'une  par  l'autre  ». 

L'antinomie  prétendue  irréductible  entre  ces  deux  grandes 
forces  morales  est,  en  effet,  un  mal  tout  moderne,  et  d'ailleurs 
assez  surprenant.  Le  rationalisme  scientifique,  le  matérialisme 
épais  de  la  science  officielle,  prétend  nier  le  moteur  du  monde 
physique  ;  l'absolutisme  religieux,  à  son  tour,  voudrait  opposer 
le  dogme  aux  mouvements  organiques,  quand  il  est  si  facile  de 
montrer  qu'il  s'y  adapte  parfaitement.  M.  Edouard  Schuré  a 
rêvé  de  réconcilier  ces  potentats  intransigeants.  Il  faut,  certes, 
souhaiter  qu'il  y  réussisse,  ou  que  d'autres  y  réussissent  après 
lui. 

Je  ne  crois  pas  nécessaire  d'insister  beaucoup  sur  l'influence 
qu'eurent  s»r  la  vie  et  la  vocation  du  philosophe  spiritualiste 
ces  deux  êtres  exceptionnels  :  Richard  Wagner  et  Marguerite 
Albana  Mignaty.  L'on  a  souvent  rapporté  ces  choses.  M.  Schuré 
lui-même  a  dit  l'impression  inoubliable  que  produisirent  sur 
son  esprit  la  représentation  de  Tristan  et  Iseult,  puis  sa  pre- 
mière visite  à  Wagner,  et  le  désir  vivace  qui  lui  resta  d'exprimer 
à  son  tour  l'inexprimable.  Il  a  dit  aussi  comment  Marguerite 
Albana  fut  pour  lui  a  l'Eveilleuse  du  Dieu  inconnu,  celle  qui 
nous  montre  noire  Idéal,  en  ouvrant  les  arcanes  profonds  de 
l'Ame  »,  et  comment  elle  lui  inspira  Les  Grands  Initiés. 

Je  me  contenterai  de  compléter  succinctement  cette  notice  par 
quelques  détails  biographiques.  M.  Edouard  Schuré  est  né  le 
21  janvier  1841,  d'une  famille  protestante,  à  Strasbourg.  Il  fit 
ses  études  au  Gymnase  de  cette  ville;  et,  lorsqu'il  eut  conquis 
son  titre  de  licencié  en  droit,  il  se  fixa  à  Paris.  En  1868,  il  pu- 
bliait son  premier  livre,  Histoire  du  Lied,  ou  la  Chanson  populaire 
en  Allemagne,  précédée  d'un  essai  sur  le  réveil  de  la  poésie 
populaire  en  France  (Perrin,  édit.).  En  avril  1869,  sur  la  recom- 
mandation de  Sainte-Beuve,  il  faisait  ses  débuts  à  la  'Ti.evue  des 
Deux-Mondes,  avec  une  étude  sur  Wagner.  Deux  ans  après,  il 
donnait  chez  Richard,  à  Genève,  une  brochure  sur  L'Alsace  et  les 
prétentions  prussiennes,  et  faisait  le  voyage  en  Italie  qui  lui  valut 


EDOUARD    SCHURÉ  299 


sa  rencontre  avec  Margueriie  Albana.  Puis,  en  1875,  parut,  ^n 
deux  volumes,  Le  Drame  Musical  (l.  La  Musique  et  la  Poésie 
dans  leur  développement  historique.  —  II.  Richard  Wagner,  son 
œuvre  et  son  idée.  —  Fischbacher,  édit.  —  Réunis  depuis  en  i  vol., 
chez  Perrin).  L'année  suivante  donnait  le  jour  aux  Chants  de  la 
Montagne,  poésies  (Fischbacher)  ;  l'année  1884  à  La  Légende 
de  l'Alsace  (Charpentier);  l'année  1889  aux  Grands  Initiés 
(Perrin),  avec  une  introduction  sur  La  Doctrine  Esotérique 
(reconstitution  de  la  vie  et  de  la  doctrine  de  Rama,  Krishna, 
Hermès,  Moïse,  Orphée,  Pythagore,  Platon  et  Jésus),  et  l'an- 
née 1892  aux  Grandes  Légendes  de  France,  étude  psycho- 
logique du  folklore  (Perrin). 

En  1892  et  1893,  M.  Edouard  Schuré  fit  un  voyage  en  Egypte, 
en  Palestine  et  en  Grèce,  d'où  il  rapporta  les  impressions  et  les 
documents  qui  devaient  lui  permettre  d'écrire  ses  Sanctuaires 
d'Orient  (1898,  Perrin).  Dans  l'intervalle  parurent  un  volume  de 
vers,  La  Vie  Mystique  (1894,  d*)  et  un  roman  L'Ange  et  la 
Sphinge  (1897,  d»). 

En  1899,  M.  Schuré  donna  un  nouveau  roman.  Le  Double  (d°) 
et,  en  1900,  un  Essai  sur  la  Vie  et  l'Œuvre  de  Marguerite 
Albana,  suivi  du  Corrige  de  celle-ci  (d°),  ainsi  qu'une  brochure, 
Souvenirs  sur  Richard  Wagner  (d*).  Puis  vinrent  les  trois  séries 
du  Théâtre  de  l'Ame  :  Les  Enfants  de  Lucifer,  drame  antique, 
suivi  de  La  Soeur  Gardienne^  drame  moderne  (Perrin,  1900); 
La  Roussalka,  drame  moderne,  représenté  sur  le  Théâtre  de 
lŒuvre,  en  mars  1903  (Perrin,  1903,  avec  L'Ange  et  la  Sphinge, 
légende  dramatique)  ;  Léonard  de  Vinci,  précédé  du  Rêve  Eleu- 
sinien  à  Taormina,  drame  en  5  actes  (d",  1905). 

En  1904,  parut  Précurseurs  et  Révoltés  (Perrin)  étude  sur  les 
((  chercheurs  d'avenir  »  et  les  a  voyants  »  (Schelley,  Nietzsche, 
Ada  Negri,  Ibsen,  Maeterlinck,  la  Schrœdcr-Devrient,  Gobineau, 
Gustave  Moreau)  ;  en  1907,  un  roman,  La  Prêtresse  d'Isis,  légende 
de  Pompéï,  et,  en  1908,  Femmes  Inspiratrices  et  Poètes  Annon- 
ciateurs, essai  de  psychologie  critique  (Mathilde  Wesendonck, 
Cosima  Liszt,  Marguerite  Albana,  Charles  de  Pomairols, 
M*»  Ackermann,  Louis  Le  Cardonnel,  Alexandre  Saint-Yves,  etc.). 


300  TOUTES    LES    LYRES 


M.  Edouard  Schuré  a  écrit,  en  outre,  une  «  Introduction  n  pour 
la  traduction  française  d'un  ouvrage  de  Rudolf  Steiner,  Le  Mys- 
tère Chrétien  et  les  [Mystères  Antiques,  et  a  prononcé  deux  confé- 
rences sur  Ibsen. 

Enfin,  en  1909,  il  a  donné  un  important  recueil  de  poèmes, 
IJAme  des  Temps  Nouveaux,  où  sont  traités  en  vers  précis  les 
thèmes  vaporeux  du  spiritualisme  ésotérique. 

M.  Schuré  achève  en  ce  moment  un  ouvrage  considérable, 
qui  sera  une  sorte  de  complément  aux  Grands  Initiés,  bien  que 
conçu  sur  un  plan  encore  plus  vaste.  Il  renfermera  notamment 
un  essai  sur  l'Evolution  planétaire  et  l'Origine  de  l'homme,  une 
étude  sur  l'Atlantide  et  les  Atlandes,  une  Vie  de  Zoroastre,  etc. 
Deux  chapitres  en  ont  paru  dans  les  numéros  du  15  janvier  et 
du  I*'  février  191 1  de  La  Revue  des  Deux-Mondes  sous  le  titre 
Le  (Mystère  de  l'Inde,  (L'Inde  védique  et  brahmanique  et  La  Vie 
de  Boudha).  L'historien  des  grandes  vérités  révélées  annonce  en- 
core trois  réalisations  de  son  rêve  le  plus  cher,  — le  verbe  vivant 
de  l'Idéal  sur  la  scène  :  un  drame  sur  l'époque  celtique,  un  autre 
sur  les  Templiers,  un  troisième  sur  la  lutte  des  occultistes  avec 
l'Eglise  au  XVI«  siècle  ;  puis  un  recueil  de  Récits  du  Monde 
Occulte,  un  livre  de  Portraits  et  Souvenirs,  et  un  essai  sur  VEso- 
térisme  chrétien,  son  passé  et  son  avenir. 

M.   Edouard   Schuré    est   chevalier  de    la    Légion  d'honneur 


t 


depuis  le  i"  janvier  1908. 


LE   SPHINX    DE    LA   DOULEUR 

Chaste  comme  Diane  en  ton  charme  indompté, 
Chère  silencieuse  au  long  regard  de  flamme, 
Ton  corps  jeune  etsplendide  est  un  puissant  dictame, 
Mais  tu  portes  un  cœur  tragique  en  ta  beauté. 


EDOUARD    SCHURÉ  3OI 


Tes  cheveux  roulent  l'or  des  moissons  en  été, 
Ton  épaule  de  neige  a  le  frisson  d'une  âme. 
Pourtant  ce  ne  sont  pas  tous  ces  trésors,  ô  femme, 
Que  mon  désir  tremblant  demande  à  ta  fierté. 

Non,  mon  amour  est  fait  d'ardente  sympathie, 

Et  je  veux  pénétrer  le  secret  de  ta  vie, 

Qui  brûle  en  ton  silence  et  nourrit  ta  pâleur. 

Comme  l'éclair  fécond  tressaille  sous  la  nue, 

Je  veux  voir  palpiter  ton  âme  toute  nue 

Et  souffrir  ta  souffrance,  ô  Sphinx  de  la  Douleur. 


EN    ECOUTANT  LA  WALKYRIE 

Nous  écoutions  tous  deux  chanter  la  Walkyrie. 
Et  la  vierge  tomba,  sous  le  baiser  du  Dieu, 
En  un  divin  sommeil,  parmi  la  mer  de  feu 
Dont  le  héros  vainqueur  franchira  la  furie. 

Et  je  te  regardais.. .  Ta  sombre  rêverie 
Semblait  dire  à  ce  drame  :  ((  Oh  !  ceci  n'est  qu'un  jeu.  » 
Et  ton  regard  absent  suivait  —  dans  quel  ciel  bleu  ? 
De  ton  amour  perdu  la  voix  endolorie. 

Chère,  tu  dors  aussi  sur  ton  sommet  glacé 
Que  hante  le  fantôme  en  deuil  de  ton  passé, 
Et  ta  douleur  comme  une  armure  le  protège. 

26 


302  TOUTES    LES    LYRES 

Ton  repos  est  cruel.  Le  givre,  en  lourds  amas, 

A  sur  ton  sein  de  feu  semé  ses  blancs  frimas. 

—  Mais  sache,  il  est  un  Dieu  qui  fait  fondre  la  neige, 

LA  GRANDE  MÉLODIE 

Les  jours  se  traînent,  et  ma  vie 
S'effeuille  au  vent  de  la  douleur  ; 
Je  cherche  en  vain  la  mélodie 
Qui  dise  le  fond  de  mon  cœur. 

Où  la  trouver  ?  qui  me  l'a  prise  î^ 
Sur  la  mer  va-t-elle  voguant  ^ 
Je  la  sens  courir  dans  la  brise 
Et  s'enfuir  avec  l'ouragan. 

Elle  vibrait  dans  tous  les  charmes 
Qui  m'ont  subjugué  tour  à  tour  ; 
Elle  a  ruisselé  dans  mes  larmes 
En  sanglots  de  joie  et  d'amour. 

Elle  a  frémi  dans  mes  silences 
Et  pleuré  sur  d'obscurs  tombeaux, 
Pour  rouvrir  ses  ailes  immenses 
Vers  des  astres  toujours  plus  beaux. 

Mais  cette  symphonie  altière 
S'est  dispersée  avec  mon  cœur  ; 
Quand  l'entendrai-je  toute  entière 
Emplir  les  airs  d'un  chant  vainqueur  ? 


EDOUARD    SCHURÉ  303 


Ne  pourrai-je,  ô  vie  infinie, 
Sous  un  soleil  mêler  mes  jours, 
En  un  grand  fleuve  d'harmonie 
Confondre  enfin  tous  mes  amours  ^ 

A  tous  les  vents  s'en  va  ma  vie, 
Ceux  que  j'aime  en  ont  bu  la  fleur, 
Mais  toi,  ma  grande  Mélodie, 
Je  t'emporte  au  fond  de  mon  cœur  ! 


IMMORTALITE    A    DEUX 

Un  regard  !  Un  coup  d'aile  ! 
Derrière  nous  des  mondes 
Et  devant  nous  l'Eternité  ! 
Vie  mystique. 

Si  l'éternel  Amour,  si  le  Soleil  des  âmes 
L'un  pour  l'autre  jadis  a  voulu  nous  couver, 
De  cycle  en  cycle,  hélas!  que  de  temps  nous  errâmes 
En  nous  cherchant  sans  nous  trouver  ! 

Peut-être  me  vit-on,  muet  et  sombre  esclave 
Aux  jours  des  Pharaons,  d'un  désir  plein  d'effroi 
Lever  mes  tristes  yeux  sur  ta  forme  suave 
Qui  marchait  sous  le  dais  des  rois. 

Ou  bien,  Gaulois  bouillant  de  force  et  de  jeunesse, 
Aux  plages  d'Ionie  en  un  temple  égaré,  ^v 

Frémissais-je  devant  l'orgueilleuse  prêtresse. 
Courbe  sous  ton  geste  sacre, 


304  TOUTES    LES    LYRES 

Qui  saitî*  peut-être  aussi,  séductrice  languide, 
Me  versas-tu  l'amour  et  la  mort  d'un  regard, 
Dévorée  à  ton  tour  par  la  lame  perfide. 

Le  jour  où  tu  m'aimas  trop  tard. 

Mais,  au  dédale  obscur  de  tant  de  renaissances, 
D'un  même  éclair  enfin  nous  nous  sommes  élus  ; 
Maintenant  nous  avons  mélangé  nos  essences, 
Que  rien  ne  nous  sépare  plus  ! 

D'un  seul  coup  remontant  à  la  source  des  choses, 
Par  l'amour  souverain  d'où  jaillit  tout  essor. 
Nous  avons  vu  le  sens  de  nos  métamorphoses 
Et  le  but  d'un  si  vaste  effort. 

Le  feu,  tombant  du  ciel  sur  nos  âmes  jumelles, 
Fit  de  nous  un  seul  être  en  son  torrent  vainqueur. 
Nos  âmes  ont  senti  croître  et  frémir  leurs  ailes 
Au  contact  brûlant  de  nos  cœurs. 

Soleils  d'éternité,  grands  jours  que  nous  vécûmes, 
Vos  rayons  embrassaient  le  passé,  l'avenir, 
Océan  convulsé  d'innombrables  écumes... 
Le  zénith  rejoint  le  nadir. 

Si  tu  me  précédas  dans  l'invisible  empire, 
Où  d'un  plus  pur  éclat  scintille  ton  flambeau, 
Sa  lueur,  qui  m'appelle,  est  le  ciel  où  j'aspire 
Bien  loin...  par  delà  le  tombeau... 


EDOUARD    SCHURÉ  3O5 


Oh  !  contempler  à  deux  les  sublimes  mystères 
Que  nous  cache  ce  monde  au  voile  tortueux, 
Dans  les  chœurs  infinis  monter  de  sphère  en  sphères.. 
D'un  vol  calme  ou  tempétueux. .. 

Vivre  en  l'Ame  du  Monde...  ensemble  s'y  repaître, 
Nous  mirer,  nous  baigner  dans  les  rayons  des  Dieux 
Et  plonger  éperdus  à  la  source  de  l'Etre. .. 
Connaître  ce  coup  d'aile  à  deux  !... 

Et  si,  nous  unissant  à  la  céleste  armée, 
Nous  devons,  pour  créer,  affronter  le  chaos, 
Erôs  palpitera  dans  l'éternelle  Aimée, 
Psyché  vibrera  dans  Erôs  ! 

Dans  mon  cœur  refluera  ton  âme  inassouvie 
Comme  un  torrent  superbe  au  gouffre  tournoyant, 
Et  tu  seras  le  souffle,  et  tu  seras  la  vie 

De  mon  verbe  en  flamme  ondoyant. 

Ainsi  Brahma  s'unit  à  la  Maia  céleste 
Sous  un  voile  semé  d'étoiles  et  de  Dieux; 
Tandis  que  l'Univers  émane  de  leur  geste, 
Ils  se  respirent  dans  les  cieux.. . 

Mais  peut-être...  lassés  des  délices  profondes 
D'un  ciel  où  l'on  ne  sait  que  jouir  et  rêver, 
Nous  nous  dédoublerons,  comètes  vagabondes, 
Pour  nou'^  perdre  et  nous  retrouver  ! 

36. 


Daniel   THALY 


M.  Daniel  Thaly  est  né,  de  parents  français,  à  Roseau  (Ile  delà 
Dominique),  le  2  décembre  1879.  11  fit  ses  humanités  au  Lycée 
de  Saint-Pierre-de-la-Dominique,  la  ville  détruite  ;  puis  com- 
mença à  Toulouse  des  études  médicales,  qu'il  alla  achever  à 
Paris. 

Depuis  1908,  il  a  quitté  la  France  et  est  retourné  habiter  sa 
ville  natale.  A  la  fois  planteur  et  médecin,  il  y  passe  son  temps 
entre  ses  malades  et  ses  citronniers.  Mais  ses  occupations  n'ont 
pu  détruire  son  penchant  à  la  rêverie,  et  il  n'a  jamais  cessé 
d'écrire  des  vers. 

Son  premier  ouvrage  fut  une  plaquette,  parue  en  1900,  et  qui 
avait  pour  titre  Lucioles  et  Cantharides .  Puis  vint,  en  1905,  La 
Clarté  du  Sud  (Société  provinciale  d'Edition,  Toulouse).  Les 
poèmes  de  ce  livre  s'alimentent  aux  sources  d'un  double  amour  : 
amour  lointain  et  tenace,  mêlé  de  souvenirs  et  de  regrets,  pour 
l'île  natale  (Le  Coquillage,  Nostalgie  de  la  Mer,  etc.),  et  amour 
inspiré  par  la  séduction  de  la  patrie  adoptive,  par  Toulouse,  dont 
les  ciels  clairs  expliquent  le  titre  du  volume. 

M.  Daniel  Thaly  vient  de  faire  paraître  aux  éditions  du  Beffroi 
un  nouvel  ouvrage,  écrit  comme  les  précédents  en  vers  réguliers, 
Le  Jardin  des  Tropiques.  Il  y  évoque,  avec  une  grande  pureté 
d'expression,  les  paysages  et  la  lumière  des  Antilles,  particulière- 
ment de  la  Dominique  et  de  la  Martinique. 

D'autre  part,  la  Phalange  met  en  ce  moment  sous  presse  un 
recueil  de  vers  libres,  Les  Chansons  de  mer  et  d'outre-mer  dont, 
déjà,  plusieurs  fragments,  publiés  par  les  revues  d'avant-garde, 
ont  été  goûtés  des  vrais  lettrés. 

Les  sujets  de  ce  livre,  ainsi  que  ceux  d'un  autre  recueil,  en 
vers  réguliers,  que  termine  actuellement  le  poète,  Nostalgies 
Françaises,  suivent,  selon  les  variations  de  la  fantaisie  et  de  la 
sensibilité,  les  chers  dessins  des  sites  et  des  souvenirs  de  France, 
atténués  par  les  brumes  de  l'éloigncmcnt. 


DANIEL    THALY  3O7 


En  somme,  la  nostalgie  est  le  sentiment  qui  domine  clans 
l'œuvre  de  M.  Daniel  Thaly,  que  les  poètes  aimeront  pour  elle- 
même,  parce  qu'elle  est  sincère  et  nuancée,  harmonieuse  et 
simple. 


AU    CREPUSCULE 

Je  ne  vous  connais  pas,  mon  amour,  je  ne  sais 
Si  vous  êtes  la  joie  ou  la  mélancolie, 
Mais  vos  yeux  ont  l'éclat  du  ciel  de  l'Italie, 
Et  vous  passez  le  soir  sur  la  route  où  je  vais. 

Ce  m'est  un  pur  bonheur,  aux  crépuscules  frais, 
De  suivre  du  regard  votre  forme  fleurie, 
Et  de  sentir  monter,  en  mon  âme  attendrie, 
La  tristesse  confuse  et  vaine  des  regrets. 

Car  vous  avez  vingt  ans  à  peine,  et  votre  trace 
Eclaire  autour  de  vous  comme  un  chemin  joyeux. 
Où  mon  cœur  ne  saurait  vous  suivre  sans  disgrâce 

Et  je  me  plais  à  croire,  en  des  rêves  crédules. 
Que  le  Soleil  lui-même  attarde  pour  vos  yeux 
Le  charme  alanguissant  de  ses  longs  crépuscules. 

{La  Clarté  du  Sud) 


308  TOUTES    LES    LYRES 


LA  CHANSON  DE  LA  CARAVELLE 

Au  large  frisson  des  brises  marines, 
Aux  claquemements  frais  de  tes  pavillons, 
Glisse,  Caravelle  aux  voiles  latines, 
Sur  le  miroir  bleu  des  gouffres  profonds. 

Tu  traverseras  de  beaux  crépuscules 
Où  planent  des  vols  émouvants  d'oiseaux, 
Les  poissons  volants  sous  les  canicules 
Vont  diamanter  les  moires  des  eaux. 

Sous  les  alizés,  ôma  Caravelle, 
Tu  ne  portes  pas  aux  pays  lointains, 
Ivre  d'or  sanglant  et  l'âme  cruelle, 
Le  conquistador  des  rouges  butins. 

Nous  allons  rêvei-  au  bord  des  rivages 
Où  les  grands  palmiers  dressent  leurs  vigueurs. 
Nous  allons  revoir  les  beaux  paysages 
Qu'anima  l'éclat  des  plus  belles  fleurs. 

Soleil  !  apparais  sur  les  vagues  roses, 

Verse  à  notre  sang  des  désirs  nouveaux, 

Jetons  à  la  mer  les  vieilles  névroses  ; 

Les  matins  sont  purs,  les  couchants  sont  beaux  ! 


DANIEL    THALY  309 


Que  le  grand  roulis  des  mers  nous  secoue  ; 
Evitons  l'écueil  et  les  noirs  brisants  ; 
Battez  la  carène  et  dorez  la  proue, 
Longs  flots  diaprds  et  phosphorescents  ! 

Aprds  tant  d'absence  et  tant  de  silence, 
La  vieille  maison  va-t-elle  accueillir 
Celui  qui  laissa  la  terre  d'enfance  ? 
Qui  donc  au  foyer  doit  se  souvenir? 

Gardez-vous  encor  vos  mêmes  magies, 
Charmes  du  passé,  parfums  d'autrefois  ; 
Et  vous,  maisonnette  aux  portes  fleuries, 
Dormez-vous  toujours  au  seuil  des  grands  bois 

Vogue,  Caravelle  aux  voiles  tremblantes, 
Mon  espoir  est  pur  comme  le  ciel  clair. 
Nous  retrouverons  aux  plages  aimantes 
La  blanche  terrasse  et  le  jardin  vert. 

Mais  si  c'est  en  vain  que  mon  bel  espoir 
Te  guide,  vaisseau,  vers  l'île  sonore. 
Si  je  ne  dois  plus  dans  la  paix  du  soir 
Retrouver  la  fleur  ouverte  à  l'aurore, 

Si  je  dois  en  vain  chercher  les  étoiles 
De  mes  nuits  d'enfance  en  un  ciel  désert. 
Qu'un  vent  de  naufrage  arrache  tes  voiles 
Et  que  mes  désirs  meurent  sur  la  mer  ! 

(Le  Jardin  des  Tropiques) 
Toulouse  1903. 


I 


310  TOUTES     LES    LYRES 


L'ASILE    DU    REVE 

Cette  maison  bâtie  au  bord  de  la  presqu'île, 

Où  de  blancs  paille-en-queue  ont  suspendu  leur  nid, 

S'élève  en  la  clarté  de  l'éther  immobile. 

Sur  le  spectacle  éblouissant  de  l'inlini. 

La  falaise  est  aride  au  seuil  de  la  terrasse 
Et,  seuls,  quelques  cactus  hérissent  ce  désert, 
Mais  par  une  croisée  ouverte  sur  l'espace 
On  voit  tout  l'horizon,  les  îles  et  la  mer. 

On  y  vit  dans  l'odeur  salubre  du  rivage. 
Quelquefois  un  navire  et  l'ombre  d'un  nuage 
Troublent  au  loin  le  miroir  pur  des  grandes  eaux. 

Le  silence  de  l'air  repose  la  pensée  ; 
La  rêverie,  au  chant  de  la  vague  bercée, 
Suit  en  l'azur  le  vol  décroissant  des  oiseaux. 

(Le  Jardin  des    Tropiques} 


LE    GRILLON    DES    CHAMPS 

Quand  l'odeur  des  petites  fleurs 

Le  fait  sortir  de  son  trou, 

Le  grillon  des  champs  est  comme  un  souffleur 

Un  peu  fou 


DANIEL    THALY 


Qui,  pour  avoir, 

Du  matin  au  soir, 

Assisté  aux  beaux  ballets  blonds 

Des  papillons 

Et  pleuré  durant  les  cantiques 

Que  dit  à  la  première  étoile  un  rossignol, 

Quand  la  scène  se  vide  et  que  les  tournesols 

Font    aux   belles    de   nuit  des   adieux    romantiques, 

Eprouve  à  son  tour  le  besoin 

De  prendre  le  ciel  à  témoin 

De  ses  petits  chagrins  de  cabotin 

Mélancolique. 


LES    LIBELLULES 

Avec  leurs  airs  de  courtisanes 

Et  leurs  belles  toilettes  fleuries. 

Les  libellules  sont  si  jolies 

Qu'à  tout  moment  elles  s'en  vont  voir 

Flotter  leur  robe  diaphane 

Dans  les  miroirs 

Des  verts  étangs  de  la  prairie. 

De  peur  que  leurs  ailes  de  gaze 

Ne  s'embrasent 

Ou  pour  se  rafraîchir  la  peau, 

Elles  plongent  à  tout  propos 

Dans  l'eau 

Leur  queue 


312  TOUTES    LES    LYRES 


Bleue. 

Les  libellules  sont  un  peu 

Comme  ces  petites  demoiselles 

Que  ramène  le  crépuscule  chaque  soir 

Dans  les  cafés  des  boulevards, 

Ces  petites  demoiselles 

Qui  laissent   à  tout  propos 

Leurs  places 

Sur  les  terrasses, 

Pour  aller  admirer  leur  tailles  frêles 

Et  farder  leur  joli  museau 

Devant  les  glaces 

Des  lavabos. 


(Dans  le  Petit  zMonde  des  Insectes) 


Je  suis  comme  un  jeune  arbre  aimé  du  crépuscule 
Dont,  au  soleil  couchant,  la  cime  rose  ondule, 
J'ai  sur  moi  les  rayons  ardents  que  tu  chéris  ; 
Et  toi,  musicienne  aux  regards  attendris 
Dont  la  voix  merveilleuse  en  rêve  m'accompagne, 
Je  te  compare  à  cet  oiseau  de  ma  montagne 
Qui,  pour  chanter  un  pur  cantique  avant  la  nuit 
Dans  un  vallon  sonore  où  l'eau  d'un  étang  luit, 
Met  tant  de  volupté  dans  son  hymne  barbare 
Que  ce  jeune  arbre  en  fleurs  auquel  je  me  compare, 
S'imaginant  soudain  que  Pan  est  revenu, 
Frissonne  longuement  sous  le  ciel  vaste  et  nu. 


Hélène   VACARESCO 


Nous  ne  saurions  faire  mieux  que  d'exlraire  ces  quelques  pas- 
sages caractéristiques  de  l'importante  élude  que  M"»  Marguerite 
Berthet  a  consacrée  à  M"*  Vacaresco,  dans  son  ouvrage  La  Poé- 
sie féminine  Française  à  l'Etranger  : 

((  Combien  étrange,  cette  race  roumaine  qui  conserve  son  ori- 
ginalité sous  les  influences  les  plus  nombreuses  et  les  plus  diverses, 
race  ardente  et  langoureuse  où  chaque  contact  étranger  a  pour- 
tant laisse  sa  trace,  respectueuse  du  passé  et  amante  du  progrès, 
reflet  d'un  ciel  qui  est  déjà  celui  de  l'Orient,  et  cependant  tout 
imprégnée  des  brumes  du  Nord,  conservant  dans  les  aspirations 
mystiques  et  les  rêveries  orientales  quelque  chose  de  la  mesure 
latine  et  grecque. 

»  Voilà  ce  qui  nous  aide  à  comprendre  M"'  Ellena  Vaca- 
resco #t  éclaire  les  parties  restées  un  peu  obscures  de  son 
œuvre. 

»  M"*  Vacaresco  ap|>ârlient  ù  l'une  des  plà»  anciennes  familles 
roumaines,  comptant' parmi  ses  ancêtres  des  hommes  d'Etat,  des 
poètes  et  des  héros.  Elle  a  hérité  d'eux,  avec  la  fierté  de  la  race, 
une  noble  intelligence  et  le  don  poétique.  Son  premier  livre  de 
lecture  a  été,  chose  curieuse,  un  Lamartine.  Peut-être,  dès  lors, 
la  pure  forme  du  vers  français  résonne-t-elle  à  son  oreille,  et  le 
rythme  pénètre-t-il  jusqu'à  cette  âme  chantante  dont  elle  nous 
parle  plus  tard  : 

J'avais  deux  âmes  autrefois  : 

La  mienne  et  celle  des  grands  bois. 

»  Déjà  cette  âme  était  née  ;  les  tristes  doïnés  roumaines  la 
charmaient  et,  longtemps  avant  quellff  sût  lire,  elle  composait 
spontanément,  comme  l'oiseau  chante. 

»  Venue  jeune  à  Paris,  elle  fut  présentée  à  Sully  Prud'homme, 
puis  à  Leconte  de  Lisle.  Sa  poésie  parut  nouvelle  et  attachante  ; 
langue  simple,  forie,  sans  recherche  aucune  d'exotisme,  mais 
l'exhalant  sans  eflfort. 

»  Dès  son    premier    volume.    Chants   d'Aurore,    qui  obtint   le 

27 


314  TOUTES    LES    LYRES 


prix  Archon-Despérouses,  nous  trouvons,  à  côté  de  pièces 
jeunes  et  fraîches  qui  font  soupçonner  les  dix-huit  ans,  d'autres 
pièces  véritablement  supérieures. 

»  Ce  livre  et  les  deux  qui  suivirent,  A7ne  sereine,  Lueurs  et 
Flammes^  ce  sont  trois  phases  de  son  histoire,  trois  tournants  de 
sa  vie.  Une  note  mélancolique  domine,  toujours  la  même,  dans 
l'infinie  variété  des  strophes  et  des  rythmes,  au  hasard  des  sou- 
venirs, sorte  d'obsession  qui  pourrait  fatiguer  et  qui  berce 
délicieusement.  Ainsi,  certaines  mélopées  bretonnes  font  passer 
devant  nos  yeux  des  Eldorados  jadis  découverts,  à  jamais  dis- 
parus. 

»  Mais  il  n'y  a  pas  seulement  en  M"*  Vacaresco  la  femme 
aimante,  qui  a  loyalement  aimé  et  souffert;  il  y  a  la  noble  des- 
cendante des  héros.  Elle  s'est  plu  à  traduire  en  vers  français  ou 
en  prose  rythmée  ces  inimitables  chants  roumains,  tantôt  d'une 
si  étrange  tristesse,  tantôt  d'une  sauvagerie  exquise.  La  poésie 
surgit  des  replis  abrupts  des  Carpathes,  glisse  avec  le  vent 
farouche  des  steppes,  et  l'on  sent  passer  l'âme  des  Boulba... 

))  Infatigablement,  Hélène  Vacaresco  travaille.  En  outre  des 
trois  ouvrages  cités,  elle  a  traduit  Jéhovah,  poème  de  Carmen 
Sylva,  écrit  un  volume  de  souvenirs  :  Les  liois  et  les  peines  que 
j'ai  connus,  composé  deux  drames  dont  l'un  s'est  joué  à  l'Argen- 
tina  de  Rome  et  va  l'être  dans  toute  l'Italie,  publié  plusieurs 
volumes  de  vers.  Chants  d'Italie,  Jardin  Tassionné  (Plon-Nourrit, 
édit.),  et  un  recueil  de  contes,  Nuits  d'Orient  (Sansot,  édit.)  Un 
roman  vient  de  paraître:  Le  Sortilège. 

»  Ce  qui  caractérise  le  style  de  M"*  Vacaresco,  c'est  le  charme. 
Elle  a  un  don  véritable  d'évocation.  Sa  très  vive  imagination 
lui  fait  extérioriser  et  projeter  en  sortes  de  fantômes  ses  propres 
sensations.  Sa  douleur,  son  amour,  son  désir,  deviennent  des 
êtres  vivants,  qui  vont,  viennent,  prenant  une  étonnante  réalité 
concrète. 

»  Il  faut  voir,  en  cette  luxuriance  et  cette  véhémence  d'images, 
un  caractère  oriental,  étranger,  irréductible  de  cette  œuvre.  Ce 
qui  en  fait  l'originalité,  c'est  précisément  le  naturel:  elles  ne 
sont  pas  voulues,  elle  jaillissent  spontanément  de  la  vision  inté- 


HÉLÈNE  VACARESCO  315 


rieure  ;  et  mieux,  ainsi,  elle  réussissent  à  nous  donner  une 
impression  fuyante,  et,  en  quelque  sorte,  panthéistique. 

»  Le  Jardin  'Passionné  est  sans  doute,  jusqu'ici,  l'œuvre  la 
plus  forte  de  M"*  Vacaresco,  et  c'est  la  marque  du  grand  poète 
que  de  se  surpasser  ainsi  lui-même  à  chaque  étape. 

Je  voudrais  devenir  de  la  flamme  et  du  vent,  dit-elle,  à  la  fin 
de  Lueurs  et  Flammes.  Et  il  semble  que  son  souhait  se  soit  réa- 
lisé dans  Jardin  'Passionné;  c'est  lèvent  des  steppes,  le  vent 
brûlant  du  déseï  t  qui  passe,  tantôt  farouche,  terrible,  tantôt 
s'adoucissant,  dans  une  brise  molle,  tout  imprégnée  de  parfums 
troublants,  des  effluves  voluptueuses  de  l'Orient, 

»  Ici,  il  ne  s'agit  plus  seulement  de  la  souffrance  d'une  femme 
dont  la  destinée  s'ouvrait  magnifique  et  fut  brusquement  anéantie. 
Par  l'identification  de  la  personnalité  de  l'auteur  et  de  la  terre 
roumaine,  le  poème  devient  une  sorte  d'épopée,  notre  poème  à 
chacun  et  le  poème  humain  par  excellence. 

»  La  forme  est  peut-être  plus  souple  encore  que  dans  les 
ouvrages  précédents  ;  elle  se  moule  sur  l'idée,  elle  est  si  particu- 
lièrement expressive  que  tout  concourt  à  nous  faire  vivre  de 
cette  vie  ardente.  Nous  nous  sentons  entraînés  malgré  nous,  et 
tout  nous  paraît  à  sa  place  :  variations  de  rythmes,  heurts 
d'images,  licences  même,  rimes  étrangères  au  français,  tout 
passe,  parce  que  la  Poésie  enveloppe  tout,  et  que,  vraiment,  tous 
ces  inattendus  répondent  à  un  état  plus  convulsé  de  l'âme. 

»  Enfin,  de  la  désespérance  du  poète,  naît  déjà  une  philoso- 
phie plus  sereine,  et  les  innombrables  silencieux  qu'ont  vaincus 
les  infinies  détresses  humaines  y  viendront  puiser  largement  la 
sève  dont  ils  sont  assoiffés.  » 

Bibliographie.  —  Les  Chants  d'Aurore^  poèmes,  prix  Archon- 
Despérouses,  après  lecture  publique  par  Leconte  de  Lisle 
(A.  Lemerre^^  1886);  L'Ame  Sereine,  poèmes  (d»,  lUgô)]  Jehovah, 
traduit  de  Carmen  Sylva  (d*,  1898)  ;  Le  Rhapsode  de  la  Dâmbo- 
vitsJ,  ballades  roumaines,  Prix  Jules  Favre  (d%  1900)  ;  Lueurs  et 
Flammes,  poèmes  (Pion,  1903)  ;  Le  Jardin  Passionné,  poèmes 
(d*,  1908);  Amor  Vincit,  roman  (d*,  1909);  Rois  et  Reines  que 
j'ai  connus  (Sansot,  1910);  Le  Sortilège,  roman  (Pion,  191  i). 


3l6  TOUTES    LES    LYRES 


SI    J'ARRIVE    A    MOURIR... 

Si  j'arrive  à  mourir  selon  ma  volonté, 

Fais  creuser  mon  tombeau  quand  paraîtra  l'été, 

Quand  la  lune  sera  mince  comme  un  fil  d'onde  ! 

Que  l'on  ouvre  la  terre  à  l'endroit  où  la  ronde 

Des  blés  et  des  bluets  grands  ouverts  tournera  ! 

Il  me  faut  expirer  quand  le  printemps  mourra, 

Quand  la  source  sera  luisante  entre  les  arbres, 

Que,  rendant  les  azurs  neigeux  comme  des  marbres, 

La  lumière  terrible  éteindra  tout  le  ciel, 

Et  que  bourdonneront  les  faiseuses  de  miel, 

Le  fin  frémissement  des  faucilles  légères, 

Et  le  roulis  des  chars  qui  rentrent  vers  les  aires  ! 

J'aime  le  tendre  éphèbe  au  bel  arc  recourbé 

Qui  brise  entre  ses  doigts  l'aiguière  d'Hébé, 

Le  Printemps,  ce  passant  des  saisons  passagères. 

Il  se  hâte  de  vivre  ainsi  que  mes  chimères, 

Et  comme  mon  désir  il  crée  éperdûment 

Ce  qu'il  ne  verra  pas  naître  de  son  tourment. 

Oh  !  demande  à  la  plaine  un  pli  de  son  sol  tiède, 

Et  tu  traverseras  le  pont  dansant  qui  cède 

Chaque  jour  davantage  à  l'étreinte  des  eaux. 

Tu  feras  sur  mon  sein  s'endormir  des  roseaux 

Et,  blanc  entre  mes  mains,  un  fin  rameau  de  tremble 

Pour  qu'avec  moi  périsse  un  mal  qui  me  ressemble  : 

L'inquiétude  vive,  au  chant  perpétuel. 

Eté,  j'éviterai  ton  flamboyant  appel  ; 


HÉLÈNE  VACARESCO  317 


Je  ne  suis  point  avide  ainsi  que  les  corolles 

Qui  s'offrent  en  ployant  aux  brises  bénévoles. 

Déjà  tournent  là-bas  les  bluets  et  les  blés, 

La  source  est  violette  où  se  mirent,  troublés, 

Des  soirs  fiévreux  et  lents,  les  magiques  fronts  roses  ; 

Les  rosiers  sont  épris  des  juvéniles  roses, 

Et  les  derniers  antans  déroulent  sur  la  mer 

La  bleue  écharpe  froide  où  s'endeuillait  l'hiver  ; 

Les  nuits  ontdes  langueurs  pour  leurs  sœurs  les  rosées. 

L'aurore  va  vêtir  des  robes  irisées. 

Et  la  lune  vouloir  de  sereins  firmaments 

Pour  descendre  d'un  pied  d'opale  aux  lacs  dormants. 

Au  cratère  ivoirin  d'avril  l'Eté  va  boire. 

J'ai  choisi  pour  mourir  cette  heure  transitoire  ; 

La  saison  ingénue  est  semblable  à  mon  sort 

Que  la  félicité  plénière  blesse  à  mort. 

Dans  l'harmonie  éparse  aux  voluptés  heureuses. 

Je  veux  mourir  de  voir  naître  les  tubéreuses. 

O  calme  plénitude,  éclat  des  beaux  étés, 

Épargnez  à  mes  sens  vos  parfums  redoutés 

Qui  promettent  le  lourd  raisin  d'automne  aux  cuves! 

Vous  savez  que,  pareille  à  vos  pesants  effluves, 

Aux  chaudes  pâmoisons  de  vos  feux  haletants, 

Dans  mon  cœur  enflammé  j'ai  tué  le  printemps  ! 


(Lueurs  et  Flammes). 


37. 


3l8  TOUTES    LES    LYRES 


O    FLEURS   MORTES   JADIS... 

O  fleurs  mortes  jadis  avant  que  je  sois  née, 

Et  qui  peut-être  auriez  fleuri  ma  destinée 

D'un  charme  plus  étrange  encore  et  plus  mortel 

Que  les  parfums  qui  font  de  mon  âme  un  autel, 

Vos  pétales  éteints,  vos  tiges  de  poussière 

Sans  doute  auraient  calmé  ma  douleur  régulière, 

Vous  auriez  mieux  compris  le  mal  dont  je  me  plains 

Et  mieux  versé  sur  lui  vos  baumes  clairs  et  fins, 

Car  c'était  parmi  vous  que  respirait,  peut-être, 

L'arôme  de  bonheur  vers  qui  voguait  mon  être. 

Le  songe  dont  la  vie  a  su  me  dessaisir  ! 

O  vous  qui  précédiez  sur  terre  mon  désir, 

Qui  bien  avant  mes  jours  de  détresse  âpre  et  pleine 

Portiez  en  vos  ardeurs  les  souffles  de  ma  peine, 

Fleurs  !  avez-vous  jadis  aux  bords  pensifs  des  bois 

Vainement  enivré  quelque  vœu  d'autrefois 

Qui,  dans  le  nostalgique  essor  de  son  mystère. 

Rêvait  aux  floraisons  à  venir  sur  la  terre, 

Celles  que  je  ne  puis  cueillir  sans  un  retour 

Vers  les  printemps  meurtris  dont  vous  étiez  l'amour? 

O  fleurs  mortes  jadis  bien  avant  que  je  naisse, 

Si  vous  aviez  de  moi  le  trouble  et  la  tristesse, 

Si  votre  tendre  odeur  a  jadis  suscité 

La  grâce  de  mon  deuil  et  de  ma  volupté 

Prés  du  cœur  dont  j'ignore  et  le  bruit  et  la  trace. 

Ma  volupté  limpide  et  mon  deuil  plein  de  grâce 


HÉLÈNE    VACARESCO  319 

Auront  souri  vers  lui  des  bords  de  l'avenir, 
Et  les  fleurs  d'aujourd'hui  me  semblent  contenir 
Le  tourment  de  l'absent  amer  qui  m'eût  aimée, 
Tandis  que  moi  j'étais  votre  haleine  enflammée, 
O  fleurs  dont  la  beauté  menait  mon  âme  au  loin 
Vers  les  avrils  vivants  dont  je  n'ai  plus  besoin, 
O  fleurs  mortes  jadis  avant  que  je  sois  née, 
Et  qui  peut-être  auriez  fleuri  ma  destinée  ! 

(Lueurs  et  Flammes). 


JE   VOUDRAIS    RESTER    FEMME 

Je  te  demande,  ô  Mort,  de  reprendre  à  mon  âme 
Les  biens  qui  m'ont  poussée  au  besoin  de  mourir  ; 
Mais  dans  l'éternité  je  voudrais  rester  femme. 
Garder  mon  cœur  splendide  ou  meurtri  du  désir, 

Goûter  le  paradis  en  extases  fragiles, 

Subir  l'enfer  avec  mon  féminin  effroi. 

Et  garder,  cher  captif  entre  mes  bras  débiles, 

Ce  grand  pouvoir  d'amour  que  rien  n'épuise  en  moi. 

Je  voudrais  demeurer  femme  tremblante  et  forte. 
Conserver  mon  destin  de  frissonnant  orgueil, 
Et  voir  encor  frémir  à  mon  front  clair  de  morte 
Le  voile  de  ma  grâce  au-delà  du  cercueil. 


320  TOUTES    LES    LYRES 

Par  les  vagues  séjours  dont  le  mystère  mêle 
Tant  d'attraits  aux  pensers  tournés  vers  le  trépas, 
Qu'aux  rumeurs  d'infini  joignant  un  rythme  frêle 
Le  bruit  frais  de  ma  robe  entoure  encor  mes  pas  ! 

Que  je  sois  tour  à  tour  reine,  sœur  ou  servante, 
Aux  rivages  de  joie  ou  sur  les  mornes  bords, 
Que  je  reste  à  jamais  redoutable  ou  touchante 
A  force  de  vouloir,  de  faiblesse  et  d'efforts  ! 

Et  tandis  que  j'irai  refleurissant  sur  terre 
Dans  les  symboles  fins  de  l'être  et  de  sa  loi, 
Dans  la  tige  et  le  jonc,  et  dans  l'eau  passagère, 
Dans  la  lune  qui  tient  la  mer  entre  ses  doigts, 

Quand  l'humblesse  attirante  et  quand  l'audace  triste 
Rappelleront  mes  jours  ceints  d'ombre  et  de  remous, 
Ce  qui  change  et  revient,  ce  qui  ploie  et  persiste 
Sera,  mon  Cher  Destin,  une  image  de  vous. 

J'emporterai  là-bas  aux  plis  de  ma  poussière 
Mon  vêtement  de  charme  et  de  fragilité, 
Mes  deuils  seront  intacts  et  mon  essence  entière  : 
Je  voudrais  rester  femme  en  mon  éternité. 

(Lueurs  et  Flammes.) 


HÉLÈNE    VACARESCO  32 I 


RACONTE-MOI 

Raconte-moi...  L'heure  est  encor  si  tiède 
Que  nous  pouvons  rester  dans  le  jardin... 
La  lune  est  loin  qu'une  étoile  précède, 
Et  la  fontaine  a  tiédi  sous  ma  main... 

Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  veux  des  choses 
Qui  chargeraient  mon  cœur  à  le  briser... 
Raconte-moi  l'histoire  de  la  rose 
Qui  devient  femme  et  souffre  d'un  baiser  ; 

Ou  bien  ce  long  récit  aimé  des  saules 
Que  tu  m'as  dit  un  soir  tout  près  de  l'eau. . . 
Oui,  j'ai  tes  yeux,  ton  souffle  et  tes  épaules, 
Et  cependant  je  veux  un  deuil  nouveau . .. 

Des  voluptés,  et  je  ne  sais  lesquelles... 
La  lune  arrive  et  va  tomber  sur  toi... 
Raconte-moi  des  histoires  cruelles, 
Et  qu'on  y  meure. . .  Ah  !  je  ne  sais  pourquoi 

{Le  Jardin  Passionné.) 


AH  !    NE    ME    BLAME    PAS... 

Ah  !  ne  me  blâme  pas  si  vers  ce  ciel  de  songe 
Je  tends  encor  les  bras  d'un  geste  qui  prolonge 
Leur  grâce  triste  et  trace  à  top  seuil  simple  et  nu 
Le  geste  d'un  désir  que  tu  n'as  pas  connu. 


322  TOUTES    LES    LYRES 

Car  ceci  te  suffit  :  les  bois,  l'eau,  l'air,  la  plaine, 

Ta  flûte  et  mon  fuseau,  le  fil  blanc  de  la  laine 

Que  j'enroule  à  mon  doigt,  tes  yeux  dans  le  miroir, 

La  nature  enfoncée  aux  profondeurs  du  soir 

Ou  dressée  et  rieuse  à  la  cime  de  l'aube.. . 

Mais  moi,  j'ai  tous  les  jours  un  vœu  qui  me  dérobe 

A  la  calme  demeure  où  notre  amour  est  clos. 

Le  pressoir  a  pressé  le  jus  vain  des  pavots 

Et  j'ai  bu  sous  la  lune  à  la  coupe  rougie, 

Mais  je  reste  toujours  debout  devant  la  vie. 

Ne  me  demande  pas  ce  que  je  veux  des  jours  ! 

Ton  pampre  grimpe  haut,  et  tes  rosiers  sont  lourds, 

Et  ta  source  où  tu  mets  ta  lèvre  est  bleue  et  vive. 

Moi,  je  veux  voir  venir  ce  qui  jamais  n'arrive  ! 

Tu  sais  que  tes  troupeaux  rentrent  sous  le  couchant, 

Et  que,  si  ta  main  ferme  est  douce  en  me  touchant, 

Tout  mon  sang  montera  jusqu'à  toi  dans  mes  veines. 

Tu  sais  l'heure  où  jaunit  le  jonc  près  des  fontaines. 

Et  les  jours  réguliers,  les  égales  saisons 

N'ont  pas  encor  trahi  ton  champ  et  tes  gazons... 

Un  besoin  de  partir  me  brûle  et  me  ravage  ! 

Que  ne  suis-je  un  parfum  aux  bras  fous  de  l'orage, 

Un  besoin  de  gémir  sans  cesse  autour  de  toi  ? 

Que  ne  suis  je  l'oiseau  qui  tourne  sur  ton  toit^... 

(Le  Jardin  Passionné.) 


J.-J-  VAN   DOOREN 


D'entre  les  poètes  de  réel  talent,  M.  J.-J.  Van  Dooren  est  vrai- 
semblablement le  plus  jeune.  Il  est  né  le  i"  avril  1890,  à  Arlon 
(Luxembourg  belge).  Sonpèic,  M.Jean  Van  Dooren,  est  l'auteur, 
avec  M.  Iwan  Fonsny,  d'une  Anthologie  des  Poètes  lyriques  Fran- 
çais qui  fut  fort  remarquée,  et  à  laquelle  le  public  lettré  continue 
à  faire  un  sort  des  plus  enviables.  Sous  l'égide  d'un  tel  père,  le 
jeune  Van  Dooren  a  de  bonne  heure  appris  à  aimer  la  nature, 
les  grands  ciels,  les  champs  de  bruyères,  les  roses  de  son  jardin, 
et  il  ne  se  rappelle  pas  sans  émotion  les  délicieuses  promenades 
qu'ensemble  ils  firent  dans  la  campagne  des  environs  d'Arlon, 
dans  les  bois  de  sapins  et  les  landes  désertes. 

C'est  à  l'Athénée  Royal  d'Arlon  que  le  poète  fait  ses  humanités. 
Elève  de  seconde,  il  dirige  déjà,  avec  Albert  Lecocq,  une  petite 
revue  littéraire,  Vers  l'Horizon,  à  laquelle  Valère  Gille  donne 
des  vers,  et  qui  publie  Le  Paon  Dieu,  alors  inédit,  de  Stuart 
Merrill  (1906).  Il  est  en  rhétorique  lorsque  paraît  sa  plaquette 
de  début,  Premiers  Vers  (G.  Everling,  éd.  Arlon,  1907).  Croi- 
rait-on à  la  lecture  de  ces  poèmes,  si  l'on  n'était  averti,  qu'ils 
sont  d'un  adolescent  à  peine  âgé  de  17  ans?  Déjà,  on  y  trouve 
des  strophes  entières  finement  ciselées,  serties  parfois  de  mots 
mystérieux,  —  des  strophes  sans  défaut,  a  On  demande  surtout 
au  poète,  dit  M.  Adolphe  Hardy,  des  sensations  fines,  rares  et 
justes,  avec  un  cri  de  temps  à  autre.  Van  Dooren  me  paraît 
exceptionnellement  doué  à  cet  égard.  Ses  petits  croquis  à  la  Vir- 
gile, ses  pastorales,  ses  rêveries,  ses  impressions  d'été,  d'au- 
tomne, de  soir,  de  matin,  s«nt  d'une  touche  délicieuse...  » 

L'année  suivante,  le  jeune  poète  fait  paraître  aux  éditions  du 
Beffroi  un  nouveau  recueil,  L'Eau  frissonne.  Fernand  Séverin, 
Verhaeren,  Gille,  Boschot,  Barrai,  Hélène  Vacaresco  ne  dissimu- 
lent pas  leur  surprise  charmée.  M.  Jehan,  critique  à  La  Province 
de  Namur,  consacre  une  longue  étude  à  ces  poèmes  que  signe  un 
élève  de  philosophie,  c  ...  Laissons-nous  bercer,  dit-il,  par  la 
musique  câline  des  vers,  musique  enjôleuse  par  ce  qu'elle  recèle 


324  TOUTES    LES    LYRES 


de  vague  et  d'imprécis,  d'infiniment  doux...  On  ne  peut  refuser  à 
M.  Van  Dooren  le  don  de  transposer  en  mélodies  suaves,  ou  en 
phrases  richement  orchestrées,  ses  impressions  et  ses  visions 
d'artiste...  M,  Van  Dooren  s'est  efforcé  de  créer  de  nouvelles 
métaphores  et  d'ingénieuses  comparaisons.  Quelques-unes  révè- 
lent,une  gracieuse  imagination,  qui  adoie  s'essorer  capricieuse- 
ment vers  les  contrées  où  règne  la  Fantaisie...  » 

De  fait,  L'Eau  frissonne  promet  un  vrai  j^oète  pour  le  temps, 
sans  doute  prochain,  où  le  jeune  homme  se  sera  affranchi  des 
inévitables  influences.  Sa  personnalité  est  déjà  fort  apparente, 
et  c'est  une  chose  extrêmement  rare  chez  un  poète  de  18  ans. 

Cependant,  J.-J.  Van  Dooren  commence  à  l'Université  de  Liège 
des  études  de  philologie  classique,  achève  sa  thèse  de  doctorat 
en  philosophie  et  lettres,  tout  en  accomplissant  son  service  mili- 
taire, et  se  prépare  à  passer  le  doctorat  en  romane. 

Dans  l'intervalle,  il  entre  dans  le  Comité  de  rédaction  de 
La  Jeune  Wallonie^  devient  correspondant  liégeois  du  Méphisto 
dAnvers,  fait  la  critique  littéraire  à  L'Echo  du  Luxembourg  et  à 
La  Gazette  de  Spa,  et  collabore  à  La  Grande  Revue,  au  'Divan,  à 
L'Etoile  du  Sud  (Brésil),  au  Beffroi^  à  La  Revue  de  Belgique,  au 
Florilège,  au  Thyrse,  à  La  Belgique  artistique  et  littéraire,  aux 
Argonautes,  aux  Loups,  à  la  Plume  de  Bruxelles,  etc.,  etc. 

Sa  fiévreuse  activité,  J.-J.  Van  Dooren  la  met  au  service  de  la 
cause  du  français  en  Belgique.  Hardiment,  il  s'est  mis  dans  les 
rangs  de  ceux  qui  défendent  le  ((  doulx  parler  de  France  »  contre 
la  voracité  toujours  plus  insatiable  des  flamingants.  Afin  de  pou- 
voir exercer  une  action  plus  directe,  il  a  même  formé  le  projet  de 
créer  à  Liège  une  importante  revue,  à  laquelle  les  meilleurs  écri- 
vains de  chez  nous  et  les  poètes  belges  d'expression  française  ont, 
dès  à  présent,  promis  leur  adhésion. 

J.-J.  Van  Dooren  a  actuellement  sous  presse  un  nouveau  vo- 
lume de  vers,  plus  considérable  que  les  précédente  par  le  nombre, 
et,  nous  n'en  doutons  pas,  plus  délinitif  aussi  par  le  talent. 


J.-J.    VAN    DOOREN  325 


L'ETANG 

La  nuit  sur  la  prairie  est  venue  en  silence. 

Un  calme  profond  règne  aux  abords  de  l'étang 

Qui  semble  capturer  le  reflet  somnolent 

Des  vieux  saules  penchés  qu'aucun  vent  ne  balance 

Et  la  lune  d'opale,  avec  sa  nonchalance, 
Epanche  la  clarté  de  son  mince  croissant 
Sur  le  lac  noir  qui  dort,  immobile  et  pesant, 
Et  qui,  ce  soir,  se  teint  d'une  étrange  nuance. 

Autour  de  l'ctang  glauque  encadré  de  roseaux 
Pleure  plaintivement  la  flûte  des  crapauds. 
Une  chouette,  au  loin,  ulule,  solitaire, 

Tandis  que  le  vol  lourd  d'une  chauve-souris 
Tourne  sur  l'eau  qui  s'enveloppe  de  mystère 
Et  tout  à  coup  s'abîme  au  gouffre  obscur  des  Nuits.  . 

{Premiers  Vers) 


ON    DIRAIT... 

On  dirait  le  frou-frou  d'une  robe  qui  passe... 
Le  soir  mystérieux  chante  dans  l'air  qui  bruit. 
La  lune,  bateau  ivre  en  l'océan  des  nuits, 
Erre  au  bas  du  ciel  gris,  comme  infiniment  lasse. 

28 


326  TOUTES    LES    LYRES 

Un  insecte  qui  rêve  au  sein  de  l'herbe  grasse 
Pousse  un  cri,  puis  se  tait.  Voix  du  silence.  Bruits. 
Furtif  bourdonnement  d'une  ély  tre  qui  fuit 
Vers  un  coin  du  jardin  où  les  formes  s'effacent... 

Ce  soir  a  la  beauté  d'un  soir  oriental 

Où  le  cœur  s'ouvre  comme  un  coffret  de  santal 

Et  l'heure,  en  long  ruissel,  s'écoule  goutte  à  goutte 

Et  l'âme  heureuse  où  tombe  une  molle  clarté, 
Comme  un  écho  lointain  de  voix  d'amour,  écoute 
Le  chant  d'un  rossignol  épris  de  volupté. 


CE    SOIR... 

Ce  soir  a  le  parfum  rouge  des  Voluptés. 
Dans  le  mystère  aux  ailes  d'or  des  jardins  mièvres, 
Des  baisers  font  un  bruit  clair  au  clavier  des  lèvres 
Et  chantent  le  bonheur  des  nocturnes  clartés. 

L'esprit  halluciné  rêve  d'éternité. 
Et  chaque  cœur  gonflé  du  levain  fort  des  fièvres. 
Sous  les  astres,  joyaux  de  l'éternel  orfèvre, 
S'envole  vers  les  cieux  de  l'irréalité... 

L'air  murmure  des  mots,  velouteuses  paroles 
Qui  se  frôlent —  furtifs  et  mystiques  symboles — • 
Et  qui  disent,  tout  bas,  le  désir  aux  instincts... 


J.-J.    VAN    DOOREN  327 

Soupirs.  Enlacements.  Frissons  vagues.  Ivresses. 
C'est,  ô  Nuit,  le  lever  des  brûlantes  caresses... 
)  Désir  !...  Et  mes  mains  qui  presseraient  des  seins  ! 


LES  HALLUCINES  DE  L'UTOPIE 

(fragment) 

Un  jour,  ils  sont  partis,  en  foule,  vers  leurs  Rêves, 
Ivres  éperdûment,  fiers,  ayant  dans  les  yeux 
La  vision  de  l'Idéal  harmonieux 
Dont  leur  avait  parlé  le  vent  tiède  des  grèves... 

Sourds  aux  révoltes,  sourds  aux  luttes,  mains  unies, 
Regards  emplis  par  l'azur  vierge  du  grand  ciel, 
Vaillants  conquistadors  d'un  monde  essentiel. 
Ils  s'en  allaient,  vivantes  fleurs  des  Utopies.. . 

Ils  ne  connaissaient  plus  les  douceurs  du  sommeil, 
Ni  les  heures  de  rcve  aux  voix  mystérieuses, 
Et  tous,  couples  d'amour  et  bandes  furieuses,  [soleil... 
Marchaient,    marchaient   toujours    vers    l'espoir   du 

Déjà  ce  n'était  plus  sur  la  route  infernale 
Qu'un  troupeau  harassé  tout  en  larmes  et  lent, 
Fantômes  dont  l'orgueil  a  ravagé  les  flancs 
Dans  le  sombre  brasier  des  flammes  générales... 


328  TOUTES    LES    LYRES 


Et  toujours  l'horizon  décevait  leur  attente  : 
La  nuit  !  l'inéluctable  et  fatidique  nuit  !... 
Oh  !  les  bras  fous  tendus  vers  un  rêve  qui  fuit 
Plongeant  les  cœurs  dans  le  Schéol  de  l'épouvante  !.. 

Ils  jonchaient,  en  passant,  la  route  de  cadavres, 
Mais  ils  allaient  toujours,  douloureux,  obstinés, 
—  Les  plus  jeunes  suivant  les  pas  de  leurs  aînés,  — 
Vers  leur  Chimère  rouge,  en  les  brumes  du  havre... 

Soudain,  dans  un  fracas  de  splendeurs  et  de  bruits. 
Flagellé  par  le  fouet  rancunier  des  rafales. 
Ecrasé  sous  le  poids  des  veilles  sépulcrales, 
Le  Palais  qu'ils  rêvaient  s'abîma  dans  la  nuit. 

Mais  eux,  croyant  quand  même  aux  astres  illusoires, 

(iardant  le  souvenir  de  leur  vieil  Idéal, 

Tous  coureurs  de  chimère  et  de  rêve  ancestral, 

Ils  attendaient  le  jour  suprême  des  victoires... 

(L' Eau  frissonne.) 


VERS    LA    NUIT,    EN    AUTOMNE... 

C'est  un  soir  alangui  et  bleu  de  fin  d'automne 
Où  les  choses  ont  la  douceur  câline  et  chaude 
Des  amantes  voluptueuses  qui  se  donnent... 
Dans  la  tranquillité  de  l'air  des  parfums  rôdent 


J.-J.    VAN    DOOREN  329 

Et  nul  bruit  n'oserait  troubler  le  grand  silence 
—  Profond  comme  le  cœur  timide  d'une  vierge  — 
De  cette  heure  où  la  nuit,  à  pas  menus,  s'avance. . . 

Je  sens  glisser  en  moi  la  paix  calme  des  cierges. 

Et  tandis  que  le  ciel  verdissant  devient  rose 
J'abandonne  au  passé  mon  cœur  lourd  de  caresses, 
Afin  que  l'émouvant  crépuscule  l'apaise... 

J'écoute  choir  en  moi  la   musique  des  roses. 

Mais  déjà  l'ombre  heureuse  a  noyé  nos  yeux  clairs. 
Tout  repose  et  j'ai  peur  de  rester,  dans  la  nuit, 
Seul  avec  la  ferveur  auguste  du  mystère. 
J'ai  peur  de  la  clarté  des  étoiles  qui  rient, 
Du  murmure  étouffé  des  feuilles  frissonnantes, 
J'ai  peur  de  voir  mourir  d'amour  les  fleurs  fragiles. 
Peur  des  rêves  fiévreux  et  des  formes  mouvantes, 
Et  j'ai  peur  d'accomplir  des  gestes  inutiles. 

J'aimerais  voir  encor  la  couleur  des  eaux  vertes, 

Aux  cœurs  désabusés  donneuses  de  conseils, 

Et,  dans  l'ombre,  je  tends  mes  mains  grandes  ouvertes... 

Oh  !  je  voudrais  baiser  les  lèvres  du  Soleil... 
(Inédit.) 


28. 


Emile  VERHAEREN 


Au  moment  où  l'on  veut  assassiner  l'art  français  au  moyen  de 
la  ((  culture  latine»,  regardons  Verhaeren  avec]orgueil.  Il  est  pro- 
fondément français,  celui-là,  bien  qu'il  soit  né  près  d'Anvers  (*), 
—  car,  pour  nous,  l'illusion  des  frontières  disparaît  devant  la 
forte  réalité  des  races.  Les  Français,  nous  les  reconnaissons  par- 
tout où,  depuis  le  vingtième  siècle  avant  notre  ère,  s'établirent 
nos  prodigieux  ancêtres,  les  Kymris  et  les  Galls.  Nous  les  recon- 
naissons en  Belgique  où  ces  ancêtres  demeurèrent  invaincus,  en 
Espagne  où  ils  créèrent  la  Galice  et  la  Celtibérie,  dans  le  nord  de 
l'Italie  où  ils  fondèrent  la  Gaule  cisalpine,  sur  les  bords  du  Rhin 
où  ils  allèrent  établir  leurs  cités  et  changer  leur  nom  en  celui 
de  Francs,  et  même  dans  la  Grande-Bretagne  dont  ils  tirent 
plus  tard  la  conquête.  Mais  nous  refusons  la  qualité  de  Français 
(sans  pour  cela  leur  en  contester  d'autres)  à  tous  ceux  qui,  pour 
vivre  sur  notre  territoire,  n'en  sont  pas  moins  restes  soit  les  fils 
des  Ramnes  du  Latium,  les  ennemis  les  plus  exécrés  de  nos 
pères,  soit  les  descendants  des  Burgundes,  des  Alémans,  des 
Teuctères,  des  Visigoths,  des  Hérules,  pères  de  nos  ennemis 
d'aujourd'hui. 

Ah  !  que  Verhaeren  est  bien  de  la  glorieuse  lignée  des  Kymris, 
non  point  des  Cimbres  ou  des  Cimmériens  du  Pont-Euxin,  émi- 
grants  beaucoup  plus  tardifs,  mais  bien  des  Kymris  revenus 
les  premiers,  avec  leurs  frères  innombrables,  les  Galls,  de  l'Inde 
qu'ils  étaient  allés  peupler  lors  de  l'engloutissement  diluvien, 
intelligences  supérieures,  les  uns  et  les  autres,  aux  morales  mé- 
thodiques qui  font  les  puissantes  organisations  sociales,  —  intel- 
ligences indisciplinables  ! 

A  voir  le  visage  tourmenté  de  rides  et  les  gigantesques  mous- 
taches blondes  de  Verhaeren,  on  se  sent  tout  de  suite  disposé  à 
admettre  l'authenticité  de  ses  origines.  Mais  surtout  ne  semble- 
t-il  pas  que  le  poète  nous  parle  encore  dans  la  langue  celtique,  si 
imagée  et  si  riche  en  onomatopées,  langue  de  Villon,  de  Rabe- 
lais, de  Molière,  de  La  Fontaine,  de  La  Bruyère,  de  Victor  Hugo, 

(*)  A  Saint-Amand,  le  2i  mai  1855. 


EMILE  VERHAEREN 
Desst»   d'Albert  Heaume 


EMILE    VERHAEREN  33 I 


langue  qui  a  éié  la  mère  de  toutes  celles  de  l'Europe  et  dont  le 
latin  n'était,  en  somme,  qu'une  fille  luxueuse  et  dégénérée?  Ne 
semble-t-il  pas  aussi  qu'il  porte  en  lui  le  large  mysticisme  de  ces 
ancêtres  par  qui  s'établit  en  Gaule  la  puissance  des  Druides, 
libres  continuateurs  des  prêtres  védiques?  U  se  souvient  même, 
croirait-on,  qu'au  temps  de  ces  héros  aventureux,  la  propriété 
était  collective,  et  de  là,  sans  doute,  ses  révoltes,  ses  rêves  d'une 
répartition  plus  équitable,  d'une  société  mieux  équilibrée.  Certes, 
le  poète  a  ressenti  toute  la  violence  des  instincts,  toute  l'àpreté 
des  passions  de  son  ascendance  antique.  Mais,  sans  cesse,  il 
s'émerveille  comme  un  barbare  que  n'ont  point  blasé  les  civili- 
sations pernicieuses.  Son  lyrisme  n'est  pas  l'effet  d'une  excita- 
tion cérébrale  :  son  lyrisme  procède  vraiment  d'un  enthousiasme 
spontané  et  ingénu. 

Français,  Verhaeren  l'est  intégralement.  La  pourriture  romaine 
n'a  atteint  ni  son  corps,  ni  son  esprit  :  son  sang  n'est  pas  moins 
intact  de  toute  infusion  chinoise,  car  il  n'a  aucune  parenté  avec 
les  Huns,  les  Hérules  ou  les  Ostrogoths,  dont  sont  issus  nos  voi- 
sins d'outre-Rhin.  De  ses  ancêtres,  il  possède  au  plus  haut  point 
l'un  des  caractères  essentiels  :  l'amour  de  la  race.  Il  a  chanté  un 
hymne  impérissable  à  la  Flandre,  à  celte  Flandre  pittoresque, 
colorée,  réaliste,  têtue,  plus  subtile  qu'on  ne  pense,  à  la  fois 
active  et  rêveuse,  et  turbulente,  et  mystérieuse,  et  que  sa  fine 
clarté  rend  si  admirable.  Il  s'est  fait  le  poète  épique  de  ce  pays 
où  les  Espagnols,  venus  en  conquérants,  découvrirent  des  frères, 
reconnurent  des  hommes  de  leur  sang,  et  qui  a  gardé  de  cette 
rencontre  quelque  chose  de  chevaleresque,  à  quoi  une  certaine 
exubérance  ne  messied  point. 

Et  c'est  d'abord,  dans  les  Tendresses  piemièreSj  évoquée  toute 
l'enfance  émue  du  poète  sur  la  bonne  terre  natale.  Puis,  dans  La 
Guirlande  des  Dunes,  c'est  l'humble  vie  de  la  côte  de  Flandre, 
les  quais,  les  villages  et  les  cimetières,  les  pêcheurs,  les  gars,  les 
femmes,  et  les  vieux  qu'on  consulte  «  sur  le  temps  qu'il  fera  de- 
main »,  les  plages,  les  dunes,  les  bateaux  et  les  bouges,  les 
hivers  et  les  tempêtes,  les  printemps  et  les  amours  ..  Et  voici 
Les   Plaines  balayées   par  les   rafales,  vêtues  d'un   interminnble 


332  TOUTES    LES    LYRES 


manteau  de  neige,  jalonnées  de  moulins,  de  chapelles,  de  fermes 
et  de  métairies,  hérissées  d'épis  dorés,  tapissées  de  pâtures, 
chevillées  de  meules  et  de  vieux  chaumes,  vivifiées  par  les  beso- 
gnes quotidiennes,  égayées  ou  assombries  par  les  ciels  chan- 
geants... Et,  maintenant,  s'ouvrent  devant  nous  les  Villes  à  Pi- 
gnons avec  leurs  beffrois  massifs,  leurs  «  paroisses  »,  leurs 
hospices,  leurs  boutiques,  leurs  auberges,  leurs  marchés,  leurs 
jeux,  leur  kermesses,  et  leurs  types  bien  caractéristiques  :  grands 
mangeurs  et  videurs  de  pintes,  bedeaux,  béguines  et  vieilles  ser- 
vantes, bourgmestres,  échevins  et  marguilliers,  archers  et  colom- 
biers, amateurs  de  pinsons,  fumeurs  de  pipes,  tisserands,  van- 
niers, apothicaires...  Enfin,  sur  le  fond  de  la  scène,  surgissent, 
en  décor  splendide,  Les  Héros.  D'abord,  les  fameux  «  ancêtres  »  ; 
puis  Saint-Amand,  Beaudouin,  Guillaume  de  Juliers,  d'Artevelde, 
les  Van  Eyck,  Vésale,  Rubens,  etc.  Pour  célébrer  ces  demi-dieux, 
le  barde  trouve  des  accents  frénétiques,  des  mots  qui  sont  comme 
des  coups  de  trompette,  des  expressions  qui  étincellent,  des  pério- 
des qui  cavalcadent  comme  des  chevaux  richement  caparaçonnés. 
Tous  ces  tableaux  de  la  vie  provinciale,  de  la  «  vie  humble  et 
dérisoire  »  sont  devenus,  sous  sa  plume  qui  les  universalise,  de 
véritables  épopées.  Verhaeren  transpose  tout  naturellement  dans 
ses  vers  l'orgueil,  la  bravoure,  la  curiosité  mouvante  et  un  peu 
hasardeuse  qui  sont  toujours  le  fond  du  caractère  français.  Mais 
il  est  remarquable  aussi  que  sa  poésie  est  narrative,  descriptive, 
comme  l'étaient  nos  chansons  de  geste  d'inspiration  celtique. 
Elle  est  orchestrée  comme  ie  langage  de  nos  pères.  Elle  est  mâle 
et  volontaire  comme  eux.  Le  mot  volonté  est  de  ceux  que  l'on 
rencontre  le  plus  souvent  dans  l'œuvre  du  poète.  C'est  un  mot 
qui  résume  d'ailleurs  toute  sa  philosophie.  Exalter  la  vie,  vaincre 
les  désespoirs,  ambitionner  de  se  grandir  sans  cesse,  stimuler 
son  énergie  au  spectacle  des  progrès  humains,  voilà  ce  que  sug. 
gère  chaque  page  de  ce  grand  lyrique.  Toutefois,  et  c'est  ici  que 
le  tempérament  français  de  Verhaeren  s'accuse  peut-être  le  plus, 
il  ne  demande  pas  la  victoire  à  la  force  brutale,  à  un  cynisme 
inexorable,  comme  le  font  les  philosophes  allemands,  mais  à  la 
lerveur,  à  la  bonté,  à  un  enthousiasme  généreux.   L'auteur  des 


EMILE    VERHAEREN  333 


Villages  Illusoires,  des  Villes  Tetttaculaires  et  des  Aubes  a  même 
été  un  instant  jusqu'à  se  faire  socialiste,  tant  sa  sensibilité  était 
fraternelle,  tant  il  avait  besoin  de  sympathie. 

Certes,  Verhaeren  élève  presque  toujours  le  ton  jusqu'à  la 
forte  éloquence,  l'évocation  grandiose,  la  prophétie  même  ;  et 
cependant  le  mysticisme  de  sa  race  lui  fait  placer,  dans  le 
détail,  une  infinité  de  ces  notations  subtiles,  mystérieuses  et 
troublantes,  en  quoi  ont  excellé  ces  autres  hommes  du  Nord, 
Maeterlinck  et  Rodenbach.  C'est  que  Verhaeren  n'est  point  seu- 
lement un  poète  ;  on  ne  peut  non  plus  dire  de  lui,  comme  de  tant  de 
latins,  qu'il  n'est  qu'une  «  cymbale  retentissante  »  ;  ses  dernières 
œuvres  sont  là  pour  prouver  qu'il  y  a  aussi  en  lui  un  penseur. 
Et  c'est  une  pensée  ailée,  et  par  conséquent  bien  française, 
qu'on  voit  s'élever  de  dessus  la  bouillante  avalanche  des  mots, 
dans  Les  Visages  de  la  Vie,  Les  Forces  luviullueuses^  La  Mul- 
tiple Splendeur,  Les  Rythmes  Souverains.  Le  poète  s'est  persuadé 
que  le  déterminisme  est  en  dehors  de  nous  ;  mais,  en  nous,  il  y 
a  toujours  un  principe  d'action.  Que,  donc,  notre  admiration 
aille  à  l'ordre  merveilleux  des  choses,  et  qu'elle  aille  aussi  à  la 
géniale  et  féconde  activité  de  l'homme.  Et  Verhaeren  qui,  pour- 
tant, avait  rêvé,  comme  les  Mages  et  les  Penseurs  de  jadis, 

D'emprisonner  quand  même,  un  jour,  l'éternité 

préfère  renoncer  à  résoudre  les  0  pourquoi  »,  «  qui  tiédissent  la 
volonté  »,  et  conserver  intacte  la  vigueur  de  son  enthousiasme. 
Aussi  conclut-il  par  ce  conseil  surhumain  :  «  Admirez-vous  les 
uns  les  autres  ». 

Si  nous  parlons  du  rythme  préféré  du  poète,  ce  sera  nécessai- 
rement pour  constater  qu'il  n'en  est  aucun  qui  s'adapte  mieux 
au  génie  de  notre  langue,  qui  exprime  mieux  la  diversité  de  nos 
aspirations,  qui  caractérise  davantage  notre  nature  changeante, 
remuante  et  souple.  C'est  le  rythme  de  La  Fontaine,  ce  gaulois 
malicieux,  ce  barbare  insoumis,  ce  grand  Français.  Et  néan- 
moins, comme  le  Rythme  éternel. 

Nul  ne  l'apprend  aux  feuillets  morts  d'un  livre, 


334  TOUTES    LES    LYRES 


comme  Verhaeren  est  traversé  vraiment  par  ces  ondes  m5''slé- 
rieuses  que  cadencent  les  pulsations  du  cœur  du  Monde,  son 
rythme,  dans  ses  fluctuations,  se  différencie  souvent  de  celui  de 
La  Fontaine,  et  lui  demeure  bien  personnel. 

Enfin,  il  n'est  pas  jusqu'à  la  sensibilité  et  la  grâce  françaises 
qu'on  ne  retrouve  dans  les  quelques  poèmes  de  sentiment  et 
d'intimité  d'Emile  Verhaeren  :  Les  Heures  Claires  ou  les  Heures 
d'après-midi. 

Bref,  on  peut  dire,  et  ce  n'est  poiat  un  paradoxe,  que  de  toute 
la  vraie  France,  c'est-à-dire  de  toute  la  France  gaélique,  le  coin 
où  l'esprit  français  est  le  plus  pittoresque,  le  plus  varié,  le  plus 
indépendant,  est  cette  Flandre  où  se  sont  mêlés  les  Galls  espa- 
gnols et  les  Gallo-Kymris.  C'est  là  que  sont  nés  ces  artistes  à  la 
fois  si  différents  et  si  proches  cousins,  Memling,  Rubens,  Jor- 
daens,  Teniers,  'Watteau,  Carpeaux.  Ces  deux  derniers,  pour  être 
venus  ap^ès  la  plus  récente  fusion  des  deux  éléments  celtiques, 
sont  les  plus  français.  Verhaeren,  qui  vient  après  eux  tous, 
surgit  comme  le  prototype  du  Français  du  Nord.  Quoi  qu'on  en 
ait  dit,  il  n'est  pas  un  Germain  avec  qui  il  ait  une  affinité  quel- 
conque. Et  si,  d'autre  part,  il  était,  à  l'heure  actuelle,  un  Latin 
qui  pût  lui  être  opposé,  soyez  sûrs  que  depuis  longtemps  les 
bâtards  de  l'ancien  dictateur  romain  eussent  asservi  la  France  à 
sa  gloire. 

Bibliographie.  —  Les  Contes  de  Minuit,  prose  («  Jeune  Belgi- 
que )),  Bruxelles,  1885)  ;  Joseph  Heymans^  peintre,  critique 
(((  Société  Nouvelle  »,  Bruxelles,  1885)  ;  Fernand  Khnopff,  cri- 
tique (d"  1887)  ;  Almancïch,  poèmes  (Diétrich,  Bruxelles.  1895)  ; 
Poèmes,  comprenant  Les  Flamandes,  Les  Moines  et  An  boid  de 
la  Route,  parus  chez  Daman  en  iSS^,  1886,  1891  (Mercure  de 
France,  1895)  ;  Poèmes,  nouvelle  série,  comprenant  Les  Soirs, 
Les  Débâcles,  Les  Flambeaux  Noirs,  parus  chez  Deman  en  1887, 
1888,  1890  (d*  1896)  ;  Emile  Verhaeren,  anthologie  (Deman, 
1896)  ;  Les  Aubes,  drame  lyrique  (Deman,  1898)  ;  Poèmes, 
3*  série,  comprenant  Les  Apparus  dans  mes  chemins,  Les  Vil- 
lages Illusoires,  parus  chez  Deman,  en  1891  et  1895,  ^^  ^^^ 
Vignes  de    ma    muraille    (Mercure    de  France,    i8gg)  ;   Petites 


EMILE    VERHAEREN  335 


Légendes,  poèmes  (Dcman,  1900)  ;  Les  Forces  Tumultueuses^ 
poèmes  (Mercure,  1902)  ;  Les  Villes  Tentaculaires,  précédées  des 
Campagnes  Hallucinées,  parues  chez  Deman  en  1893  (d'  1904)  ; 
Toute  la  Flandre,  5  vol.  énumérés  plus  haut  (Deman,  1904- 
1907-1908-1909-1911)  ;  TXembrand,  biographie  critique  (H.  Lau- 
rens,  1905)  ;  Les  Visages  de  la  Vie,  parus  chez  Deman  en  i8gg, 
suivis  des  T>ouze  Mois  (Mercure,  1908)  ;  James  Ensor^  monogra- 
phie (Van  Oest  et  C',  Bruxelles,  1909)  ;  Les  Heures  Claires, 
parues  chez  Deman  en  1896,  suivies  des  Heures  d'Après-midi 
(Mercure,  1909)  ;  Hélène  de  Sparte,  traduction  allemande  de 
Stephan  Zweig  (Inser-Verlag,  Leipzig,  1909)  ;  Deux  Drames, 
contenant  Le  Cloître,  paru  chez  Deman  en  1900,  et  Philippe  II, 
joués  sur  le  Théâtre  de  l'Œuvre  (Mercure,  1909)  ;  Les  Rythmes 
Souverains,  (Mercure,   igio). 


SUR    LA  MER 

Larges  voiles  au  vent,  ainsi  que  des  louanges, 
La  proue  ardente  et  fidre  et  les  haubans  vermeils, 
Le  haut  navire  apparaissait,  comme  un  archange 
Vibrant  d'ailes  qui  marcherait,  dans  le  soleil. 

La  neige  et  l'or  ctincelaicnt  sur  sa  carène  ; 
Il  étonnait  le  jour  naissant,  quand  il  glissait 
Sur  le  calme  de  l'eau  prismatique  et  sereine  ; 
Les  mirages,  suivant  son  vol,  se  déplaçaient. 

On  ne  savait  de  quelle  éclatajite  Norvège 

Le  navire,  jadis,  avait  pris  son  élan. 

Ni  depuis  quand,  pareil  aux  archanges  de  neige, 

Il  étonnait  les  flots  de  son  miracle  blanc. 


330  TOUTES    LES    LYRES 


Mais  les  marins  des  mers  de  cristal  et  d'étoiles 
Contaient  son  aventure  avec  de  tels  serments, 
Que  nul  n'osait  nier  qu'on  n'avait  vu  ses  voiles, 
Depuis  toujours,  joindre  la  mer  aux  firmaments. 

Sa  fuite  au  loin  ou  sa  présence  vagabonde 
Hallucinaient  les  caps  et  les  îles  du  Nord, 
Et  le  futur  des  temps  et  le  passé  du  monde 
Passaient,  devant  les  yeux,  quand  on  narrait  son  sort. 

Au  temps  des  rocs  sacrés  et  des  croyances  frustes, 
Il  avait  apporté  la  légende  et  les  dieux 
Dans  les  tabliers  d'or  de  ses  voiles  robustes 
Gonflés  d'espace  immense  et  de  vent  radieux. 

Les  apôtres  chrétiens  avaient  nimbé  de  gloire 
Son  voyage  soudain,  vers  le  pays  du  gel, 
Quand  s'avançait,  de  promontoire  en  promontoire, 
Leur  culte  jeune  à  la  conquête  des  autels. 

Les  pensers  de  la  Grèce  et  les  ardeurs  de  Rome 
Pour  se  répandre  au  cœur  des  peuples  d'Occident 
S'étaient  mêlés,  ainsi  que  des  grappes  d'automne, 
A  son  large  espalier  de  cordages  ardents. 

Et  quand  sur  l'univers  plana  quatre-vingt-treize 
Livide  et  merveilleux  de  foudre  et  de  combats, 
L'aile  rouge  des  temps  frôla  d'ombre  et  de  braise 
L'orgueil  des  pavillons  et  l'audace  des  mâts. 


EMILE    VERHAEREN  337 

Ainsi  de  siècle  en  siècle,  au  cours  fougueux  des  âges, 
Il  emplissait  d'espoir  les  horizons  amers, 
Changeant  ses  pavillons,  changeant  ses  équipages, 
Mais  éternel  dans  son  voyage  autour  des  mers. 

Et  maintenant  sa  hantise  domine  encore, 
Comme  un  faisceau  tressé  de  magiques  lueurs, 
Les  yeux  et  les  esprits  qui  regardent  l'aurore 
Pour  y  chercher  le  nouveau  feu  des  jours  meilleurs. 

Il  vogue  ayant  à  bord  les  prémices  fragiles. 
Ce  que  seront  la  vie  et  son  éclair,  demain, 
Ce  qu'on  a  pris,  non  plus  au  fond  des  Évangiles, 
Mais  dans  l'instinct  mieux  défini  de  l'être  humain, 

Ce  qu'est  l'ordre  futur  et  la  bonté  logique. 
Et  la  nécessité  claire,  force  de  tous, 
Ce  qu'élabore  et  veut  l'humanité  tragique 
Est  oscillant  déjà  dans  l'or  de  ses  remous. 

Il  passe,  en  un  grand  bruit  de  joie  et  de  louanges, 
Frôlant  les  quais  de  l'aube  ou  les  môles  du  soir, 
Et,  pour  ses  pieds  vibrants  et  lumineux  d'archange, 
L'immense  flux  des  mers  s'érige  en  reposoir. 

Et  c'est  les  mains  du  vent  et  les  bras  des  marées 
Qui  d'eux-mêmes  poussent  en  nos  havres  de  paix 
Le  colossal  navire  aux  voiles  effarées 
Qui  nous  hanta  toujours,  mais  n'aborda  jamais. 

39 


338  TOUTES    LES    LYRES 


UN  MATIN 


Dès  le  matin,  par  mes  grand'routes  coutumières 
Qui  traversent  champs  et  vergers, 
Je  suis  parti  clair  et  léger, 

Le  corps  enveloppé  de  vent  et  de  lumière. 

Je  vais,  je  ne  sais  où.  Je  vais,  je  suis  heureux  ; 

C'est  fête  et  joie  en  ma  poitrine  ; 

Que  m'importent  droits  et  doctrines, 
Le  caillou  sonne  et  luit,  sous  mes  talons  poudreux 

Je  marche  avec  l'orgueil  d'aimer  l'air  et  la  terre, 

D'être  immense  et  d'être  fou 

Et  de  mêler  le  monde  et  tout 
A  cet  enivrement  de  vie  élémentaire. 

O  les  pas  voyageurs  et  clairs  des  anciens  dieux  ! 
Je  m'enfouis  dans  l'herbe  sombre 
Où  les  chênes  versent  leurs  ombres 

Et  je  baise  les  fleurs  sur  leurs  bouches  de  feu. 

Les  bras  fluides  et  doux  des  rivières  m'accueillent  ; 

Je  me  repose  et  je  repars, 

Avec  mon  guide  :  le  hasard, 
Par  des  sentiers  sous  bois  dont  je  mâche  les  feuilles, 


EMILE    VERHAEREN  339 

Il  me  semble  jusqu'à  ce  jour  n'avoir  vécu 

Que  pour  mourir  et  non  pour  vivre  : 
Oh  !  quels  tombeaux  creusent  les  livres 

Et  que  de  fronts  armés  y  descendent  vaincus  ! 

Dites,  est-il  vrai  qu'hier  il  existât  des  choses, 

Et  que  des  yeux  quotidiens 

Aient  regardé,  avant  les  miens, 
Se  pavoiser  les  fruits  et  s'exalter  les  roses  ? 

Pour  la  première  fois,  je  vois  les  vents  vermeils 
Briller  dans  la  mer  des  branchages  ; 
Mon  âme  humaine  n'a  point  d'âge  ; 

Tout  est  jeune,  tout  est  nouveau,  sous  le  soleil. 

J'aime  mes  yeux,  mes  bras,  mes  mains,  ma  chair, 
Et  mes  cheveux  amples  et  blonds  [mon  torse 
Et  je  voudrais,  par  mes  poumons, 

Boire  l'espace  entier  pour  en  gonfler  ma  force. 

Oh  !  ces  marches  à  travers  bois,  plaines,  fossés. 

Où  l'être  chante  et  pleure  et  crie 

Et  se  dépense  avec  furie 
Et  s'enivre  de  soi  ainsi  qu'un  insensé! 

(Les   Forces  Tumultueuses) 


340  TOUTES    LES    LYRES 


A  LA  GLOIRE  DES  CIEUX 

L'infini  tout  entier  transparaît  sous  les  voiles 
Que  lui  tissent  les  doigts  des  hivers  radieux, 
Et  la  forêt  obscure  et  profonde  des  cieux 
Laisse  tomber  vers  nous  son  feuillage  d'étoiles. 

La  mer  ailée,  avec  ses  flots  d'ombre  et  de  moire, 
Parcourt,  sous  les  feux  d'or,  sa  pâle  immensité  ; 
La  lune  est  claire  et  ses  rayons  diamantés 
Baignent  tranquillement  le  front  des  promontoires. 

S'en  vont,  là-bas,  faisant  et  défaisant  leurs   nœuds, 
Les  grands  fleuves  d'argent,  par  la  nuit  translucide; 
Et  l'on  croit  voir  briller  de  merveilleux  acides 
Dans  la  coupe  que  tend  le  lac,  vers  les  monts  bleus. 

La  lumière,  partout,  éclate  en  floraisons 
Que  le  rivage  fixe  ou  que  le  flot  balance  ; 
Les  îles  sont  des  nids  où  s'endort  le  silence. 
Et  des  nimbes  ardents  flottent  aux  horizons. 

Tout  s'auréole  et  luit  du  Zénith  au  Nadir, 
Jadis,  ceux  qu'exaltaient  la  foi  et  ses  mystères 
Apercevaient,  dans  la  nuée  autoritaire, 
La  main  de  Jéhovah  passer  et  resplendir. 


EMILE    VERHAEREN  34I 


Mais,  aujourd'hui,  les  yeux  qui  voient  scrutent  là-haut, 
Non  plus  quelque  ancien  Dieu  qui  s'exile  lui-même, 
Mais  l'embroussaillement  des  merveilleux  problèmes 
Qui  nous  voilent  la  force,  en  son  rouge  berceau. 

O  ces  brassins  de  vie  où  bout  en  feux  épais 
A  travers  l'infini  la  matière  féconde! 
Ces  flux  et  ces  reflux  de  mondes  vers  des  mondes, 
Dans  un  balancement  de  toujours  à  jamais  ! 

Ces  tumultes  brûlés  de  vitesse  et  de  bruit 
Dont  nous  n'entendons  pas  rugir  la  violence 
Et  d'où  tombe  pourtant  ce  colossal  silence 
Qui  fait  la  paix,  le  calme  et  la  beauté  des  nuits  ! 

Et  ces  sphères  de  flamme  et  d'or,  toujours  plus  loin, 
Toujours  plus  haut,  de  gouffre  en  gouffre  et  d'ombre  en 
Si  haut, si  loin, que  tout  calcul  défailleet  sombre  [ombre, 
S'il  veut  saisir  leurs  nombres  fous,  entre  ses  poings  ! 

L'infini  tout  entier  transparaît  sous  les  voiles 
Que  lui  tissent  les  doigts  des  hivers  radieux 
Et  la  forêt  obscure  et  profonde  des  cieux 
Laisse  tomber  vers  nous  son  feuillage  d'étoiles. 

(La  Multiple  Splendeur) 


29. 


342  TOUTES    LES    LYRES 


LA  CITE 

L'or  serait  tout,  s'il  était  maître  des  idées, 

Mais  lentement,  mais  jour  à  jour, 
Avec  terreur,  avec  amour, 
La  ville 
Les  a,  grande  de  fièvre  ou  de  force  tranquille, 
Elucidées. 

Ce  fut  d'abord 
Le  sort 
De  ses  rêveurs  et  de  ses  sages 
D'en  prévoir  les  contours 
Puis  d'en  fixer  la  ligne  et  d'en  dorer  l'image. 
Quand  la  foule  à  son  tour 
S'en  empara. 
Pour  les  tenir  devant  elle,  dressées, 
Elle  y  glissa  son  sang  bien  plus  que  sa  pensée, 
Mais  son  ardeur  les  robura 
De  joie  immense  et  angoissée. 

O  le  travail  des  ans  !  O  le  travail  des  heures  ! 
Ce  qui  ne  fut  d'abord  que  songe  et  que  rumeur 

Dans  telle  âme  profonde 
Devint  bientôt  le  bruit  et  la  clameur 
Du  monde. 


EMILE    VERHAEREN  343 


Alors 

Ceux  qu'écrasait  le  sort 
Ou  que  ployait  la  mine  ou  que  courbait  la  terre, 
Sentant  peser  sur  eux  les  destins  millénaires, 
Redressèrent  le  dos 
Sous  leur  fardeau. 
Tels  mots  qui  tout  à  coup  rayonnent  et  délivrent 

Se  levèrent  du  fond  des  livres; 
Selon  qu'ils  effleuraient  tels  cœurs  ou  tels  cerveaux, 
Ils  acquéraient  un  sens  plus  large  et  plus  nouveau  ; 
Qui  les  criait,  le  soir,  sur  les  places  publiques. 
En  aggravait  soudain  la  puissance  tragique  ; 
Leurs  syllabes  semblaient  être  faites  d'airain 
Pour  réveiller  et  pour  armer  l'espoir  humain 
Et  propager,  parmi  la  peur  et  l'épouvante. 
Le  bondissant  tocsin  des  vérités  vivantes. 

Un  jour,  en  des  jardins  qu'avaient  ornés  les  rois. 
Avec  des  mains  en  sang  fut  bientôt  vendangée 
La  vigne  formidable  où  mûrissent  les  droits. 
En  vain  les  vieux  décrets  et  les  antiques  lois 
Repoussaient  vers  la   nuit  la  justice  insurgée, 
La  révolte  eut  raison  des  coupables  pouvoirs  : 
Dans  un  air  saturé  de  poussière  et  de  poudre, 
Devant  les  seuils  tout  à  coup  clairs  des  palais  noirs, 
Elle  agitait,  dardait  et  projetait  sa  foudre 
Et,  n'eût  été  son  trop  sauvage  et  fol  élan 
Qui  soulevait  ses  bonds  sans  diriger  leur  force. 
Elle  eût  tué  d'un  coup  le  vieux  monde  branlant 
Comme  un  arbre  qu'on  brûle  à  travers  son  écorce. 


344  TOUTES    J»ES     LYRES 

Depuis  lors,  la  révolte  habite  et  vit  en  nous, 
Et  nous  chauffe  le  cœur  avec  sa  sourde  flamme  ; 
Ceux  mêmes  qui  la  maudissent  l'ont  dans  leur  âme 
Et  se  sentent  jetés  par  son  grand  geste  fou 
Hors  de  leur  sûr  repos  et  de  leurs  vieux  usages. 
Et  voici  que  s'élève  afin  de  l'attester 
Comme  une  heureuse  et  vivace  nécessité 
Jusqu'au  cri  des  savants  qui  dissèquent  les  âges, 
Si  bien  qu'elle  apparaît  dans  le  vieil  Occident 
La  flamme  qu'on  redoute  ou  le  feu  qu'on  attend 
Et  qui  retrempe  au  torrent  d'or  des  incendies 
La  boiteuse  équité  mourante  et  refroidie. 

Rente  et  travail,  lutte  et  pouvoir,  haine  et  amour; 
Détresse,  orgueil  *,  assauts,  reculs  ;  chutes,  victoires, 
Comme  vibre  notre  heure  et  frissonnent  nos  jours 

De  vos  rythmes  contradictoires  ! 
La  ville  vous  écoute  et  vit  de  vos  ardeurs. 
Des  blocs  de  ses  pavés  aux  frontons  de  ses  faîtes, 
Elle  sonne  et  tressaille,  et  ses  deuils  et  ses  fêtes, 
Et  ses  drapeaux  flottants  sont  pleins  de  vos  fureurs. 
Elle  est  si  vieille,  elle  a  tant  vu  souffrir  la  vie 
En  sa  rage  foulée  et  sa  force  asservie 
Qu'elle  distingue  et  suit  tout  geste  même  obscur 

Vers  le  futur. 
Et  qu'elle  veut  à  travers  tout,  fût-ce  contre  elle, 
Fût-ce  contre  ses  Dieux,  sa  gloire  et  son  passé, 
D'âge  en  âge,  tragiquement,  s'électriser 
D'une  âme  dangereuse,  éclatante  et  nouvelle. 
(Les  Rythmes  souverains). 


Robert  de  la  VILLEHERVÉ 


Lorsque  Robert  de  la  Viilehcrvé  publia  ses  Premières  Poésies 
en  1877,  il  reçut  de  Théodore  de  Banville  une  lettre,  qui  fut 
publiée  dans  la  République  des  Lettres  de  Catulle  Mendès,  et  où 
le  glorieux  auteur  des  Odes  Funambulesques  lui  disait  :  «  Nous 
sommes  étroitement  parents,  vous  et  moi,  par  l'admiration  des 
maîtres,  par  l'amour  du  travail  acharné  et  par  le  soin  de  la  per- 
fection. Vous  pouvez  et  vous  devez  prendre  place,  dès  à  présent, 
parmi  les  poètes  qu'on  écoute;  car  vous  avez  un  talent  achevé  et 
maître  de  lui.  » 

C'est  à  la  suite  de  ce  premier  livre  que  Robert  de  la  Villehervc 
vint  à  Paris  et  qu'il  se  lia  plus  intimement  avec  Banville,  qui 
eut  bientôt  fait  de  lui  un  fidèle  et  un  ami  de  Leconte  de  Lisle, 
de  Sully  Prudhomme,  de  François  Coppée  et  de  Mendès. 

Les  maîtres  du  Parnasse  ne  pouvaient  assurément  mieux  pla- 
cer leur  confiance.  Le  poète  de  la  Villehervé  les  continue  avec 
dignité.  Toute  sa  carrière  atteste  hautement  ce  souci  de  perfec- 
tion qu'avait  constaté  Banville  dès  la  première  heure.  Ses  vers 
sont  ciselés  par  un  orfèvre  scrupuleux  et  délicat.  La  rime  est 
toujours  riche,  le  rythme  sûr;  et,  pourtant,  il  y  a  souvent  dans  la 
cascade  verbale  plus  de  souplesse  et  d'abandon  que  chez  les  mo- 
dèles parnassiens.  C'est  en  cela  que  réside  la  personnalité  de 
Robert  de  la  Villehervé.  11  a  su  trouver  le  secret  d'une  forme 
impeccable  qui  ne  fût  point  rigide.  On  sent  qu'il  a  de  la  facilité, 
de  la  spontanéité  ;  que  la  pensée  et  les  sensations  ruissellent  en 
lui,  abondantes  et  riches,  mais  sont  aussitôt  canalisées  par  une 
volonté  méthodique,  qui  les  assouplit,  sans  les  blesser,  aux  con- 
tours harmonieux  d'un  cadre  d'art. 

Collaborateur,  depuis  1877,  de  la  République  des  LettreSy  le 
poète  faisait  représenter  en  1879,  3"  Théâtre  Cluny,  Les  Billets 
'Doux  (Tresse  et  Stock),  et,  en  1882,  publiait  chez  OllendorflF  un 
second  volume  de  vers,  La  Chanson  des  Roses.  Mécontent,  mal- 
gré l'approbation  de  Banville,  de  son  premier  ouvrage,  il  l'avait 
fait  disparaître  dans  l'intervalle,  et  n'en  avait  gardé  qu'une  série 


346  TOUTES    LES    LYRES 


de  Ballades  Galantes,  qu'il  répartit  dans  La  Chanson.  Les  deux 
recueils  suivants  :  Toute  la  Comédie  (Vanier,  1889)  et  Les  Armes 
Fleuries  (Lemerre,  1892),  achevèrent  de  le  consacrer  comme  poète. 

Entre  temps,  Ollendorff  éditait  deux  de  ses  romans,  Le  Gars 
Perrier  (1886)  et  La  'Princesse  Tâle  (1889),  qui  également 
furent  très  goûtés  des  lettrés. 

Depuis  qu'il  s'était  fixé  à  Paris,  Robert  de  la  Villehervé  passait 
ses  étés  à  la  campagne,  en  Seine-et-Marne,  oi!i  il  balançait  ses 
vers  à  la  cadence  des  sources  jaseuses  et  où  il  enflammait  ses 
épopées  de  l'ardent  soleil  des  plaines.  Il  s'était  fait  bâtir  près  de 
Fontainebleau  une  maison  champêtre,  qu'il  appelait  «  Les  Gref- 
fières  »,  et  où  il  vivait  heureux  avec  la  compagne  de  sa  vie.  Or,  c'est 
là  qu'en  1893  il  fut  victime  d'un  attentat  qui  ne  le  laissa  vivant 
que  par  miracle.  Un  domestique  qu'il  avait  dû  renvoyer,  après  avoir 
tué  la  servante,  l'attaqua  à  l'improviste  dans  les  ténèbres  et  le 
frappa  de  dix-huit  coups  de  couteau.  Le  meurtrier  ne  le  lâcha 
même  pas  lorsque  l'arme  se  fût  brisée,  laissant  dans  le  crâne 
plus  de  quatre  centimètres  de  fer.  Avec  le  tronçon  il  lui  déchirait 
encore  les  épaules  et  le  cou,  lorsque  M""  de  la  Villehervé  accou- 
rut aux  cris  du  blessé.  La  fureur  de  l'assassin  s'étant  tournée 
contre  elle,  elle  tint  bon,  fort  heureusement,  jusqu'à  ce  que  l'arri- 
vée d'une  nouvelle  personne  eût  mis  en  fuite  le  bandit. 

Les  détails  de  cette  effroyable  aventure  sont  rapportés  tout  au 
long  dans  un  petit  livre  paru  chez  Ollendorff,  Impressions  de 
l'Assassiné  (1894).  M.  de  la  Villehervé  avait  subi  avec  succès 
l'opération  du  trépan,  et  dJjà  il  se  reprenait  à  écrire  ! 

Depuis  lors,  il  s'est  retiré  au  Havre  —  c'est  là  qu'il  naquit  le 
I  5  novembre  1 849  —  et,  depuis  1 900,  il  y  fait,  au  nom  de  la  mu- 
nicipalité, en  une  série  de  conférences  très  suivies,  une  histoire 
complète  des  Lettres  Françaises.  Actuellement,  c'est  l'étude  delà 
poésie  contemporaine  qui  occupe  le  programme  de  ses  confé- 
rences, tout  émaillées  d'aperçus  nouveaux. 

En  1899,  le  poète  a  fondé  dans  sa  ville  natale  une  importante 
revue  de  décentralisation,  La  Province,  qui  est  toujours  en  pleine 
vitalité. 

D'autre  part,    il  a   fait    représenter    au    Théâtre  des    Poètes  : 


ROBERT    DE    LA    VILLEHERVÉ  347 


Lysistraté,  comédie  d'Aristophane^  en  vers  (Ollendorff,  1896);  à 
rOdéon  :  Ulle  Enchantée  (Stock,  1901);  et  au  Théâtre  de  Plein 
Air  du  Havre  :  Le  Mystère  de  Saint-Nicolas  et  des  trois  bdUs  filles 
qu'il  sauva  du^éché^  2  actes  en  vers  («  La  Province  »,  1905).  Il 
a  donné,  en  outre,  en  librairie,  une  pièce  non  jouée,  La  Comédie 
du  JugCy  3  actes  en  vers  (a  La  Province  »,    1905). 

Prochainement  doivent  paraître,  en  une  édition  définitive,  les 
Œuvres  Complètes  de  Robert  de  la  Villehervé,  qui  comprendront, 
outre  les  ouvrages  déjà  cités,  Maria-Magdalena,  poème  ; 
L'Étrenne,  un  acte;  Le  Toit  de  éMisère,  3  actes;  Le  Capitaine 
Afotitchrestien,  5  actes  ;  La  S\ïaison  des  Bois^  i  acte  ;  Celui  qui 
avait  épousé  une  femme  muette,  2  actes,  —  tous  en  vers;  Les  Epi- 
ciers, roman;  Le  Train-Fou,  nouvelles;  Le  Jour  des  Elections^ 
I  acte  en  prose,  et  La  'Princesse  Grundhill,   5  actes  en  prose. 

Tous  ces  livres,  qui  ont  la  saveur,  la  couleur  et  la  verve  des 
œuvres  vraiment  françaises,  font  de  Robert  de  la  Villehervé  un 
écrivain  dont  le  talent  appelle  l'estime  et  dont  le  labeur  im- 
pose le  respect,  même  pour  ceux  qui  professent  des  opinions  litté- 
raires plus  ou  moins  différentes  des  siennes. 


PUBERTE 

Ivfe  de  son  désir,  la  glorieuse  enfant 
Parmi  les  oreillers  en  désordre  et  les  toiles 
S'est  dressée,  et,  pensive,  écoute  !  et,  triomphant. 
S'entend  nommer  là-bas  dans  l'éther  plein  d'étoiles; 

S'entend  nommer!  et  tout  son  corps  en  a  frémi, 
Tout  son  corps  indicible  où  des  Roses  pâlies 
Des  deux  mains  de  l'amant  ruisselleront  parmi 
La  splendeur  et  l'accord  des  lignes  assouplies  ; 


348  TOUTES    LES    LYRES 


Car  l'extase  d'amour  l'emporte  ;  et  c'est  en  vain, 
Sommeil,  ô  sommeil  noir!  que  tu  planais  sur  elle  ; 
Son  cœur  ne  dormait  pas,  et  le  baiser  divin 
S'est  posé  sur  sa  lèvre  exquise  et  la  querelle. 

Mais,  ignorante  encore,  et  combien  !  les  palais, 
De  rubis,  assaillis  de  fleurs  étincelantes, 
Et  les  jardins  ôclos  sur  les  monts  violets 
Ne  l'avaient  pas  troublée  en  des  fêtes  galantes. 

Et,  grave  en  son  repos,  et  les  sens  engourdis, 
Elle  était  une  vierge  aux  voluptés  rebelle. 
Qu'est-ce  donc  qui  l'entraîne  aux  lointains  paradis, 
Et  d'où  vient  sa  fierté  d'être  nue,  étant  belle? 

C'est  le  premier  éveil.   Elle  est  femme.  Des  voix 

Délicieusement  parlent  à  son  oreille, 

Et  toutes  à  l'envi  l'appellent  à  la  fois 

Sous  l'ombre  du  portique  et  l'ombre  de  la  treille. 

Et  tandis  qu'une  blonde  aurore  en  ses  chemins 
S'allume  et  la  caresse  et  la  baigne  et  l'arrose. 
Les  lions  aux  yeux  d'or  se  courbent  sous  ses  mains, 
Et  son  sourire  est  fait  d'une  lumière  rose  ! 

Les  amoureux  alors  sont  venus  à  travers 

Les  herbes  d'émeraude  et  les  branches  fleuries. 

—  Suis-nous  !  lui  disent-ils,  et  sous  les  pampres  verts 

Ils  l'égarent,  joyeux,  dans  les  claires  féeries. 


ROBERT    DE    LA    VILLEHERVÉ  349 

O  triomphe!  moment  trop  longtemps  attendu  ! 
Plus  de  timidités  et  plus  de  craintes  vaines  ! 
Le  rossignol  au   ciel  jette  un  hymne  éperdu. 
Et  c'est  la  Vie.  Un  sang  nouveau  gonfle  ses  veines. 

Tout  frissonne  et  palpite  en  elle.  Éros  est  roi! 
Elle  comprend,  elle  est  domptée,  elle  est  éprise, 
Et  rit,  et  s'abandonne,  et  livre  sans  effroi 
Sa  chair  au  jour  et  sa  chevelure  à  la  brise. 

Même,  pour  que  le  vent  courant  par  les  sentiers 
Baise  ses  seins  aigus  que  leur  blancheur  décore. 
Pour  que  la   ronce  molle  et  les  frais  églantiers 
Les  mordent  au  passage  et  les  mordent  encore, 

Que  par  l'eau  des  torrents  d'azur  ils  soient  lavés 
Et  par  les  houx   sanglants  frôlés  dans  la  clairière, 
Elle  garde  ses  bras  de  neige  relevés 
Au-dessus  de  son  front  souverain   d'empérière. 

Viens  donc,  toi  qui  joueras  avec  ses  beaux  cheveux 
Et  qui,  brûlé  d'amour,  pleures  l'heure  présente. 
Demain  luira.  Demain  chanteront  vos  aveux, 
Et  tu  l'emporteras,  confuse  et  rougissante. 

Mais  prends  bien  garde  !  Elle  est  Déesse  ;  elle  a  connu 
Cette  nuit  le  Dieu  môme,   et  ce  qui  l'extasié, 
C'est  qu'elle  sent   encor  sur  les   reins   son  bras  nu, 
Et  c'est  l'orgueil  aussi  d'avoir  été  choisie. 

30 


350  TOUTES    LES    LYRES 


Prends  garde!  Les  bonheurs  humains  ne  sont  pas  longs. 
Puis,  si  le  corps  frémit,  l'âme  est-elle  éveillée  ? 
—  Je  regarde  la   fleur  qui  meurt  sur  ses  talons 
Et  qu'elle  n'a  pas   même  hier  soir  effeuillée. 


LE  FLORENTIN  A  L'ÉPÉE 

Maigre  comme  un  ardent  coureur  de  grands  chemins, 
Mâle  par  les  soleils  qui  font,  lors  des  batailles, 
Fumer  le  sang  aux  bords  déchirés  des  entailles 
Qu'en  sa  furie  ouvrit  son  épée  à  deux  mains, 

Le  Florentin  repose  en  sa  force.  Son  âme 

A  passé  tout  entière  au  regard  de  ses  yeux 

Immobiles,  qu'emplit  un  rêve  audacieux 

De  combats  meurtriers  et  de  moissons  en  flamme  ! 

Il  n'a  d'autre  désir  ni  d'autre  espoir  au  cœur. 
Serviteur  des  courroux  ou  jaloux  des  estimes. 
Que  d'abattre  à  ses  pieds  de  livides  victimes 
Sans  même  souhaiter  l'orgueil  d'être  vainqueur. 

Triompher,  c'est  un  mot  ;  les  fleurs  sont  éphémères. 
Sa  joie  est  d'entasser  des  mourants  sur  des  morts. 
Gardez  vos  fleurs  pour  ceux  qu'étreignent  les  Remords 
Et  qui,  frappant  les  fils,  songent  qu'ils  ont  des  mères. 


ROBERT    DE    LA    VILLEHERVÉ  35  I 


Lui  n'a  pas  de  ces  vains  soucis  !  Calme  et  hautain, 
Il  va  dans  la  niclée  et  se  rue  aux  tueries 
Sans  hauberts  imbriqués,  sans  cuirasses  fleuries, 
Car  il  sait  ce  qu'il  vaut,  le  brave  Florentin  ! 

Qu'il  n'est  pas  de  ceux-là  que  le  nombre  épouvante, 
Fût-il  seul  contre  dix,  contre  vingt,  contre  cent  ; 
Que  rien  ne  brisera  son  glaive  éblouissant 
Et  que  la  Mort,  toujours  fidèle,  est  sa  servante. 

Aussi  regardez-le,  vêtu  de  noir,  front  nu, 
Les  mains  sur  le  pommeau  de  l'arme  inéluctable, 
Comme  l'Olympien  Ares  trés-redoutable, 
Beau,  réellement  beau,  le  tueur  ingénu. 

Et  quand  vous  l'aurez  vu,  pâle  de  l'espérance 
Que  bientôt  les  combats  anciens  continueront. 
Essayez  d'oublier  le  front  cruel,  le  front 
Magnétioue  du  fier  ^Meurtrier  de  Florence. 

l'aiies  pour  le  chasser  des  efforts, surhumains 
Et  fv^yez,  vers  le  ciel  où  les  blancs  Dioscures 
Rêvent,  l'obsession  des  batailles  obscures 
Que  domine  le  vol  de  l'épée  à  deux  mains. 

Avec  ses  yeux  d'acier  luisant  comme  une  lame. 
Avec  sa  lèvre  mince  où  se  tord  durement 
Sa  moustache,  sa  lèvre  au  pli  rude  et  dormant 
Et  qui  ne  rit  jamais  qu'à  l'heure  où  la  Mort  clame, 


352  TOUTES    LES    LYRES 


Comme  un  spectre  entrevu  la  nuit  dans  la  vapeur, 
Vous  ne  l'oublierez  plus,  et  dans  votre  mémoire 
Il  restera  debout  en  son  pourpoint  de  moire, 
Si  grand  que  l'on  admire  et  si  froid  qu'on  a  peur. 


EMAIL 

Comme  sur  les  affreux  rochers  épouvantés 
Où  d'un  geste  il  avait  déchaîné  les  tueries, 
Le  roi  vainqueur  errait,  paré  d'orfèvreries, 
Il  frémit,  et  pleura  devant  ses  cruautés, 

Car  secouant  en  vain  les  remords  irrités 

En  son  âme  à  jamais  close  aux  douces  féeries, 

Il  cherchait  le  repos  sous  les  branches  fleuries 

Et  ne  vit  que  des  morts  sanglants  dans  les  clartés. 

Des  femmes,  cependant,  trois  jeunes  chasseresses 
Dont  la  brise  amoureuse  échevèle  les  tresses 
Blondes,  et  que  toujours  suit  l'éternel  désir, 

Autour  de  lui  dansaient,  divinement  drapées 
D'écarlate,  et  riaient,  et  souillaient  par  plaisir 
Leurs  sandales  d'or  fin  à  des  têtes  coupées 


ROBERT    DE    LA    VILLEHERVÉ  353 


POUR    UN    QUI    CHANTA 

Le  Rythmeur  de  tensons,  d'odes  et  de  sirventes, 
Plume  au  bonnet,  guitare  au  poing,  dans  le  printemps 
Allait,  insoucieux,  par  les  prés  éclatants 
Et  par  le  bois  enfin  délivré  d'épouvantes. 

Et  les  Rimes,  pour  lui,  telles  que  des  servantes, 
Grisaient  d'espoirs  couleur  de  rose  ses  vingt  ans, 
Et  sans  qu'il  l'appelât,  pour  lui,  prés  des  étangs, 
La  fée  était  visible  entre  les  fleurs  vivantes. 

Or,  une  femme,  un  jour,  parut  sur  son  chemin. 

Elle  était  belle  à  voir,  et  fière,  et  de  sa  main 

Lui  prit  le  cœur,  disant  :  —  Telle  est  ma  fantaisie. 

Le  mal  qu'il  en  souffrit  ne  se  put  apaiser. 
Mais  il  sut  qu'il  était  l'âme  en  ce  but  choisie, 
Et  vécut  pour  chanter  la  Gloire  du  Baiser. 


30. 


Tancrède  de  VISAN 


Né  en  1878,  à  Lyon,  M.  Tancrède  de  Visan  vint  à  Paris  en 
1899,  pour  préparer  l'école  normale  supérieure.  Il  fit  sa  rhétori- 
que supérieure  à  Stanislas,  et,  en  1901,  fut  reçu  licencié- 
es-Lettres. En  1903,  il  entrait,  comme  secrétaire  de  rédaction,  à 
la  Revue  de  Philosophie,  et,  l'année  suivante,  publiait  son  pre- 
mier livre  de  vers:  Paysas;es  Introspecti/s  (in  8°,  Jouve,  1904). 

Cet  ouvrage  est  précédé  d'un  long  essai  sur  le  Symbolisme, 
où,  à  la  lumiè'e  de  la  philosophie  de  M.  Bergson,  M.  de  Visan 
s'efforce  de  donner  un  fondement  objectif  aux  aspirations  lyri- 
ques de  la  génération  de  1885.  On  peut  dire  que  de  cet  essai 
date  l'orientation  de  la  pensée  de  l'auteur,  en  ce  qui  concerne 
ses  travaux  sur  la  sensibilité  contemporaine  et  la  beauté  moderne. 
M.  de  Visan  a  poursuivi,  en  effet,  à  travers  d'innombrables 
études  éparses  dans  quantité  de  revues,  l'histoire  des  idées  à  la 
fin  du  XIX'  siècle.  Et  il  a  pris  le  lyrisme  comme  centre  des  mani- 
festations diverses  de  cette  mentalité,  qui  n'est,  à  son  avis,  ni  le 
classicisme,  ni  le  romantisme. 

De  cette  longue  suite  de  méditations  est  déjà  sorti  un  ouvrage 
qui  vient  d'être  très  remarqué:  U Attitude  du  Lyrisme  contempo- 
rain (in-i6,  Mercure  de  France.  19  1  t),  où  se  trouve  analysée  la 
courbe,  si  je  puis  dire,  de  la  sensibilité  française  en  ces  dernières 
années. 

JM.  de  Visan  se  prépare  à  nous  donner  toute  une  série  de  tra- 
vaux du  même  ordre.  Entre  temps,  il  a  publié  un  roman,  Lettres 
à  l'Elue,  avec  préface  par  Maurice  Barrés  et  frontispice  par  Mau- 
rice Denis  (in- 18,  Messein,  1908),  sorte  d'autobiographie  et  de 
paysages  d'âme,  à  travers  un  délicat  et  pur  amour.  Notons  aussi 
des  études  critiques,  comme  Paul  Bourget  sociologue  (Nouvelle 
Librairie  Nationale,  broch.  in- 16,  1908),  des  fantaisies  du  genre 
de  Colette  et  Bérénice  (in- 12,  «  L'Occident  »,  190g),  oîi  l'auteur 
fait  disserter  deux  célèbres  héroïnes  de  Barrés,  etc. 

Enfin,  voici  un  nouveau  livre  de  vers,  Le  Clair  Matin  sourit,  où 
le  poète  chante  la  joie  de  vivre,  s'exalte  au  spectacle  varié  des 
choses,  accueille  avec  transport  la  fraîcheur  des  jours  et  la 
tendre  émotion  des  nuits. 


■■■■  ^-  ^        1 

TANCREDE    DE   VISAN 

j 

f 


TANCRÈDE    DE    VISAN  35$ 


D'autre  part,  pour  se  délasser  des  œuvres  d'ima£?ination, 
M.  de  Visan  s'amuse  à  rechercher  dans  «  les  vieux  papiers  »  de 
curieux  sujets  d'études.  De  ces  travaux  d'érudit  sont  sortis  un 
livre  sur  le  Guignol  Lyonnais^  avec  préface  de  Jules  Claretie 
(in-8«,  illustré,  Bloud,  1910)  et  une  très  intéressante  «  Introduc- 
tion »  aux  Elégies  et  Sonnets  de  Louise  Labbé,  dite  «  la  Belle 
Cordière  »,  (in- 18  raisin.  Sansot,  19 to). 

M.  Tancrède  de  Visan  pourra  paraître  à  d'aucuns  aufsi  éloi- 
gné que  possible  de  ma  propre  conception  poétique.  Je  l'ai  cru 
moi-même  jusqu'au  jour  où  mes  yeux  s'arrêtèrent  sur  cette 
phrase  de  son  Essai  sur  le  Syvibolisnie  :  «  L'essentiel  est  que 
nous  plongions  nos  racines  dans  la  nature,  pour  nous  élancer 
droit  vers  l'Absolu  ».  J'ai  lu  alors  plus  avant,  et  je  me  suis  bien- 
tôt rendu  compte  que  «  la  fièvre  de  l'intuition  inconsciente  »  lui 
paraît,  à  lui  aussi,  prédominer,  chez  l'artiste,  sur  la  raison. 
C'est  exactement  ce  que  j'ai  perdu  des  années  de  ma  vie  à  clamer 
dans  le  désert,  et  j'avoue  que  je  ne  comprends  plus  pourquoi, 
M.  Tancrède  de  Visan  et  moi,  nous  sommes  autrefois  attardés  à 
îi  une  polémique  sur  ce  sujot.  . 

Serions-nous  d'ailleurs,  théoriquement,  d'irréconciliables 
adversaires,  que  ce  ne  serait  nullement  une  raison  pour  que  je 
n'apprécie  point  à  leur  juste  valeur  les  «  paysages  introspectifs  » 
du  poète.  Certes,  je  crois  que  la  philosophie  scolastique  —  je 
veux  dire  telle  qu'on  l'enseigne  dans  les  écoles  —  est  une  philo- 
sophie myope,  la  mode  d'un  temps  simplement,  et  que,  seule, 
l'intuitive  vérité  d'un  Orphée,  d'un  Pythagore  ou  d'un  Platon, 
pourrait  encore  s'approcher  un  peu  de  l'absolu.  Mais  je  crois 
aussi  qu'en  critique  il  faut  savoir  objectiver  sa  conscience.  C'est 
précisément  parce  que  j'ai  foi  en  la  a  connaissance  directe  »  que 
je  demande  au  critique  la  faculté  de  sentir  par  quelles  émotions 
un  auteur  a  été  agité  en  créant  son  oeuvre.  Evidemment,  si  l'écri- 
vain n'est  qu'un  amuseur  dépourvu  de  sensibilité,  le  critique  le 
mieux  doué  ne  pourra  rien  ressentir,  et  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il 
conviendra  d'en  faire  un  reproche. 

Or,  en  M.  Tancrède  de  Visan,  j'ai  cru  discerner  en  quelque 
sorte    Mne  âme  inquiète  de   poète    primitif   s'exprimant  par  la 


356  TOUTES    LES    LYRES 


parole  un  peu  méthodique  d'un  homme  de  science.  De  là,  sou- 
vent, deux  qualités  précieuses,  chez  l'auteur  des  Paysages  Intros- 
fectifs  et  du  Clair  Matin  sourit:  de  la  sincérité,  de  l'inspiration, 
—  et  une  forme  châtiée.  Dirai-je,  néanmoins,  que  le  développement 
cérébral  de  l'auteur  et  surtout  son  esprit  de  logique  l'empêchent 
parfois  d'incarner  avec  une  parfaite  justesse  ses  émotions  ?  Que 
le  conscient  nuit  chez  lui  au  subconscient,  qu'il  lui  conseille  des 
mots  qui  ne  sont  pas  toujours  la  résurrection  verbale  de  ses 
états  d'âme?  J'aurais  mauvaise  grâce  à  insister  là-dessus,  puis- 
que M.  de  Visan  a  pris  le  soin  de  nous  en  avertir  lui-même.  Et, 
au  contraire,  ce  que  je  tiens  à  dire  —  et  qui  est  vraiment  admi- 
rable —  c'est  que  l'homme  de  science  n'est  point  parvenu  à 
étouffer  en  lui  le  poète. 

«  Ni  la  fréquentation  de  l'université,  dit-il  dans  sa  0  Confes- 
sion d'un  Intellectuel  »,  ni  la  familiarité  des  systèmes  métaphy- 
siques ne  parviennent  à  satisfaire  un  esprit  d'abord  avide  de  foi... 
Son  âme  se  raréfie  sous  une  pression  de  logique  pure,  alors 
que  des  trésors  de  sensibilité  demeurent  sans  emploi,  mais  non 
sans  protestation...  Au  milieu  des  sécurités  de  sa  terre  et  des 
affirmations  environnantes,  Henry  s'étonne  avec  joie  d'aimer 
encore  l'humilité  et  la  vie  journalière.  Voici  que  son  esprit, 
autrefois  riche  d'images,  après  avoir  traversé  un  désert  de  glaces, 
se   repeuple   d'intuitions   simples    et  de  poétiques   surprises...  » 

De  telles  crises  d'âme  ne  sont  que  le  lot  des  natures  les  plus 
intimement  poétiques,  et,  après  les  avoir  constatées  chez  un 
auteur,  il  est  vraiment  inutile  d'épiloguér  davantage  sur 
l'authenticité  des  sentiments  qu'il  exprime. 

Annonçons,  en  terminant,  que  M.  Tancrcde  de  Visan  fera 
paraître  prochainement  Les  Portes  du  Soleil,  voyage  en  Orient, 
Essai  sur  Gobine.xu  et  En  regardant  passer  IfS  vaches. 

Il  collabore  ou  a  collaboré  au  Correspondant,  à  la  Tievue 
Hebdomadaire^  à  la  Revue  Bleue,  à  la  Nouvelle  Revue  Française,  à 
Vers  et  Prose,  dont  il  est  Secrétaire  de  Rédaction,  au  Mercure  de 
France,  à  L'Occident,  aux  Entretiens  Idéalistes,  à  la  Revue  des 
Lettres  et  des  Arts,  à  Akademos,  au  Feu,  à  L'Art  libre,  aux 
^arches  de  l'Est,  etc.  etc. 


TANCRÈDE    DE    VISAN  357 


LES    QUATRE    ELEMENTS 

Dis  à  l'air  embaumé,  qui  souffle  sur  ta  vie 
La  candeur  des  glaciers  et  l'haleine  de  Dieu, 
De  chasser  de  ton  ciel  les  nuages  de  lie, 
Et  d'aviver,  au  vent  du  soir  qui  purifie, 
L'étoile  de  ton  cœur  dans  les  firmaments  bleus. 

Dis  à  l'eau,  bienveillante  aux  tâches  journalières, 
De  laver  ton  esprit  et  d'assainir  son  cours. 
Le  ruisseau  sous  la  haie  où  dort  de  la  lumière, 
Sois-le  ;  sois  la  fraîcheur  que  versent  les   aiguières  ; 
Sois  le  jet  d'eau  qui  chante  au  jardin  de  tes  jours. 

Dis  au  feu  qui  roussit  les  meules  dans  les  plaines 
De  brûler  le  pommier  aux  fruits  peccamineux; 
Qu'il  arde  les  roseaux  des  lagunes  humaines, 
Qu'il  incendie,  en  préservant  les  bonnes  graines, 
La  fausse  ivraie,  et  que  ton  âme  soit  ce  feu. 

Dis  à  la  terre  aimée,  à  la  terre  docile, 

Aux  rires  du  printemps  comme  aux  pleurs  de  l'hiver, 

De  te  laisser  goûter  à  son  âme  d'argile  : 

Crée  en  toi  la  Nature,  et  que  ton  pouls  fébrile 

Saigne  un  cœur  innombrable  épars  en  l'Univers. 

(Paysages  Introtpecii/s.) 


3  58  TOUTES    LES    LYRES 


L'IDEAL 

Le  mendiant  transi  et  sourd, 
Le  mendiant  de  mon  amour, 
Avec  du  vent  dans  sa  besace^, 
S'est  béquille  jusqu'à  la  place, 
Jusqu'à  la  place  du  faubourg. 

Sa  tête  est  blanche,  sa  jambe  morte, 
Il  frappe  à  la  première  porte, 
A  cette  porte  d'un  chrétien, 
Deux  petits  coups  qu'on  connaît  bien  ; 
Puis  il  attend  que  l'huis  s'entrouvre, 
Après  un  long  bruit  de  verrou. 
Et  qu'une  main  d'enfant  recouvre 
D'un  papier  blanc  le  petit  sou. 

jMais  un  geste  brutal  a  claqué  le  volet  ; 

A  travers  l'ombre  funéraire 

Un  doigt  s'agite,  un  doigt  mauvais, 

Chargé  de  peur  et  de  colère  : 

Il  déchire  la  nuit  et  montre  l'horizon, 

Le  grand  chemin  bleui  de  lune 

Au  bord  des  champs  dans  l'infortune, 

Et  tout  là-bas  la  trahison 

Des  montagnes  hospitalières, 

—  Semble-t-il,  —  drapées  dans  leurs  burnous 

Immaculés  d'argent  et  doux 

Comme  des  nappes  de  lumière. 


TANCRÈDE    DE    VISAN  B^iQ 

Puis  le  silence  est  retombé  sur  le  faubourg, 
Et  le  soir  dilatô  pèse  plus  lourd. 

Le  mendiant  transi  et  sourd, 

Le  mendiant  de  mon  amour, 

Avec  du  vent  dans  sa  besace, 

S'est  incliné  bien  humblement, 

Sous  le  signe  de  la  menace  : 

Comprenant  sans  entendre  vraiment. 

Rien  qu'avec  sa  pauvre  âme  de  pauvre, 

Que  son  domaine  est  Tctendue  ; 

L'immensité  d'un  seul  élan  tendue 

Sur  la  courbe  flexible  des  vallons  alignés  ; 

Le  fol  espace  sans  cesse  en  fuite. 

Vers  l'impossible  abri  et  le  havre  hypocrite 

Des  horizons  toujours  et  toujours  éloignés. 

Hardi  !  parmi  l'azur,  pauvre  âme  vagabonde  ; 
Ton  royaume  n'est  pas  de  ce  monde. 

Le  mendiant  de  mon  amour, 

Le  vieil  enfant  de  mes  beaux  jours, 

A  relevé  sa  tête  blanche. 

Pris  son  bâton  de  cornouiller, 

Et,  la  besace  sur  la  hanche. 

Gonflée  de  rêves  familiers, 

A  regardé,  vers  les  collines 

Illusoires  et  les  mirages  du  couchant. 

Le  seuil  de  gloire  et  d'aubépines, 

Qu'il  ne  peut  voir  mais  qu'il  pressent. 


300  TOUTES    LES    LYRES 

Il  sait  que  par  delà  les  crêtes  pâles, 

Où  meurent  tout  l'effort,  tout  le  désir  des  mâles, 

S'étend  plus  de  rubis  et  plus  de  bleu 

Que  n'en  peuvent  enfermer  ses  yeux. 

Son  cœur  obscurément  devine 

Le  portique  de  marbre  et  l'éternel  palais 

Baignés  par  une  mer  divine, 

Vers  quoi  ses  pas  l'entraînent  à  jamais. 

Déjà  l'espoir  a  mis  du  soleil  en  ses  loques. 
Là-bas  surgit  la  fleur  d'un  idéal  printemps, 
Au  feu  intérieur  que  son  esprit  évoque  : 

Jardin  unique  du  repos,  verger  constant 

Au  bout  de  l'arc  en-ciel   de  nos  rêves    sans  arche, 

...  Et  depuis  des  jours  et  des  jours,  il  marche. 


LES  CINQ  SENS  ET  L'AME 

Je  brûlerai  tes  yeux  au  feu  de  mes  désirs. 
Et  les  purifierai  des  visions  passées, 
Pour  que  sur  chaque  objet  où  tu  t'es  caressée. 
Comme  un  halo  d'argent,  tu  regardes  surgir 
La  diffuse  clarté  de  mes  bonnes  pensées. 

J'humecterai  ta  lèvre  au  vin  de  mes  transports, 
Mêlé  dans  ce  cratère  au  miel  de  ma  jeunesse, 


TANCRÈDK    DE    VISAN  361 

Afin  qu'au  seuil  de  l'ombre  où  tu  vis  j'apparaisse 
En  toi-même,  et  qu'ainsi  qu'un  enivrant  remords, 
Dans  tes  veines  éternellement  je  renaisse. 

Je  fleurirai  comme  une  gerbe  entre  tes  bras, 
Exhalant  la  blancheur  de  mon  avril  mystique, 
Autour  de  ton  visage  en  des  parfums  rustiques. 
Et  dans  tes  rêves  d'or  tu  me  respireras, 
A  travers  le  flot  noir  de  tes  tresses  pudiques. 

Tes  mains,  je  les  prendrai  doucement  dans  mes  mains. 

Attirant  ton  amour  au  fond  de  ma  souffrance, 

Pour  que  nos  gros  chagrins  d'autrefois  se  fiancent. 

Pour  que  nos  corps  unis  dans  le  soir  incertain 

Ne  soient  qu'une  seule  ombre  et  la  même  présence. 

Afin  que  ton  oreille  entende  mon  appel 

Et  que  mon  nom  bourdonne  au  bord  de  ta  mémoire, 

Silencieusement,  loin  des  bruits,  j'irai  boire 

A  la  source  magique  ou  Pétrarque  immortel 

Filtrait  entre  ses  doigts  les  perles  de  la  gloire. 

Très  haut  j'élèverai  ton  âme  sur  mes  jours. 
Afin  que  sa  beauté  fasse  de  la  lumière 
Au  bout  de  l'avenue  humaine  et  coutumiére. 
Qu'à  la  suite  de  ceux  en  allés  je  parcours. 

Oh  !  me  tisser  un  suaire  dans  ta  lumière. 


362  TOUTES    LES    LYRES 


MES  VOIX 

Voix  des  jours,  voix  des  heures, 
Voix  qui  m'effleurent 
D'un  blanc  matin  à  mon  éveil, 
Voix  qui  distillent  de  la  lumière 
En  leurs  oraisons  familières, 
Et  qui  répandent  du  soleil 
Sur  mon  âme  et  ma  demeure. 
Voix  des  jours,  voix  des  heures. 

Voix  des  soirs  dialogues  et  qui  peuplent  mes  nuits, 

Chapelets  de  soupirs  qui  s'égrènent 

Au  long  des  charmilles  de  buis, 

Au   bord  des  claires  fontaines  ; 

Voix  d'ombre,  voix  du  temps 

Qui  doucement  tombez  sereines 

Sur  la  chaumière  de  mes  peines, 

Qui  lentement  passez,  et  que  j'entends. 

Voix  des  cœurs  en  allés,  voix  des  âmes  qui  planent, 

Libres  de  la  dépouille  des  anciens  corps, 

Prodiguant  la  caresse  des  mânes 

Et  les  conseils  divins  des  morts  ; 

Voix  qui  s'incrustent  dans  l'espace. 

Chaudes  des  vivants  parfums  d'autrefois, 

Pour  qu'on  les  boive  un  peu  lorsque  nos  lèvres  passent, 


TANCRÈDB    DE    VISAN  363 


Toutes  ces  voix 

M'imprègnent  de  leur  sens  fatidique  : 

Ce  qu'on  ne  peut  comprendre  seul, 
Une  larme  d'enfant,  un  sourire  d'aïeul, 
Ces  voix  l'expliquent. 

Dans  le  silence  des  passions  exilé, 

Jusqu'aux  confins  du  moi  je  me  recule, 

Et  le  mot  de  passe  inarticulé 

Qui  doit  m'ouvrir  la  porte  d'or,  elles  l'articulent. 

A  parler  mes  pensers  elles  sont  là  toujours, 
Et  malgré  les  vains  bruits  acharnés  à  ma  piste, 
Parmi  les  pas  du  monde  comme  en  mes  premiers  jours, 
Ces  voix  persistent. 

Ah  !  mes  fidèles  amantes,  les  voix  ! 
Elles  surgissent  autour  de  ma  face, 
Et,  graves  et  tendres,  selon  ma  foi. 
Mieux  que  des  bras  elles  m'enlacent. 

(Le  Clair  Matin  sourit) 


TABLE 


La  Littérature  et  l'Epoque i 

Michel  Abadie 33 

Guillaume  Apollinaire  40 

José  de  Bérys 45 

Saint-Georges  de  Bouhélier 49 

Léon  Deubel 52 

Edouard  Deverin 57 

Léon   Dierx 63 

Fernand  Divoire 69 

Francis  Eon 75 

H.-L.   Fankhauser 80 

Albert  Fleury 86 

FlorianParmentier 96 

Paul  Fort lao 

Roger  Frêne 1 30 

René  Ghil 135 

A. -M.  Gossez 1 38 

Fernand  Gregh 147 

Henry-Marx 151 

Francis  Jammes 158 

Gustave  Kahn 169 

Louis  Le  Cardonnel 177 

Sébastien-Charles  Leconte 185 

Abel  Léger 199 

Maurice  Maeterlinck 203 

Louis  Mandin 214 

Camille  Mauclair 219 

Alexandre  Mercereau 230 

Victor-Emile  Michelet 240 

Jacques  Nayral 246 

Pierre  Rodet 258 

Jean  Royère 266 

Han  Ryner 269 


366  TOUTES    LES    LYRES 


Albert  Saint-Paul 280 

Cécile  Sauvage iî86 

Edouard  Schuré 295 

Daniel  Thaly 306 

Hélène  Vacaresco 313 

J.-J.  Van  Dooren 323 

Emile  Verhaeren 330 

Robert  de  la  Villehervé 345 

Tancrède  de  Visan 354 


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)-,Es  Heures  Fkkventes.  poème 

2-332  4    . 


xjmi    X  o   1^^ 


PQ  Parmentier,   Florian 
ii42  Toutes  les  lyres  ^-antho- 

P36  logie  critique  des  poètes 

t.i  contemporains 3 


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